Conte de l'enfant-cage

lambertheau

Il était une fois un musicien, enfin "il était" c’est déjà beaucoup dire, lui ne se sentait pas vraiment être, un mort vivant peut-être, un enfant mort caché-enfermé à l’intérieur, dans son corps apparent. Il se sentait si vide de toute âme qu’il avait bloqué deux touches de son piano, pour jouer à la manière de ces morceaux de John Cage. Deux touches qu’il avait notées - pour lui seul car depuis des décennies il n’employait plus qu’un langage codé - qu’il avait notées N et E. Dans sa langue, ça voulait dire que sa musique était bloquée sur la haine. C’est très encombrant la haine, mais la sienne pourtant immense ne suffisait pas à combler le vide empli d’échos chaotiques qui gargouillait en lui sans arrêt. Comment peut-on autant vider certains enfants ?

Bien que sa musique fût aussi étrange que son langage, elle seule résonnait étrangement aux oreilles des auditeurs. Une note reste une note, et si l’altération de la mélodie par le silence des marteaux bloqués produisait un effet bizarre et dérangeant, c’était sans ambiguïté, une étrangeté sans équivoque, immédiatement perceptible. 

Tandis qu’avec les mots … c’était avec eux qu’il jouait véritablement en virtuose, avec une célérité dans le dialogue qui le faisait s’émerveiller de lui-même et jubiler, jubiler de pouvoir tout dire de sa folie et son enfer à la face d’un public dont il avait tant besoin, et besoin qu’il n’y comprenne rien, ou seulement ce qu’il voulait, afin de se sentir le plus intelligent. La jubilation satisfaisait son terrible besoin de se sentir vivre au moins par moments, lui qui se sentait mort. Elle représentait son premier niveau de vie, la première marche de son escalier personnel au-dessus de la glaise de non-vie qui lui collait lourdement aux pieds.

Il jonglait donc avec les mots comme avec de petites boules d’argile, modelant ses phrases en sculpture composite. Il jouait sur leurs sens, leur polysémie, l’ambivalence potentielle de leur assemblage  et de leurs liaisons, jouait de l’ellipse et des connotations. Il jouait même à les remplacer l’un par l’autre, jamais au hasard, toujours selon des correspondances secrètes qu’il avait établies au fil de chemins parfois compliqués. Ainsi pouvait-il parler le langage des autres, leur parler et agir sur eux, les "grandes personnes" comme il les nommait tous intérieurement, dans un mélange de crainte enfantine et de mépris ricanant qu’il n’était jamais parvenu à démêler. Il leur parlait le plus souvent d’une voix très douce qui faisait son effet ; ne faire aucun effet était quelque chose qu’il ne supportait vraiment pas. Il était capable de faire à peu près n’importe quoi, à condition que cela reste secret.

Il donnait ce soir-là un concert dans un petit théâtre à l’italienne aux habituels fauteuils de velours rouge sous de malhabiles fresques mythologiques au plafond rond. Il constata avec satisfaction que les galeries et le parterre étaient presque pleins et s’installa gravement à son siège, après un léger salut un peu raide.

Il aimait le silence qui précédait la frappe des premières notes, et prolongea à dessein l’immobilité de ses longues mains exhibées bien haut au-dessus du clavier, comme deux faucons en vol du saint-esprit dans la lumière des projecteurs. Quand il estima que le silence avait assez duré pour provoquer l’inconfort, ses mains fondirent sur les touches. Il enchaîna les morceaux du programme à peu près sans interruption, sans se mettre debout ni même lever la tête aux applaudissements qu’il interrompait très vite par l’envol de ses deux oiseaux de proie. Le public devint rapidement docile et dès la troisième pièce ses mains n’eurent pas longtemps à attendre le silence complet qu’elles exigeaient.

Quand il libéra enfin les spectateurs en s’avançant avec un large sourire sur le devant de la scène, ce furent de longs roulements d’applaudissements, de battements de pieds et d’acclamations qui le remplirent comme à l’accoutumé de fierté pour lui-même et de mépris pour le public : il s’était toujours vu comme un faussaire. Dans ces moments de triomphe, il se concentrait intensément sur un contrôle parfait de son expression faciale, qu’une commissure à peine trop retroussée, une lèvre inférieure un peu trop avancée, un œil à peine trop étiré, aurait pu malencontreusement démasquer. Evidemment, tout cela gâchait un peu son plaisir, la jubilation malignement solitaire avait son prix, qu’il n’estimait pas trop élevé. De toute façon, il avait énormément de mal avec le plaisir.

