Coupable, et après...
laera
J'entends des cris dans l'appartement du dessus. Je regarde l'heure : minuit moins vingt. Un choc énorme, puis le silence précède le bruit d'une porte claquée. Je suis à présent complètement réveillée. Que s'est-il passé ? Je m'inquiète pour mes voisins. C'est un couple aimable. Je suis troublée. J'hésite à aller les voir ou à appeler la police.
Je sors de mon lit avec précaution pour épargner ma hanche. Je trottine vers mon salon. Que faire ? Je tente de me rassurer. Ils ont peut-être laissé tomber quelque chose, ou ce n'est qu'une bruyante scène de ménage. Pourtant je n'entends pas de cris.
J'essaie de lire, mais je n'arrive pas à me concentrer, mais je suis trop tendue pour me recoucher. Malgré moi, je n'arrête pas de lever les yeux vers le plafond. Plus aucun son ne filtre de leur appartement. Je sais que je ne dormirai plus. Donc, je me prépare une tisane, puis reprends mon livre en espérant que la nuit passe vite et que mon agitation retombe.
Soudain, le silence nocturne est troublé par des pas dans l'escalier. Il y a des voix qui chuchotent. Mue par un étrange pressentiment, je me rends dans l'entrée afin de regarder à travers l'œilleton. Il s'agit de deux gendarmes. Ils continuent à monter. J'attends qu'ils soient arrivés à l'étage supérieur puis j'entrebâille ma porte pour écouter. Je m'inquiète terriblement.
Ils sonnent chez mes voisins. La porte s'ouvre presque immédiatement. Une voix inconnue demande :
— Bonsoir, connaissez-vous M. Yanis Barkesh ? Êtes-vous de sa famille ?
— Oui, qu'est-ce qui se passe ? demande Sébastien d'un ton inquiet.
Je pose la main sur le crucifix que je porte en pendentif. Je devine qu'un drame est arrivé.
— Je suis navré, mais M. Barkesh a été renversé par une voiture. Il est décédé sur le coup. L'hôpital vous contactera demain pour les dispositions. Je vous adresse mes sincères condoléances.
J'entends le gémissement accablé de Sébastien. Le policier lui adresse quelques paroles de réconfort puis propose d'appeler quelqu'un. Sébastien refuse d'une voix pleine de sanglots. Sa détresse me serre l'estomac. La porte se referme et les deux gendarmes s'attardent une seconde sur le palier avant de partir.
La tristess m'envahit. Je repense à ma solitude après la mort de mon mari. Je décide de monter lui apporter mon réconfort.
Je sonne et au bout de quelques instants je m'adresse à Sébastien pour lui demander de me laisser entrer. Je me souviens quand Yanis et lui m'avaient aidée à surmonter la perte de mon Edmond. La douleur m'emprisonnait à la maison. Ils m'apportaient des vivres et m'invitaient à manger. Yanis me disait que j'étais sa Mamina, et maintenant il est mort. Je réprime mes larmes,. Je dois me montrer forte. Je suis certaine que Sébastien se trouve derrière le battant.
— Sébastien, j'ai besoin de toi, on est plus fort quand on pleure à deux.
Il ouvre la porte. Je sursaute devant sa mine épouvantable : ses yeux sont gonflés et ses cheveux bruns sont en bataille. Sa main saigne abondamment. Il reste là, devant moi, les bras ballants. Je m'approche de lui et je le serre dans mes bras. Je ne me préoccupe pas du sang, je suis trop vieille pour avoir peur du sida. Il se laisse aller et, comme il me domine, il m'enveloppe de son désespoir bruyant et humide.
Je le berce quelques secondes avant de le conduire vers le canapé. L'appartement est dévasté. Le choc que j'avais entendu n'était pas anodin, il a dû se passer quelque chose de grave ce soir.
— Je l'ai tué, gémit Sébastien
Je reste muette de stupeur, puis je réalise que la police l'aurait arrêté si tel était le cas.
— Tu ne l'as pas tué, il est mort d'un accident, dis-je gentiment.
— Vous ignorez tout ! Je l'ai frappé. Il est parti et il est mort ! Je l'ai tué ! Je suis un monstre ! Yanis était tout pour moi, mais tout ce que je sais faire, c'est détruire les gens !
Sébastien s'échauffe son visage rougi. Je commence à comprendre l'origine du bruit et de la porte qui claque. Je ne sais pas quoi ajouter.
— C'est de ma faute, on avait du monde à la maison et Richard a osé draguer Yanis. J'ai vu rouge ! Yanis, lui, semblait ne rien voir. Vous connaissez Yanis, il est drôle, solaire, mais il n'a pas les pieds sur terre. J'observais Richard et Yanis et j'ai bu, beaucoup trop bu. Ça m'a rendu agressif.
