Coup de blues à Vigneux

Yves Schwarzbach

Errance urbaine, fiction ou peut-être vérité.

Vigneux-sur-Seine, tu vois mec, et je te parle comme à un ami même si je ne te connais pas, je ne sais pas d'où tu viens ni où tu vas, et d'ailleurs j'ai un coup ou deux dans le nez, ou dans l'aile si tu préfères, au fond je m'en fiche de savoir si tu es de Vigneux, enfin, sans vouloir te faire de peine si par hasard tu y habitais, y'en a bien qui sont de Villetanneuse, je dis ça comme ça. L'Essonne, c'est jamais que Neuf-Trois moins deux, hein ? Tu comprends pas ? 91... Bref, Vigneux est un lieu sans lieu, une utopie comme on dit quand on veut faire genre. Mais c'est une utopie morte, c'est là qu'on met à la benne tous les rêves déchus, tous ces enfants morts-nés d'un siècle échu, tandis que le notre se réveille avec la gueule de bois et mal au bide, tout enflé des rêves avortés du précédent.

Vigneux. Sur Seineux. Dans l'Essonneux. Euh, bon, enfin... Une ville, tu vois, mais une ville sans vigne, oubliée de Dionysos et de Noah. Ouais, je sais, c'est compliqué ce que je dis mais bon, Dionysos c'est pas un groupe, c'est un dieu grec et Noah, c'est pas non plus un chanteur. Et Vigneux, comme il n'y a pas de vignes, c'est une ville où personne ne danse ivre et tout nu au milieu des vignes, une ville qui ne te donne pas même un bout de Seine à voir comme une brave fille laisserait deviner son string, une ville qui ne met en scène que l'envers du décor, comme l'enfer le fait du corps quand la mort sculpte l'énigme d'un sourire sur un visage. Alors, comme moi tout à l'heure, tu ne sais pas trop quoi faire, alors tu arpentes un Port aux Cerises sans griottes ni cœurs de pigeon, tu vois un port mort qui ne connaît plus la crise mais se souvient de mois de mai sans cerises, qui te ne parle pas de jolies filles au cœur d'artichaut, en robes légères qui volent sous la brise, de celles qu'on effeuille comme des marguerites. Avec un quai du port en plus, je te mens pas, mais vide, sans navires ni sirènes, ou peut-être bien avec des sirènes d'autrefois qui n'auraient jamais vu la mer et qui, comme des chargeurs éreintés, prendraient leur pause sur le pont de noires péniches avant de replonger dans l'eau amère.

Va savoir. Mais oui, tu es déçu, tu lui tournes le dos à ce fleuve bégueule qui t'ignore, comme elle a tourné les talons, cette femme qui t'a envoyé sur les roses en riant, et tu reviens à la gare où ce matin, voyageur sans valise, tu es tombé du RER et que tu l'avais reconnue et puis suivie jusqu'à chez elle, qu'elle a juste ri quand tu lui as proposé de prendre un café, et que tu es revenu ce soir après le boulot pour lui faire la surprise. Et maintenant, juste quelques heures après, t'as tout perdu. Avide de tendresse, tu cherches des yeux les regards qui t‘évitent, tu quémandes un mot d'encouragement comme les claudos t'ont tapé un euro mais tu vois bien que cet endroit où tu as échoué n'appartient ni à la ville ni à autrepart. C'est juste un cul-de-sac où ne mène qu'une putain de rue Charon, cet avare dépouillé de l'obole des morts par un type en scooter. Ouais, mec, on dit Karon, avec un K comme Kultur, pas Sharon, pas comme Sharon Stone. Basique, mec, même si tu sais pas. L'instinct, tu vois, c'est ça qui m'a fait la suivre. J'ai cru que c'était Elle. La seule, l'unique. Je l'ai revue ce matin à la boulangerie. Putain… Tu vois, la boulangerie dans la rue en face de la sortie de la gare. Là où il y a les jardins bien léchés, cette rue Molière qui faisait tellement la fière quand tu es arrivé ce matin, avec les maigres lierres qui étreignent la meulière comme l'a fait cette femme avec son amant, avant que le train du soir ne l'emporte. Tu les as suivis, oui, et tu les as vus s'embrasser sur le quai, il lui faisait au revoir de la main à travers la vitre du wagon et maintenant les érables pleurent sous la pluie d'automne, la bière renversée sèche en larges auréoles sur la table du rade et tu sais qu'il est trop tard pour toi.