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C’est à la mort de sa femme dans sa trente-troisième année que son esprit agité avait silencieusement explosé, sous le poids conjugué de la tristesse et d’une insupportable culpabilité. La vie conjugale qu’il lui avait faite n’avait pas été belle, ou par très courts moments. Est-ce qu’il l’avait aimée ? Que savait-il de l’amour sinon ses effets ? Il pouvait ressentir ceux des amours qu’il prenait et apprécier l’efficacité sur les actes d’autrui de celui qu’il était capable de montrer. Il ne savait que vouloir être aimé. Il aurait voulu être ce qu’elle aimait, l’image qu’il savait lui offrir, mais sa nature n’était pas aimable, et son amour à elle, égratigné effiloché, n’avait pas suffi à le changer. Il avait bu avec passion ses sentiments et ses larmes, surtout ses larmes, la pluie qu’il avait le pouvoir infini de faire tomber en sorcier du désert. D’humiliations en tromperies, de départs simulés en retours de remords, d’orages en accalmies précaires, petit à petit il l’avait asséchée. Jusqu’à causer son cancer, c’était ce qu’il croyait.

Dans les derniers mois de sa vie, il avait cherché fiévreusement ce qui aurait pu lui apporter un peu de bonheur. Il aurait voulu l’entourer de beauté, de douceur, il avait espéré au-delà de toute raison, prié, supplié il ne savait plus qui pour qu’elle ne l’abandonne pas. Mais à la fin il en était venu à souhaiter sa mort, il n’en pouvait plus de la voir souffrir et dépérir, s’effacer peu à peu dans le décharnement progressif de son corps, s’y enfoncer en ne laissant à la surface que son regard de jour en jour plus brûlant sous lequel il se débattait. Quelque part au fond de lui, fossilisée depuis l’enfance par la folie religieuse de sa mère, gisait une croyance floue en un dieu terrifiant qui punissait les fautes en distribuant la maladie et la mort. Embarqué au bord du lit dans les délires sous morphine de sa femme, cramponné comme à un radeau en pleine tempête, il la voyait comme l’agneau qui portait le poids de ses fautes, l’agneau dont son cœur de bête souhaitait la mort pour être délivré. Trente-trois ans comme le Christ. La chambre d’hôpital vacillait, la figure folle de sa mère se dressait entre lui et sa femme agonisante, elle se dressait échevelée, criant des litanies incohérentes et pointant sur lui le doigt accusateur de dieu.

Son cerveau résista à la désintégration par l’édification d’un clivage parfaitement cohérent. Il était la bête, le diable et la mort, qui ne craignent ni dieu ni l’enfer ni la mort, il était le plus grand, le plus fort, ne venait-il pas de tuer sa femme ? Il était l’enfant chétif en larmes dans la cour de récréation du pensionnat, le naïf qu’on trompait, la femmelette qu’on violait, que tout le monde détestait, il en était persuadé. Cette fois le compte était bon, il allait leur montrer, ils n’y verraient que du feu, c’est lui qui allait mener le jeu, lui qui dicterait les règles secrètes et tirerait leurs ficelles.

Il n’avait pas perdu son âme, il s’en était lui-même amputé. Pour son plus grand bien. Et de fait il ne fut presque plus gêné par les sentiments, et se sentit quasiment mort en permanence, sauf quand il gravissait l’une de ses trois marches de survie.

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C’est à partir de ce moment qu’il consacra le plus clair de ses compositions et de ses concerts officiels à la musique concrète, avec un succès certain.

La part la plus étrange de sa folie était la parfaite lucidité dont il faisait preuve quant à elle, mais il est vrai qu’il passait dans la solitude un temps infini à s’auto-analyser, à chercher les pourquoi et comment de l’origine de son anormalité. Même avec les autres il ne parlait pratiquement que de lui-même, sous couvert de discussions cultivées sur la biographie ou l’esthétique de tel ou tel artiste, musicien, peintre, sculpteur, cinéaste ou écrivain, voire même en évoquant des connaissances communes. Quand il disait avec une admiration non feinte « Il est génial » ou, avec un ton d’enfant presque désespéré « Il est méchant », c’était de lui qu’il parlait, de ce grand diable de double si parfait sans lequel il ne sortait plus dans ce monde inconnu, qui le protégeait et lui volait tout.

