Coupables

Océane Martin Aguilera

C'est comment la société arrive à nous faire sentir coupable. Qu'on le soit ou non d'ailleurs. Que ce soit dans le domaine scolaire, du travail, de la famille ou du relationnel, on aura toujours au fond de nous, dans une parcelle de notre coeur, une pointe de culpabilité. On nous dit souvent dans les livres de développement personnel ou dans les conférences comment vivre avec cette culpabilité, comment la rendre vivable au quotidien pour nous, pauvres mortels. Mais jamais on ne nous explique que la plupart du temps, cette culpabilité n'est pas légitime.

On sait que plus de 80% de nos peurs sont en réalité des créations de notre cerveau, et une anticipation, plus qu'un danger ou une douleur réelle et avérée. Il en est de même avec la culpabilité : on en ressent toujours, et pourtant, dans la majorité des cas, on ne devrait pas avoir à la ressentir.


Alors vous allez me dire, pourquoi la ressentons-nous, cette culpabilité malsaine. Je vais vous dire pourquoi on la ressent : parce qu'on nous a appris à faire culpabiliser non pas les bourreaux, mais les victimes. Et cela commence dès la petite enfance. Un enfant en fait pleurer un autre : l'agresseur est sermonné pour avoir porter un coup, et pourtant, celui qui pleure est sermonné pour faire une montagne de ce qu'on considère comme « pas grand chose ». C'est exactement la même chose quand on grandit, qu'on devient un adolescent, jeune adulte et adulte. Les rouages sont plus complexes, mais c'est exactement la même chose.

Il suffit de voir comment sont traitées les victimes. Et surtout, comment on considère les blessures émotionnelles. Vous n'avez jamais remarqué à quel point les gens sont plus compatissant, attentionnés et prévenant avec les personnes souffrant de maux physiques, comparés à ceux qui souffrent de maux psychiques ? Non, vraiment jamais ? Je vais vous poser une question : à combien de personne ayant une douleur physique avez-vous dit « N'en fais pas tout un flan, ça ira mieux demain tu verras » ? Peu, ou si c'est le cas, ce n'était pas avec un ton hautain. Alors qu'une personne qui a mal à l'intérieur est toujours et souvent incomprise, voire méprisée, et sa douleur sous-estimée, sous prétexte que tout un chacun ne peut pas la mesurer avec un appareil médical ou électronique.


C'est à cause de ce mépris du sentiment et des émotions humaines que l'on se trouve face à ce retournement de culpabilité. La victime va être sermonnée, quand dans la plupart des cas, ses bourreaux sont épargnés de toutes remontrances. Comment ? C'est très simple « Tu prends les choses trop personnellement ». Combien de fois est-ce qu'on a entendu cette phrase, combien de fois se l'est-on dite ? Bien trop de fois. Que l'on soit jeune ou vieux, dès qu'une de nos réactions sortant de l'ordinaire sera stimulée par un sentiment puissant, on sera dénigré.

Pourquoi pensez-vous donc que les suicidaires sont toujours incompris, traités de fous, d'égoïstes ? Pourquoi pensez-vous donc que les gens ont si honte de se mettre en colère ? Pourquoi pensez-vous donc que les humains ont peur de montrer une faiblesse émotionnelle ? Tout simplement parce qu'ils savent que derrière, ils ne pourront compter que sur eux-même face à leurs détracteurs et face à la majorité de leur entourage.


On va, en plus de laisser une victime sans aide, l'enfoncer encore plus, et rajouter à sa douleur déjà présente — au point de se matérialiser dans le réel — une culpabilité et un sentiment de honte… Et cela pourquoi ? Parce que l'être humain, aujourd'hui, est incapable de compassion envers un être qui souffre d'un maux sur lequel il ne peut poser de définition et de frontière.

Prenez un exemple tout bête : une adolescente, mal dans sa peau, qui a des amis mais qui se sent seule. Si elle en parle à quelqu'un, qui que ce soit, la première réaction sera toujours la même, au mot près : « Mais tu es entourée, tu n'es pas seule. » Mais laissez moi vous expliquer l'envers du décors.


La solitude n'est pas qu'un fait social et physique. C'est avant tout une situation psychologique, extrêmement dure. On sait tous que l'être humain est un animal qui a besoin de contact social pour exister et survivre. Sans cela, il devient fou, triste, au point de s'en laisser mourir. Pensez-vous sincèrement qu'une personne, homme ou femme, qui se sent rejetée et mise à l'écart, se sentira entourée, même si elle est dans un groupe ? Pensez-vous sincèrement que quelqu'un qui va se sentir à côté de la plaque et incomprise dans le milieu et lequel il évolue, va avoir l'impression d'être entourée ? Nous vous êtes jamais arrivé à vous, dans votre jeunesse ou même encore maintenant, de ne pas vous sentir à votre place, que certains restent avec vous seulement par politesse plus que par envie, ou simplement, de ne pas avoir l'impression d'être dans la même bulle que les autres ? C'est de ce sentiment de solitude là, dont je vous parle.

Alors imaginer la douleur que peut ressentir cette personne X, quand on lui fait comprendre que sa douleur et son sentiment de non-intégration n'est rien, que c'est juste une exagération parce que les faits sont là : elle ne mange pas seule à la cafétéria. À quel point ce rejet de toute tentative de compréhension pour vous faire vous sentir encore plus seul et souffrant.