Tu m'écoutes, mon gars ? Tu voudrais bien lui filer le train encore une fois à cette femme, rien de méchant, juste la retenir par la manche de son imper beige pour qu'elle te regarde enfin, te sourie et te dise d'entrer chez elle, mais elle s'en foutait, elle ne pensait déjà plus à toi. Tu n'existais pas, t'existes plus. Elle non plus. Alors tu marches sans but, tout seul en fumant pour tuer le temps et pas rentrer chez toi, et tes pas vont jusqu'à cette fichue cité Maurice Marion, et tu penses à tous les Maurice de la terre, les Piallat, les Thorez et les Papon, tu voudrais te vider la tête comme tu retiens tes tripes de le faire, et tu aimerais te perdre entre chien et loup dans la forêt qu'il y avait là autrefois, coupée durant la guerre par les voisins pour faire du feu quand l'hiver les Allemands brûlaient des Juifs et des boulets de charbon, et tu espères peut-être chasser ton spleen entre ces maisons toutes pareilles, ces cocons si coquets que des conducteurs du métro et des poinçonneurs des Lilas ont construits à la sueur de leur front, dopés à l'épopée prolétarienne même si le Front populaire avait déjà refermé la cage au camp d'Argelès-sur-Mer et que Staline avait fait son Goulag, en pensant à ce bon vieux temps, quand Montant allait à bicyclette avec Paulette et que Paulette se montrait bonne fille.

Mais ça ne marche pas, ça ne peut pas marcher alors toi tu marches, même si t'es bourré et encore médiateur culturel et que tu crois à la culture en banlieue et tout ça. Je bosse à la bibliothèque, tu vois, contractuel. Et toi, tu fais quoi déjà ? Ah ouais, tu m'as dit que tu ne bossais pas. Saleté de crise, salauds de patrons. Bon, alors tu t'en vas, tu pars la queue entre les jambes, tu allonges le pas et tu regardes autour de toi mais il n'y a que la Croix-Blanche et ses tours érigées sur un jeu d'échec grandeur nature, plantées toutes jaunes comme dans un tableau de Chirico ou les dents d'un de ces types qu'on voyait au bistrot quand j'étais gosse, le café-calva sur le zinc et la Gitane-maïs au bec, mater les hanches des filles dès que leur bonniche tournait le dos, et l'ombre des tours abattues hante encore cette place de tous les vents, ce vide qui remplit l'espace de la tour d'avant, cet endroit tout neuf qui fait déjà vieux et passe son tour comme ta soif d'amour.

Eh, écoute-moi, frangin, tu t'appelles comment déjà ? Me laisse pas tomber, pas maintenant. Je te disais qu'à ce moment là, la tête te tourne, tu te sens comme l'eau du siphon d'une baignoire qui se vide, et pas loin de toi, au bout de la ruelle avec ses fleurs et ses poubelles, là où tu n'oses déjà plus aller même pour gerber, il y a cette école, Romain Rolland qu'elle s'appelle, qui t'attend au tournant, une belle école qui a été neuve et républicaine quand le monde avait cinquante ans de moins, quand on croyait avec Jaurès, Barbusse et Allende aux défilés des lendemains qui chantent et à la concorde entre ceux qui martelaient « plus jamais ça » et puis encore, dans l'inventaire de cette ville à la Prévert, entre légion d'honneur et raton laveur, tandis que n'en finit pas la semaine d'Appolinaire qui s'enivrait bien en aval sous le pont Mirabeau, ici dans la Zone au cou coupé, au collège Paul Eluard, emmuré comme si l'école était l'antichambre de la prison et l'amour une histoire qu'on ne vit que dans des livres, passe l'heure, sonne le glas, s'engloutit l'espoir et finit la condition humaine depuis qu'Eugène Grindel s'en est tiré pour écrire « Liberté » sur un cahier d'écolier.

Alors, après avoir pissé tes bières entre deux réverbères, maculant le mur d'un immeuble sans murmures, longeant en cachette les haies et les herses qui luisent dans le noir, sous le halo lugubre des vapeurs de mercure, tu crois voir un mail planté de beaux et vénérables platanes comme on les aime dans le sud, et tu imagines la poussière et les cigales dans l'après-midi d'été et le parfum des fleurs quand on y flâne à la tombée du jour et le goût de l'anisette sur la langue et celui du baiser des femmes ivres, un joli mail comme celui d'Uzès, cette ville dont la duchesse se montrait si facile que Racine disait que ses nuits étaient plus belles que nos jours, un lieu où les gens vont et viennent, flirtent et se frôlent, déambulent ensemble et peuvent rire de toutes leurs dents mais ce mail ici se démaille comme un train déraille, et soudain de proche en proche cette ville factice se détisse autour de toi, entre tes doigts cette ville s'éfiloche et bouloche, se déloque et se défroque et tu restes à la regarder, lasse et nue comme la détresse elle-même, bouche bée dans une atmosphère hallucinée de confins de la Terre, sous une lueur de fin du monde, celle que la ville lumière, tellement près de toi mais tellement hautaine, diffuse sur tous ceux qu'elle refuse.


6-10 novembre 2014.

Pour Nicolas Thibault, Fernando et les autres du Groupe de Vigneux dans le cadre du projet de "Des livres dans les cintres" - Compagnie du huitième jour - CMP de Vigneux.

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