Complément aux "Gommes", d'Alain-Robbe Grillet

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Complément aux « Gommes », d’Alain Robbe-Grillet

Un homme apparaît dans le chambranle. Il est grand, sombre, il est trempé et tient un chapeau à la main.
Il porte une serviette dans l’autre : c’est sûrement un homme d’affaires. Il avance à pas feutrés de ses chaussures luisantes et prend place sur l’une des douze chaises. Il ne regarde pas le patron ; il est ailleurs. Étrangement, il ne commande rien : ni le cognac, ni le whisky, ni le gin, ni même le café ne lui inspirent confiance. Il pense. Le patron, nettoyant un verre à vin au comptoir lui fait signe, l’homme l’ignore. Les yeux de l’étranger survolent  la pièce, mais il ne voit pas : il réfléchit.
Ses doigts se mettent à pianoter sur la table d’un rythme convulsif. Le patron le regarde irrité, et se retient de l’injurier ; « sacrée tempête, hein ? » lance-t-il d’une voix enjouée ; « ce n’est que de l’eau » répond l’homme, désabusé. L’homme derrière le bar baisse la tête, un peu vexé. Il veut se rattraper avec un « bah, le soleil nous reviendra ! ».
L’homme étrange acquiesce d’un air contrit, puis se remet à tapoter le meuble boisé. Le silence est tel que l’on pourrait entendre une mouche voler, voire se poser sur un endroit quelconque de la pièce. Le silence. Quelle notion abstraite. Il est là, dans ce lieu, et pourtant ne l’est jamais dans notre tête, dans notre esprit. Voilà exactement ce qui se passe pour cet homme à l’imperméable trempé, et au chapeau –toujours- en main : il y a trop de bruit dans sa tête et dans son esprit. C’est insoutenable, il est là, maintenant, mais il était aussi là la veille, l’avant-veille, cinq ans auparavant, dix ans auparavant et même encore avant. C’est sidérant. Comment peut-il tenir avec ce sempiternel vacarme qui assourdit son âme ?
Il fait mine de l’ignorer, de ne pas l’entendre même, de le chasser, mais en vain.
Tout dans sa triste vie a été vain : sa joie, sa peur, son angoisse. Même son bonheur. Car toute chose, bonne ou mauvaise, connaît une fin.
Le Bien et le Mal. Quelles notions ambiguës. L’Amour est bon, mais il fait pourtant mal ; la vengeance c’est mal, mais comme cela fait du bien !
L’homme au bar nettoyant ses verres minables, dans son café minable n’y pense même pas, lui, il est satisfait de ce qu’il a. Ou du moins habitué.
L’homme assis à sa table, libérant sa frustration sur un bout de bois, n’est pas satisfait de sa vie : il la déplore. Pas de ce genre de regrets qu’on appelle « remords », ceux qui punissent la lâcheté de ne pas avoir osé faire ce qui nous passionnait vraiment, non, les regrets d’avoir essayé, et d’avoir échoué. C’est de cela qu’il s’agit : de l’échec. Car la Vie n’est qu’un échec permanent ; la Mort en revanche est une victoire : l’on a accomplit, la fin de soi, une fin en soi même. Mais comment réussir le début ? Le milieu ? Les péripéties ? Cet Homme est déjà un homme, et n’est pourtant pas parvenu à trouver la réponse. Mais peu importe, car il ne la veut pas : une réponse c’est bien trop équivoque, puis c’est presque toujours décevant.
Ainsi, il se retrouve là, à mille lieues de chez lui, dans un bar crasseux, avec un patron aigri et qui fait mine de pas l’être. On se voile tous la face.
L’horloge aussi fait du bruit : tic, tac, tic, tac.
Et parfois même : tic, tic. C’est insupportable.
Pas ce son, non, mais ce rappel incessant que l’heure tourne, que le temps passe, et que la fin approche. Et la fin approche en effet, le compte-gouttes est activé. Par qui ? Nul ne le sait. Un être bien sournois à l’évidence.
Tic, tac. Tic, tic même.
« Quel sale temps tout de même ! » reprend l’homme habitué à sa vie monotone.
Leurs regards se croisent : un sourire poli venant de la pénombre en nourrit un venant de la lumière. La lumière. Il paraît qu’on la voit quand tout est fini. Que c’est même comme cela qu’on sait. Comme c’est étrange. Si c’était vrai, l’homme sombre serait heureux le matin, en voyant le soleil éclairer ses rideaux.
Il repense aux regrets, il ne devrait pas.
Une goutte coule le long de sa joue ; serait-ce une larme ? Ou seulement l’enfantement d’un nuage ? Nul ne le sait. Il a froid. Il est seul. Très seul. Trop seul. Il ferme les yeux et se remet à penser. Il n’y arrive plus.
C’est fini alors ? Plus de pensées morbides sur les erreurs vagues –mais ancrées- du passé ? Tant mieux. Il met sa main dans sa poche, en sort un objet aussi luisant que ses chaussures. C’est beau. Il appuie. Le patron crie, le secoue, prend peur et s’enfuit. Le temps s’arrête. Enfin.

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