Ce fonctionnement interne dédoublé, quoique très rôdé, ne manquait évidemment pas de laisser filtrer nombre de bizarreries en surface, mais accompagnées selon les cas d’un sourire d’enfant souffrant ou ébloui, elles étaient le plus souvent acceptées comme les inévitables annexes d’une hypersensibilité artistique. Celle-ci était cependant bien réelle : souvent un émerveillement vrai le saisissait devant la beauté, l’harmonie, la virtuosité ou la grâce et le transportait  en extase dans un coin arrêté du temps.

Il  comprenait bien que pour un être désintégré, l’art représentait la seule voie permettant une intégration apparente dans le monde des autres. Une voie ? Une étiquette plutôt, persiflait-il en se la collant sur le front. Comment ricaner de son public sans ricaner de son propre art ? Les cruels procès qu’il dressait contre ses auditoires stupides se réverbéraient sur ses œuvres.


Sauf exception, il méprisait profondément l’art contemporain pour sa vénalité. Son obsession de la nouveauté découlait selon lui, non d’une exigence esthétique intrinsèque, mais des nécessités de son mercantilisme inavoué. Sortir du nouveau, de l’inédit, pour prendre sa place de consommable dans la série de production.

La transgression constituait un des moyens les plus vulgaires (au sens « commun » du terme) que les artistes actuels utilisaient pour produire du nouveau, souvent à grand renfort de finances. Une nouveauté qui se répétait jusqu’à la nausée, comme une interminable course de haies dont les barrières deviendraient de plus en plus indistinctes.

Quoi qu’il en soit, cela continuait d’émoustiller le bourgeois, qui pouvait s’offrir à bon compte une âme d’esthète à grand angle, comme on se paie pour pas cher une pauvre fille pas trop propre en se gargarisant bien couvert du courage de sa prise de risques vénériens. Comme on s’offre un bouquet de folie, un rictus d’étranger à la boutonnière, c’est joli ça dans les salons, ça vient de sortir, et qu’importe qu’il saigne à la commissure et que ça ne sente pas la violette.

Qu’ils ne comptent pas sur lui pour faire le fou du bourgeois. C’était lui le roi, incorruptible et cohérent dans son art jusqu’à l’obscénité la plus extrême, et sans tous leurs moyens, tout seul comme un dieu dans son coin, bricolant avec la seule nécessité de ses besoins sur le dos d’êtres humains, puis parfois sur leurs restes. De quelle empathie avaient-ils donc fait preuve, eux qui ne s’étaient pas une fois demandé comment il pouvait encore tenir debout, qui n’entendaient rien ?

Ah ils aimaient les performances transgressives, il en avait à montrer, entrez sous mon chapiteau Messieurs Dames, la galerie du monstre, ça vaut bien le toc d'un Paul MacCarthy. Mais quelle tête feraient-ils, hein, devant l'authentique ? Auraient-ils l’estomac assez solide pour rester propres sur eux ?

En tout cas l’enfant cage en lui n’avait pas cet estomac, ses sales performances l’effrayaient, il se donnait le vertige et mal au cœur. Mais le monstre et lui étaient inséparables, et c’était un besoin. Sans le grand autre il n’était rien, qu’un rat apeuré, un porc roulé dans la boue, un chien plein de merde. Les crachats de toute une foule n’auraient pu égaler le mépris qu’il éprouvait pour lui-même. Mais avec lui, il était un tigre féroce, un grand chef d’orchestre, un démiurge génial, un metteur en scène mortel.

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Sa mémoire fonctionnait bizarrement, elle pouvait remonter nombre d’images du passé, mais comme décolorées de tout lien avec les sensations ou sentiments qui avaient pu les accompagner. La chronologie aussi manquait le plus souvent, comme s’il avait feuilleté un album défraîchi et sans classement. Il lui fallait procéder à des recoupements avec des objets présents, photographies, « souvenirs » rapportés et soigneusement gardés dans ses boîtes et armoires, agendas, journaux, pour resituer les lieux, les personnes et les dates.

