Conte d'Apéro II

houalas

CHAMPAGNE

Le décor était sobre. Dépouillé de toute fantaisie, il dégageait cependant une force étrange, une sorte de calme d’avant la tempête. Bien qu’assez lâche, le fourreau laissait apparaître la forme arrondie de l’arme blanche. Des deux bouteilles en place, l’une se reflétait dans l’argent d’un seau gonflé de glace. L’image de l’autre se laissait lentement absorber par la face blafarde du plateau qui la supportait.

Il faut que je te le dise aujourd’hui, maintenant, car mon heure approche. Je le sens. Je le sais. Je vais quitter cette terre… Et pour toujours. Mon destin va s’accomplir sous tes yeux, alors ne manque rien de ce spectacle, tu ne le reverras sans doute jamais. Tu la vois cette peau qui frémit. Tu le sens battre mon cœur. Vois comme il palpite. Regarde mes veines se gonfler. Rien, tu m’entends, rien ni personne ne peut plus empêcher l’aboutissement d’une vie faite d’hermétisme, de calfeutrages et de pressions de toutes sortes.

Quand j’avais ton âge tout me paraissait si terne, si vide de sens. J’étais pourtant fait du bois dont on fait les barriques. J’étais de ceux qui se font démascler sans broncher, détacher sans protester et découper sans la moindre réaction. J’étais jeune et prêt à toutes les compromissions pour finir à l’extrême portée d’une bouteille bien habillée. J’étais jeune et toute ma vie me semblait écrite du A au Z, du tronc au goulot, du végétal au liquide.

Mais c’était sans compter sur les caprices de la destinée. Sans elle, j’aurais pu finir au fin fond d’un tiroir, misérable résidu spongieux d’une bouteille ébréchée, irrémédiablement piqué par l’acide d’un liquide rougeâtre. Rongé par cette morne décrépitude, je me serais lentement décomposé en compagnie de cohortes de blattes et autres cloportes du même rang. Amputé de mes sens, vidé de ma substance, bouffé par les vapeurs chimiques d’un hôte sans égard, aligné en dessous d’un pitoyable évier délabré, j’aurais bouché sans succès le trou béant d’un flacon d’eau de Javel éventé ou d’une eau écarlate de seconde zone. 

Coiffer un litre d’eau de source n’est pas en soi une aventure exaltante. Elle peut bien descendre des montagnes en chantant, s’enrichir des « iums » les plus divers et des « ates » les plus séduisants, l’eau minérale des massifs montagneux n’en reste pas moins de la flotte. Et coiffer une flotte de source, même composée jusqu’à plus soif d’éléments indispensables, ça vous sature la vie. Forcément. Alors le jour où vous vous retrouvez face à l’Aventure, vous ne dévissez pas, vous écoutez. Figé dans votre éternité plastifiée, vous espérez que le souffle vital vous atteigne, comme ça, l’air de rien, en malicieux profiteur de petits riens essentiels que vous êtes.

Placé sous la sainte garde de Dionysos et de Bacchus réunis, je ne fus pas condamné à ce parcours là. Ma vie à moi fut celle d’un prince et elle s’achève comme celle d’un roi. D’un certain roi... Du jour où le bouchonnier - que sa mémoire en soit à jamais honorée – repéra en moi cette indicible capacité à étancher le perméable, je fus mis de côté. Ma fierté fut alors flattée au plus profond de sa substance subéreuse et je décidai de me consacrer corps et âme à ma nouvelle mission. C’est dans les caves de ce viticulteur champenois, au cœur de la pierre crayeuse de « la Côte des Blancs » que mon épanouissement interne s’accomplit. J’étais jeune alors et les forces qui m’habitaient rendaient ma tâche plus simple et plus efficace. Le noble liquide fermenté n’en était que plus pressant et ce parfait équilibre du temps de la maturation et de la fougue pétillante du royal breuvage donnèrent à mon séjour dans les profondeurs de la roche des allures de quête initiatique.

Dégagé de son étui, le sabre imposait sa froideur d’acier. Le fil de sa lame scintillait des feux de la fête dont il serait le point de mire. D’une implacable indifférence au rôle qui lui était dévolu, l’arme blanche se laissa manipuler sans broncher, offrant au bras déterminé un prolongement naturel au service de sa mission castratrice. Les secondes précédant l’envolée belle consistèrent en une somme de préliminaires plus ou moins hardis, une sorte de rituel païen à peine avouable. Mais le cérémonial le plus sacré n’a de grandeur que lorsqu’il naît des raisons que la raison ignore et que la morale réprouve… Sentir des mains expertes caresser cette peau d’aluminium pour la défaire, puis l’ôter de son support et la déposer aux côtés du verre tel un trophée, un talisman porte-bonheur. Etre aux aguets du claquement sourd et se laisser envahir d’une vibration viscérale, tout juste étouffée par le poids d’une impossible expression. Puis se libérer de l’emprise d’un corset de fil de fer - cet empêcheur de s’envoyer en l’air - et se laisser pénétrer des pulsions, des forces et des pressions refoulées durant des années. S’abandonner enfin, emporté par la houle écumante, au profond plaisir dû à la saillie dans le verre épais ainsi dégoupillé et obéir aux desseins d’une courbe parfaite suivie de près par la gerbe, le jet puissant, fruits passionnels du cri primordial et du big-bang originel, pour transformer son ascension en spectacle et faire de sa fin de carrière une apothéose. 

 Quelle jouissance ! Quelle extase ! Quel pied !

Sonné par tant d’ivresse, le témoin translucide de la scène n’eut que ses larmes minérales pour pleurer, de joie, de cette indicible joie qui vous tient les entrailles et vous entraîne de force à partager sa plénitude. Et du plus profond de sa matière synthétique, une sorte de courant vital commença à sourdre, une micro-onde génératrice de micro pulsions, quelque chose comme une envie de célébrer une fête...

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