Je pose la main sur celle de Sébastien, en un geste apaisant. Il a les yeux dans le vide. J'ai l'impression qu'il revit la soirée.
— J'ai été impoli… Les invités sont partis et j'ai immédiatement déconné. J'ai accusé Yanis de s'être laissé draguer par Richard. Je lui ai dit qu'il m'avait fait passer pour un con ! Je regrette tellement.
Je ne peux qu'acquiescer légèrement, je m'imagine la scène.
— Yanis m'a dit qu'il s'en foutait de Richard ! Il m'a accusé de ne pas avoir su gérer la situation. De ne pas être venu le chercher. Il m'a même traité d'ours vaniteux !
Sébastien, lâche un petit ricanement avant de reprendre douloureusement.
— Il m'a vexé. J'étais frustré. Je n'ai jamais su gérer mes sentiments. J'étais comme fou, je l'ai frappé. Un coup, un seul, et Yanis est tombé… Mon poing est parti si fort qu'il est resté sonné un instant, avant de se relever.
Sébastien déglutit douloureusement et raconte d'une voix faible.
— Je revois ses yeux pleins de larmes, sa mâchoire rougie par le coup. Il s'est relevé et s'est enfui dans la nuit sans même prendre sa veste ni prononcer un mot. Il est mort. Je n'ai pas pu lui dire que je l'aimais ni m'excuser. Je l'ai tuéééé…
Sébastien pleure à s'en étouffer. De la morve coule de son nez, il l'essuie de sa main ensanglantée sans prêter attention aux traces rouges qu'il dépose sur son visage. Je sors mon mouchoir pour le nettoyer. C'est alors qu'il s'accroche à moi tout en plaçant sa tête dans mon coup. Je l'entoure de mes bras frêles en lui caressant gentiment le dos. J'ai les yeux humides et le cœur serré. Le pauvre, il va avoir du mal à s'en remettre. Je tente de ne pas le juger, sa détresse semble sincère.
— C'est bien que tu me parles, que tu exprimes tes sentiments.
J'ai dû prononcer le mot qu'il ne fallait pas. Sébastien se détache et me regarde durement. Il me fait presque peur. Il se lève et me dit :
— Je ne mérite pas votre aide, je préfère rester seul.
Je veux protester, mais Sébastien fait mine de me reconduire à la porte.
— Laisse-moi au moins soigner ta main, propose-je en espérant le calmer.
— Partez ! Je ne mérite aucune compassion, je suis un monstre !
Je me retrouve sur le palier, désemparée et avec du sang plein ma jaquette. Je retourne d'un pas lourd à mon appartement. Sébastien a besoin d'aide, à contrecœur, je passe un coup de fil désagréable.
Au petit matin, des ambulanciers arrivent et parlementent avec Sébastien, au bout de quelques minutes ils l'emmènent. J'entends ses insultes alors qu'il descend l'escalier. J'ai honte, et je prie pour que ma décision soit la bonne.
* * *
Quatre ans plus tard
Dans le salon clair et moderne, Sébastien est vautré sur le sofa en cuir crème. Il est rasé de près, bien coiffé et ses traits sont détendus. Il a passé son bras autour des épaules d'Alain, son compagnon, un homme fin d'une trentaine d'années, très stylé qui porte des lunettes aux montures épaisses mettant en valeur son visage mobile. Sébastien regarde un film tandis qu'Alain, comme à son habitude, joue avec son téléphone. Il ne lève la tête que pour lancer des piques humoristiques sur le scénario ou la piètre qualité du doublage. Sébastien sourit à ses remarques, attendri.
Ces dernières années ont été dures pour lui. Il est resté longtemps en clinique, avant de remonter la pente. Depuis environ deux ans, il a recommencé à vivre. Il ne s'est pas encore pardonné, mais avec l'aide des médecins, de sa voisine et des quelques rares amis qui ne lui ont pas tourné le dos, il s'est reconstruit et a rencontré Alain.
Grâce à son nouveau copain plein de charme et d'énergie, Sébastien se sent mieux. Il est devenu moins taciturne et plus calme, presque placide. Il n'a d'ailleurs plus jamais cédé à la violence. L'exubérance et la joie communicative d'Alain sont un baume pour lui.
À l'écran, une course-poursuite se déroule à grand renfort de sirènes et d'accélérations. Une voiture folle grimpe sur le trottoir, les passants s'enfuient à toutes jambes. Sébastien se crispe. Alain pose son téléphone et se tourne vers lui. Il lui glisse un baiser dans le cou et ajoute d'un ton légèrement ironique : « C'est vraiment de la daube ces films américains ! » puis il se blottit contre Sébastien, éloignant par sa seule présence les idées noires qui montaient en lui.