Paradoxalement, il disposait en interne d’une immense galerie d’images étrangères, peintures, sculptures, musiques ou bouts de films renvoyant chacun à un des sentiments, même les plus subtils, que les autres étaient capables d’éprouver. Et il était fin psychologue, ce qui ne manquait pas de l’amuser, encore un paradoxe. Ces flashs de correspondance pouvaient s'éclairer instantanément selon ses besoins d’expression et lui offraient un mode de communication plus puissant, plus précis et plus rapide que les mots. Ils pouvaient symboliser ses propres théories secrètes sur sa nature, celle de son pouvoir, ou illustrer certains de ses actes. Bien sûr, cela ne prenait sa pleine valeur que dans ses débats intérieurs. Les autres en général ne percevaient que l’extériorité des images. Il lui arrivait de rêver pouvoir un jour communiquer réellement de cette façon, mais c’était une utopie, il le savait bien. D’ailleurs, ç’aurait été dangereux, il fallait qu’ils ne comprennent pas.

Il aimait pourtant raconter à qui voulait l’entendre qu’un de ses instituteurs l’avait baptisé Holbein lorsqu’il était enfant, à cause de sa maigreur, en précisant que ce nom de peintre lui avait été conservé pour les « jeux officiels », mais que pour les jeux libres avec ses petits camarades, il était resté « La Mort ». Holbein en avait fait tout un alphabet.

Mais on pouvait leur mettre sous le nez tout ce qu’on voulait, ils étaient comme des enfants devant les images. Ou plutôt comme des grandes personnes qui se prenaient au sérieux et ne faisaient pas attention, un enfant regarde mieux.

Dans la mer intérieure de plomb où son ego avait coulé, il oscillait sans arrêt entre l’abîme de sa répugnante bassesse et les crêtes de sa magnitude unique. Petit ou grand, c’était la question. Comment être sans pouvoir y répondre ? Seul le néant n'a pas de dimensions.

Mania grandiosa : ce qu’il lui fallait pour se sentir grand, remonter respirer à la surface, c’était exercer du pouvoir, un très grand pouvoir à la hauteur de sa folie des grandeurs. Créer autour de lui un désordre majuscule en jouant d’ordres minuscules, énoncés de façon à la fois suggestive et suffisamment ambiguë pour n’être pas mis en danger d’être accusé au grand air des conséquences.

Jouer d’inépuisables variations sur un thème inlassablement répété, pour subvenir à ses propres besoins par les actes des autres ; cueillir l’autre à portée, déranger l’ordonnancement de sa raison et de ses sentiments pour pouvoir en user à ses propres fins ; déménager l’objet dans sa brasserie pas normale, le cuisiner en interne pour pouvoir le contrôler.

Ainsi était-il roi, d’un royaume minuscule bien sûr puisque sa portée n’avait un rayon d’action véritablement efficace à long terme que limité à un cercle proche et affaibli. Mais roi quand même, seul maître à bord, sans ministres ni conseillers, qui aurait pu le percer ?

Dans sa recette de cuisine interne, l’ingrédient de départ était la compassion, il savait en user comme d’un fond qu’il tissait de semi-vérités et de confidences mensongères. Il savait exhiber avec une fausse pudeur les cicatrices vraies et fausses de sa vie pour agrémenter la séduction et attraper solidement la main qui aurait la faiblesse de se tendre. Plus avant dans la confection des saveurs, quand ses sujets-objets mijotaient doucement en son royaume, il faisait entrer la honte, pour les isoler et les faire taire, les garder bien en main.

Bien que son hyper-sexualité mentale mais physiquement déficiente le portât autant vers la beauté masculine que féminine, et que les hommes offrissent un plaisir physique plus grand, les femmes l’attiraient davantage car elles étaient plus sensibles et plus faibles. Pour lui le désir d’un homme, tout d’extériorité, n’avait rien à voir avec l’amour, tandis qu’éveiller le désir des femmes signifiait éveiller leur amour. Les manipuler devenait alors extrêmement gratifiant et aisé. Il rêvait d’avoir des mains suffisamment grandes pour pouvoir les contrôler tout entières, intérieur et extérieur. Mais il savait par expérience que ses mains ne l'étaient jamais assez dans les relations affectives.

