Coup de foudre
Fanny Finet
« Va au cinéma et décris-moi l'histoire » me lance-t-elle quelquefois. Ce soir, lorsque Marlène prononce cette phrase, je sursaute et la regarde un moment sans rien dire. Sa voix a réveillé le souvenir de notre rencontre. Cela fait un an aujourd'hui...
J'avais besoin d'occuper mon temps libre depuis que j'avais déménagé ici. Ville neuve. Vie neuve. Les compteurs étaient remis à zéro. Singulière sensation. J'étais seul avec moi-même. Tout était à refaire. L'excitation se teintait de peur. Peur du vide. Peur de la solitude. Peur du noir. Alors un jour, j'ai poussé la porte de cette association. Devenir guide pour aveugles. Pour moi qui avait toujours fui, baissé le regard quand la vie me faisait mal aux yeux, c'était paradoxal, presque ironique. Mais après tout, ici, personne ne me connaissait. Tout s'était mis rapidement en place et le dimanche suivant, je partais en randonnée avec de parfaits inconnus. Je guidais ces gens, aveugles, qui n'avaient jamais vu ou pas assez longtemps. Néanmoins, ils sentaient les choses, ils ressentaient la vie. La première fois que je m'approchai de Marlène sans dire un mot, elle avait levé légèrement le menton en l'air tout en souriant.
« Michel, c'est toi ? » Surpris d'avoir été démasqué, je bredouillai « Oui… oui, c'est moi ! Jean m'a dit que tu n'avais pas de guide, alors je viens ! eh eh ! »
Elle se racla la gorge. J'étais gêné, empêtré dans ma maladresse. Je ne voulais pas qu'elle pense que j'avais pitié d'elle. Finalement, elle brisa le silence de son rire cristallin qui me troubla au plus profond. Elle me prit par le coude. J'espérais qu'elle ne me sente pas trembler.
Ce fut la plus belle journée que j'aie passée avec une femme. La plage de l'Espiguette s'étendait devant nous à l'infini. Les rayons du soleil chauffaient notre peau. J'avais quarante ans. Divorcé sans enfants. Une femme charmante se tenait à moi. Je sentais la chaleur de sa main se propager dans mon corps, me réchauffer l'âme. J'étais heureux. Enfin.
Très vite, nous nous sommes revus. Chez elle d'abord, c'était plus pratique. Elle me raconta comment elle avait perdu la vue dix ans auparavant à la suite d'une maladie dégénérescente. Je remarquai qu'elle gardait à l'esprit et dans sa manière de se comporter toutes les habitudes d'une voyante. Sa maison était décorée de tableaux enluminés. Elle se maquillait tous les jours et adorait faire les boutiques. En l'observant le matin choisir ses habits avec soin avant d'aller travailler, j'oubliais presque son handicap. Vu de l'extérieur, Marlène menait une vie haute en couleurs. Malgré tout, ceci ne devait n'être qu'une illusion. Elle avait perdu la vue. Définitivement. Et elle était plongée dans un monde abyssal où seule la matérialité palpable devait baliser sa vie dorénavant. Le long des murs de sa maison, à mi-hauteur, une longue trace noire parcourait l'ensemble des pièces : celle de ses mains. Elle se tenait aux murs comme je m'accrochais aux branches de la vie. A une différence près : elle garde le sourire.
Marlène m'a sorti du noir. De la peur. De la solitude. Elle est le soleil qui irradie ma vie. Cette pensée me fait sourire.
« Oui ma chérie, j'y vais ce soir avec Damien. Pas sûr que ce film t'intéresse. Je te raconterai si ça vaut le coup. Et toi, tu vas toujours au resto avec Anne? »
Je suis assis sur le fauteuil, dos à elle. Pour toute réponse, elle m'embrasse dans le cou en m'enlaçant tendrement. Je frissonne et laisse ses cheveux, un instant, me cacher la lumière.