Conscience et mémoire

leeman

J'éprouve parfois une certaine distanciation entre moi-même et les choses que j'ai vécues. En réalité, je les perçois comme des événements de mon être, donc je les perçois du dehors ; car il faudrait que je les perçoive directement comme étant en moi, non pas seulement comme des événements, mais comme partie intégrante de mon être, si je voulus les considérer comme me constituant en une certaine mesure. Pourtant, je sais que je les ai proprement vécues. Ces événements sont moi et sont en moi comme partie de ma conscience actuelle. Ils le sont, mais je ne les reconnais pas comme tels en y repensant. J'ai le sentiment de n'avoir été qu'un spectateur. Mais il s'agit bien de mes émotions, de mon ressenti, de mon expérience : de ce qui m'est propre, je ne perçois que de l'altérité. N'est-ce donc pas un paradoxe si apparent que sa cause nous échappe ? Il faudra être tout à fait honnête,  je ne saurais avouer laquelle de l'ignorance ou de la folie me guide en de tels instants. Je me vois comme étranger tout en sachant que j'ai pu faire l'expérience de toutes ces choses. Le plus intriguant étant que cette sensation n'est présente que dans l'étape de la réminiscence des choses. Dans ce que je vis d'elles, je m'éprouve comme les vivant, car j'ai conscience de ce qui m'advient, autant des affections que subit mon corps que des affects que subit mon esprit. Et si j'énonce une formule qui saurait exprimer les lois de De Morgan, j'aurais en même temps conscience que ma personne énonce ces lois. Cette présence à soi m'est naturelle dans le présent, mais elle ne l'est pas dès lors qu'il me faut repenser mon passé. Cette présence devient absence, et, compte tenu de l'altérité que j'éprouve, il n'y a plus rien de moi que je perçois comme m'étant familier : tout m'est étranger, ou c'est plutôt que je suis l'étranger de mon tout. Comme un spectateur voué à contempler les choses d'un temps t, à un temps t', plus rien ne m'est familier, sinon que cette conscience d'être à moi-même lorsque j'éprouve les choses qui me sont données dans l'expérience. De cette courte réflexion m'est venue telle interrogation : est-ce dans l'expérience présente que je fais moi-même du monde que je suis concrètement "moi", ou n'est-ce pas plutôt dans cette conscience extérieure et ultérieure d'un "moi" passé que je conçois sujet de/à maintes altérations que je le suis ? Je pourrais très bien être moi entre ce présent de l'expérience et ce présent de la conscience, donc être moi dans la durée qui unit mon expérience à ma conscience, autrement dit dans la maturité de ces expériences en moi, comme influences possibles pour ma psychologie et ma manière de raisonner. Par cela, l'expérience présente n'est-elle pas également conscience de cette même expérience autant que conscience du monde que je reçois ? L'expérience ne peut donc être totalement défaite de la conscience, car si je fais l'expérience du sol en marchant, j'ai conscience de ce sol sur lequel la trajectoire de ma vie se fait (cette conscience n'est cependant pas nécessaire). Mais également, la conscience présente d'une expérience passée n'est-elle pas aussi expérience de moi-même comme sujet de/à la réminiscence et comme sujet de réception du monde ? Toutes ces nuances ne peuvent que faire penser que si je m'éprouve comme spectacle, c'est que je ne suis pas totalement moi, et qu'une part de mon être se désiste de ce que je suis et de ce que je vis. Autrement conçu, que mon expérience est :
1. soit un donné que le monde m'apporte et que je reçois totalement, mais que ma conscience ultérieure, autre, ne reconnaît pas comme m'appartenant, donc comme étant partie de moi.
2. soit une conscience qui m'est spontanée, donc présente, mais que je ne reconnais pas non plus comme telle a posteriori.
J'éprouve alors car je sais que j'éprouve, mais je sais que j'ai éprouvé parce que j'ai doublement conscience de cette sensation : dans le passé, lorsque j'ai conscience des choses que je subis au moment même ou je les subis ; dans le présent, lorsque j'ai conscience des choses que j'ai subies au moment où je les ai subies. De fait, mon être ne m'est pas entièrement extérieur, mais cette conscience à venir des choses que mes sensations reçoivent peuvent en même temps apparaître comme familière, ou comme étrangère. Il a en effet été dans mon objectif de montrer que cette conscience est réminiscence, et que cette réminiscence peut me replonger pleinement dans mon passé, c'est-dire dans ma propre histoire, afin d'y éprouver à nouveau les sensations déjà vécues. Mais cette conscience peut aussi être réminiscence, au sein de laquelle je ne suis qu'un dehors voué à revivre, du dehors, les choses que j'ai proprement vécues. Dans le premier cas, je revis mon histoire, donc j'éprouve à nouveau l'intensité et la vivacité des événements que ma mémoire comprend en elle (Hume est bien assez clair à ce propos lorsqu'il parle de la force et de la vivacité des idées). Dans le second cas, je n'éprouve pas cette durée qui m'est entière et familière : au contraire, je suis voué à les contempler comme spectateur, donc à ne pas les recevoir comme étant intimement miennes, liées à moi pour l'éternité. La conscience présente de mon expérience actuelle est donc pure réflexivité, ou je ne me perçois que comme étant moi dans ma pure actualité ; la conscience présente de mon expérience passée n'est pas pure réflexivité, car je ne me replonge pas en elle. Il me faut donc conclure en disant qu'il serait bon de distinguer trois formes de conscience, pour ce cas précis, car en effet la conscience présente de mon expérience passée se voit être double en moi, du fait du rapport entre moi et mon passé. La première est cette pure réflexivité ; la seconde, est cette conscience de moi mais vu d'un dehors que je ne maîtrise pas complètement. La dernière est cette conscience de moi qui me permet de revivre à nouveau les choses qui fondent mon passé, par une quelconque projection rétroactive. Éprouver les choses, ce n'est pas nécessairement être dans les choses, ni nécessairement ne pas être en elles. Car il est pour tout un chacun possible de les percevoir autrement qu'on les percevrait si elles n'étaient qu'en nous. Pour être précis, ce n'est plus elles qui sont en nous, mais nous qui ne sommes plus en elles : on s'est distancé afin d'avoir ce qui apparaît comme étant une forme de recul sur les choses, et cela, appelons-le jugement. Je suis apte à juger mon expérience et mon vécu parce que j'ai su m'imposer une certaine distance, et donc que je ne vois plus les choses comme étant en moi, mais comme étant hors de moi, et que ma raison surpasse la spontanéité de mon être. Mais, cela, je le développerai peut-être en d'autres circonstances. 

Signaler ce texte