C’est là que le flash Henry Moore s’allumait, lui qui avait joué de façon si récurrente à percer ses statues pour explorer la forme intérieure. La différence entre les statues de Moore et les vraies femmes, l’avantage, c’était l’humidité. En fait il les aimait et les détestait, c’était tellement plus simple pour elles, il leur suffisait de mouiller, ce n'était pas juste. Il ne s’avoua sans doute jamais que ce qu’il détestait en elles, c’était la femme en lui dont on avait abusé.

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Il chérissait le paradoxe comme un escargot chérit l’intérieur de sa coquille, comme il carapace de minéral la faiblesse de sa chair. Il inversait la douleur en jouissance, l’hypersensibilité en armure rance verrouillée sur le vide. La perfection paradoxale du Chevalier Inexistant. Et s’il s’était trouvé un seul œil, une seule oreille attentive, on l’aurait vu en effet se recroqueviller sur lui-même en évoquant les malheurs arrivés à ses proches, ses supposés amis ou aimés, avec un étrange accent de jubilation dans la voix, une intonation dans l’arrière-gorge qui semblait s’y frotter les mains sous la voussure soudaine d’un nain malfaisant.

Mais les plus observatrices des « grandes personnes » n’éprouvaient au pire à ce spectacle toujours bref qu’un fugace sentiment de malaise aussitôt écarté par la continuité du raisonnable.

Le raisonnable ! il en riait bien, lui, bien fort en son for intérieur. Plus fort ! C’était sa raison d’être à lui le faible, la raison du plus fou dans son implacable cohérence, c’était lui le déménageur, le fou du logis, celui qui fait le ménage autour de lui. Il en était même venu à caresser l’idée, délectable quoiqu’un peu ridicule, de se croire responsable des infortunes fortuites qui tombaient sur les uns ou les autres à sa périphérie. C’était une croyance, il le savait, mais une des seules qui lui restaient, la foi en une sorte de pensée magique qui n’avait d’autre rayon d’action que d’ombrage et de désordre, voire de destruction et de mort. Une aura de puissance.

Il rêvait beaucoup, c’était un grand rêveur, il rêvait des fantasmes fous, il rêvait d’apothéoses. C’était un mot qui l’enchantait par son paradoxe, un mot comme taillé pour lui sur mesures dans le grec. Car ce que les gens regardaient comme un point culminant, l’apogée de la gloire dans l’approximation de leur vocabulaire hâtif, n’était-ce pas en fait une cérémonie funèbre ? Il avait trouvé un texte d’Hérodien qui décrivait précisément le protocole de déification des empereurs romains : on plaçait sur un grand lit un personnage de cire, très pâle et tout à fait ressemblant au mort encore frais, on l’y gardait sept jours durant pendant lesquels les médecins venaient quotidiennement s’assurer de son déclin avant de le déclarer officiellement mort, puis on brûlait l’effigie en grandes pompes et un aigle s’élevait du bûcher pour emporter au ciel l’âme de l’empereur.

Il ne faisait pas que rêver, parfois il réalisait. C’était un artiste à la fin, après tout. L’Oméga.

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Outre l’absolue solitude où son type d’expression l’enfermait, un autre problème cependant subsistait, celui de la continuité de vivre. Survivre n’était possible que par brefs instants, au prix de risques élevés qu’il appréciait à leur juste valeur. Si la jubilation mauvaise constituait la première marche de son escabeau de survie au-dessus de la glaise inerte, la deuxième était celle de l’extase, un émerveillement vrai dans la vérité absolue d’une extension du temps, comme dans ces rêves éclairs déclenchés par une sensation éphémère et qui semblent durer des heures. La troisième était celle de la transe, de la fabrication des anges et de leur saut, salto mortale bien sûr, la transe du meurtre. Mais dès qu’il en redescendait, il retombait dans la grisaille du plat pays de son inexistence, de son vide intérieur. Morne et insupportable ennui de la plaine.

Pour y remédier tant bien que mal, il le peuplait de théories très personnelles mais à visées universelles. Il se rêvait grand philosophe, sans ménager pourtant son ironie cynique à l’égard de ce rêve sans espoir de débouchés, la pensée close d’un Narcisse mal éclos, étanche au monde extérieur mais d’une lucidité sans faille. Une intense lumière sans rayonnement, tout entière absorbée par son noir absolu, un regard retourné sur lui-même comme l’œil de l’escargot en est capable au bout de son antenne.

Pour qui se prend pour la mort, la vie par son exubérance, son foisonnement, sa profusion de sens et de couleurs, représente un monde inconnu fascinant, une autre galaxie. Il s’y perdait souvent en pensée, enfermé minotaure, il y perdait le fil dans le dédale noir et blanc de ses idées chaotiques.

Que ce fût par souci de clarification, par projection de son propre néant ou pour tenter sans illusion de justifier ses actes, il décida de scinder ce phénomène étranger en deux : d’un côté la Vie avec un grand V, de l’autre les petites vies par lesquelles la grande Vie unique ne faisait que passer.

Qu’il s’agisse d’organismes aussi primitifs que des amibes qui se coupaient en deux pour prospérer, d’holothuries ou d’êtres humains, la différence était minime : finalement, les gens n’étaient rien que des emballages, des tuyaux aussi vides que lui l’était, qu’on pouvait sans scrupule séduire, emballer pour les emprunter et en jouir avant de les abandonner, voire sous la forme de dépouilles, puisque la Vie immortelle le faisait sans en être affectée. Peut-être même que cela le rendrait immortel, lui qui avait une peur si effroyable de sa propre mort.

Il fallait n’avoir peur de rien, jouer comme un dieu à fabriquer des anges, s’ériger à n’en plus finir une cathédrale impitoyable où faire sonner ses grandes orgues féroces et sépulcrales, une cathédrale aux vitraux de verre blanc, sans images colorées susceptibles d’être lues. L’érection n’était-elle pas un problème d’architecture ? Il avait écrit tout un livre là-dessus, dont la structure éminemment baroque disparaissait sous la couverture d’un décor extérieur néo-classique sans le moindre intérêt. Toute une ville même, ça faisait une somme, en somme une ville affreuse, mais c'était la sienne.

La ville dont il avait fait un livre, c’était d’abord celle de ses salles de concert, une cité dont le plan et les édifices ne s’étaient dressés que progressivement dans son imagination, au fil de l’écriture et de ses insolites associations d’idées.

Il avait commencé sans intention particulière, simplement mû par l’impérieux besoin de dire, de raconter ses actes ne serait-ce qu’au papier, d’être lu peut-être, mais sans être entendu, écrire comme on monte le volume de la musique à la limite du supportable, le risque à la limite extrême du danger.

Le début décida de la suite. Dans les premières pages, il transposait en un concert pour orgue et viole de gambe le récit d’un de ses meurtres sadiques, sans presque modifier le décor réel où il l’avait perpétré, son atelier à bateau. On en reconnaissait la lourde porte d’acier peinte en vert foncé écaillé, qu’il tirait pour séparer les musiciens du public resté sur des gradins à l’extérieur, les membrures de bois du bateau qu’il y construisait, si démesurément ventru qu’il semblait ne jamais devoir naviguer, mais qui faisait un bon appât pour y mener ses victimes, là dans ce hangar où le bruit de ses machines couvrait comme une basse continue la musique hurlante qu’il y orchestrait. Fidèle à l’image clivée qu’il se faisait de lui-même, il s’y représentait sous la forme semblablement maigre et blême de deux musiciens à la limite du déséquilibre, dont le corps nu finissait par s’élever dans la transe à mesure que l’archet fouaillait le ventre de la musique.

En bon compositeur, il comptait bien que sa musique ainsi poussée aveuglerait suffisamment le lecteur pour qu’il n’y voie que des notes. Il avait donc réitéré ses transcriptions en diverses variations, plantant à l’occasion le décor, plus classique mais moins réel que celui de son atelier, de différentes salles de concert. A la vérité, la description des salles renvoyait plus à celle de ses proies et de ses chasses qu’à un quelconque bâtiment culturel. Il était lassé des références obligées aux grandes figures du romantisme musical qui s’y affichaient presque invariablement en médaillons, au moins quand la taille de l’édifice suffisait à leur exposition, fatigué des dorures voyantes qui se révélaient  à l’approche fausses et lamentablement écaillées, aussi fatigué que l’inévitable rouge passion des sièges dont le velours avait trop vécu. Il préférait les salles dont l’intérieur contemporain surprenait agréablement par son contraste avec une façade banalement néo-classique. C’est là qu’il pouvait donner ses meilleurs concerts, diriger pour ses compositions un orchestre symphonique où le roulement des percussions soulignait  la cadence épineuse des trombones fouettant les vagues des violoncelles tandis que les faibles cris du violon frotté par l’archet trop près du chevalet finissaient par s’éteindre, et que le chef d’orchestre lui-même accompagnait en flûte alto caressante le rythme hoquetant des respirations de sa musique, jusqu’à la fin de son agonie.

C’était de ces pages de transcription  musicale qu’il tirait peut-être sa plus grande fierté à propos de son livre, une fierté de virtuose, bien que la transposition architecturale y occupât aussi une grande place : il traitait avec une attention égale l’urbanisme d’ensemble et le plus insignifiant des détails ornementaux. La pièce maîtresse de la construction de sa ville demeurait quand même l’érection fiévreuse de sa grande cathédrale, autour de laquelle tout s’organisait.

Dans un carnet de notes  documentaires placé en incise au cœur du livre, il s’attardait longuement sur divers détails architecturaux, croquis et photos à l’appui. Les chapiteaux y occupaient une place prépondérante.  Au niveau ornemental, ces éléments parlaient des ordres, dorique, ionique, corinthien, puis roman ou gothique, auxquels on pouvait les rattacher. Dans les strates sous-jacentes, ils parlaient de ses profonds désordres.

Un chapiteau servait à matérialiser de façon décorative le passage de la verticalité à l’horizontalité, de la colonne à la couverture, il servait à résoudre un conflit de directions. De même qu’un psychopathe apaise ses menaces d’éclatement interne par la résolution du meurtre, de même ces « décorations » résolvaient le combat des lignes géométriques.

Les ordres grecs et romains avaient évolué en cherchant à prolonger dans l’enroulement de la volute la perpétuité de la verticale. Mais le chapiteau ionique, plus simple, étranglait finalement trop rapidement l’érection de la colonne entre ses enroulés. Il fut remplacé  par les chapiteaux corinthiens, dont Vitruve attribuait l’invention à Callimaque passant devant la sépulture d’une jeune fille : des rejets d’Acanthe molle y avaient poussé sous la corbeille qui avait été déposée là en souvenir d’elle et, gênées par la tuile qui en protégeait le dessus, les feuilles s’étaient enroulées sur elles-mêmes dans un arrangement que le sculpteur avait trouvé charmant et qu’il avait reproduit par la suite dans de nombreuses constructions. On pouvait se perdre longtemps dans ces courbes végétales, y oublier un moment la condamnation à l’horizontale pourtant déjà prononcée, y faire durer dans l’ivresse de la transe la transition entre la colonne dressée et l’inévitable coucher final, dans la prolongation de la sentence parmi la sinuosité des souffrances de l’agonie.

Après la résolution en volute des ordres grecs, puis les créatures mythiques et diaboliques du roman, l’ordre gothique ne notait quasiment plus le chapiteau, la résolution du conflit, le passage de la vie à la mort, mais prolongeait la verticale en courbes jusqu’à la clef de voûte, l’équilibre étant assuré par les évidements des arcs-boutants, le fétichisme final d’une architecture épurée jusqu’à l’extrême conséquence de l’éviscération.

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Celle-ci, il l’avait trouvée au dancing du Chat Noir, un établissement minable couvert de tôles dans le quartier en friche industrielle d’une ville suffisamment éloignée pour ne pas risquer d’y être connu, et dont il supposait depuis longtemps les potentialités en matière de femmes sans étiquette. Il l’avait repérée depuis la table où il s’était d’abord assis un bon moment. Elle semblait avoir déjà pas mal bu, seule, plutôt en petite forme, le mascara un peu coulé et les cheveux écroulés, et avait déjà refoulé deux ivrognes qui s’étaient approchés à tour de rôle.  Mais elle lui avait volontiers fait de la place au comptoir quand il l’avait abordée avec l’air timide et charmé qui était le plus efficace, même et surtout pour ces filles habituées aux voyous. Un verre, un tour de danse une main douce au cou l’autre bien placée au creux des reins et les yeux comme il faut dans les siens, encore un verre en prenant son temps pour l’écouter en penchant la tête, elles en ont toujours à raconter, en disent souvent beaucoup moins, mais il faut laisser comprendre qu’on entend le reste. Et puis au troisième verre parler presque à voix basse de soi, de ses malheurs et de ses rêves comme on se confierait dans un échange équitable. Tout à la fin, évoquer le plus beau en le dessinant dans l’air, son rêve de bateau, un bateau très spécial en construction, tout en bois de ses mains, pour y passer le reste de sa vie à naviguer. Baisser la tête, la regarder en coin l’air de ne pas oser, puis lui proposer comme une impulsion enfantine d’aller le voir, là maintenant tout de suite, ce n’était pas si loin, une demi-heure de voiture et il la ramène. La fille en a déjà plein les yeux, de son rêve si différent de ce bastringue enfumé.

Ça s’était bien passé, elle était vraiment seule et personne n’avait remarqué leur sortie. Il avait d’ailleurs pris soin de sortir avant elle, prétextant galamment lui approcher la voiture au coin de la rue. Il était garé assez loin, il en avait pour dix bonnes minutes. Elle avait le temps de se repoudrer, avait-il précisé avec un sourire malicieux.

Il avait mis du Bach dans la voiture, pas des toccatas ou fugues pour grandes orgues, trop puissant, ce n’aurait pas été prudent, mais l’irrévocable tempo d’un Gould au piano. Elle avait d’abord fumé en silence, intimidée par l’ambiance. Puis encouragée par ses questions attentives, elle avait tenté de parer de quelques atours les contours embrumés de sa pauvre vie, histoire de s’accorder à la musique, presque trop belle pour y croire. Tandis que défilait le plat pays des banlieues éclairées au néon,  des jardins ouvriers et des champs labourés, elle avait fini par s’assoupir un peu, permettant ainsi à son chauffeur de se concentrer avec plaisir sur la conduite et la mise au point des détails de ce qui allait suivre.

Le coin était désert quand ils arrivèrent, et personne ne la vit descendre de voiture, il en était certain. Il l’aida un peu à marcher dans les graviers où elle se tordait les chevilles sur ses hauts talons. Puis ils entrèrent et il referma derrière eux. Il n’en sortit pas de tout le jour suivant.

Au soir enfin, il se dirigea en trainant les pieds vers la lourde porte d’acier de son atelier et tira contre le mur les sacs de ciment et la planche qu’il y avait adossés, on n’est jamais trop prudent. Ces objets inertes produisirent sur le sol rugueux le même frottement las que ses semelles. Il sortit le trousseau de clefs de sa poche et tourna la serrure. Lorsqu’il poussa la porte, elle grinça sinistrement dans ses tonalités habituelles : lente et découragée pour le laisser sortir, fatale et furieuse lorsqu’il la referma. Il ne réussit pas à amortir son choc contre le second battant et son tonnerre sourd l’atteignit en plein ventre, continuant d’y résonner  pendant qu’il reverrouillait serrure et cadenas.

Il leva la tête vers le ciel, sombre évidemment, comme s’il cherchait les éclairs qui auraient dû accompagner sa sortie. Rien. Pas même un rayon de lune, pas un souffle de vent dans les haies maigres et noires de ce coin isolé à l’écart des maisons et de l’éclairage public. Normalement, enfin si la morale et Dieu se faisaient respecter, une nuée de sauterelles aurait dû s’abattre sur sa tête, ou une pluie de feu, de bombes de lave en fusion, le glaive de la foudre le réduire en cendres. Mais non. Rien. Rien que l’écho si particulier du vide dont il était plein.

Ses mains étaient propres, tout son corps sentait le savon. La dépouille était au frais. Celle-ci encore pourrait fournir de longues heures, des jours de volupté, et de nombreux fétiches. Il les aimait de plus en plus. Non seulement ils étaient plus durables que l’emballage qui les avait contenus  et dont il abrégeait toujours trop vite l’agonie, emporté par son ardeur, mais encore on pouvait vraiment les transformer à loisir sans autre souci du temps que de fortifier sa résistance aux odeurs de putréfaction. Un moment de nausée est vite passé, c’était ce qu’il se répétait en se dirigeant vers sa voiture, une grimace sardonique aux lèvres en guise de sourire. Il était temps de rentrer, sa normalité l’attendait : maison, famille, et reprendre demain matin les répétitions pour le concert de samedi s’il n’était pas trop fatigué. Sinon, il s’octroierait une grasse matinée. Il l’avait bien méritée.

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