De fait, un sentiment va vite arriver : la culpabilité. On va alors, au lieu d'aider cette personne à s'intégrer, la soutenir, ne fut-ce que pour quelques jours, on va la pousser à se dire que quelque chose cloche chez elle pour qu'elle ne perçoive pas le monde comme toute personne sensée devrait le percevoir.


Il en va de même quand on a un accès de colère : on ne va jamais chercher à comprendre pourquoi on est arrivé au point de non retour où exprimer de la colère était la seule solution… mais on va toujours vous faire savoir que votre colère est impardonnable et injustifiée.

Sauf qu'on oublie souvent que derrière la colère, se cache très souvent une douleur tellement grande, qu'elle a fini, comme le vin tourne au vinaigre, par se transformer en haine. Haine tellement puissante qu'elle finit par sortir à grand torrent, plus ou moins fougueux et plus ou moins violent. On ne verra que rarement une personne en colère, est souvent une personne qui souffre, et qui a assez de courage pour montrer sa douleur sous son pire jour. Comme on verra plus souvent quelqu'un dire « Arrête ton cinéma ! » plutôt que « Qu'est-ce qui t'es arrivé pour que tu en arrives à ce point là ? ».


Ce sera exactement la même histoire, le même scénario, quand quelqu'un a mal, et tente d'en parler. Un « Tu exagères un peu », « C'est qu'une mauvaise passe » ou « Arrête de te victimiser » se glissera toujours dans la conversation. Comment ne pas se sentir coupable de mal agir quand on nous rétorque ce genre de salades quand tout ce qu'on a besoin d'entendre, c'est « Je peux comprendre. » ou « C'est pas génial comme situation, tu peux compter sur moi si tu as besoin de parler ou d'une main pour t'en sortir ». Ou tout simplement, un signe de compréhension, et non pas de rejet ou de mépris.

Et ces petits mots, pourtant anodin, peuvent déterminer la vie et la mort de quelqu'un à une vitesse ahurissante. C'est pour cela que les suicidaires sont autant incompris et traités en paria. Mais tout le monde semble oublier que la dépression est une épée de Damoclès au dessus de chacune de nos tête, et qu'elle peut s'abattre sur nous, entraînant des envies d'en finir, à tout moment. Vous pouvez être la personne la plus heureuse du monde un jour, et être tout son contraire le lendemain, à vous demander si vous arriverez à supporter cette douleur qui vous terrasse.

J'ai tendance à penser que le suicide n'est jamais la solution, et ne sera jamais la solution. Mais je peux comprendre aisément pourquoi certains empruntent cette voie. Comment ne pas l'envisager quand vous avez mal, mais qu'on vous culpabilise à cause de cette douleur que la majorité juge injustifiée et excessive, que personne ne vous tend la main, et que pour vous, la seule solution pour arrêter d'avoir mal et d'être tourmenté à chaque heure du jour et de la nuit, est de passer de l'autre côté de la barrière ? Je n'approuve pas, mais je comprends. Tout comme je comprends ceux qui vont taper les murs à s'en briser les phalanges pour ressentir une douleur, non plus morale et physique : bien que bénigne, elle sera toujours mieux considérée que la plus grande des douleurs émotionnelles.


Cette culpabilisation de toute personne ayant mal, ou ne rentrant pas dans les clous que la société cherche à nous imposer, va jusqu'à des extrémités aussi glauques qu'aberrantes : un individu sera presque toujours accusé de chercher le harcèlement qu'il subit. Homme ou femme, bien que ces dernières soient plus touchées à cause d'une société patriarcale qui a du mal à évoluer et à oublier ses vieilles traditions machistes et sexistes.

Si une femme se fait harceler dans la rue, on dira que c'est parce qu'elle avait des talons et un jolie jean, et donc qu'elle cherchait à attirer les regards. Quand une pose une plainte pour viol, une des premières questions qu'on lui pose est « Que portiez-vous ? » : comme si une tenue provocante pouvait excuser ou expliquer un acte aussi immonde. Comme si porter un décolleté, un col-roulé, un jean ou un jupe pouvait pardonner un criminel, parce que vous comprenez « Elle l'avait bien cherché, habillée comme ça ! ». Alors même qu'elle vient de subir ce qui peut arriver de pire à une femme, on va la culpabiliser quant à sa tenue, son attitude, son être propre, au lieu de réprimander et de punir un homme sans respect ni considération pour l'autre sexe qui n'a pas su contrôler ses pulsions.


Ne sentez-vous donc pas qu'il y a un problème dans la matrice ? Que l'on se trompe de cible ? Qu'il serait peut-être temps d'arrêter de rajouter du poids sur les épaules des souffrants, pour plutôt voir au delà des réactions ? Au lieu de chercher à masquer les conséquences, chercher à comprendre les sources, pour mieux les éradiquer ? Quand comprendra-t-on enfin qu'une douleur, même pour une chose minime, n'est jamais sentie comme petit ou grande ? Que ce qui compte, ce n'est pas la proportion de la réaction, mais la réaction elle-même ? Qu'importe qu'untel soit fou de douleur parce qu'il ne se sent pas intégré, ou parce qu'il a perdu un être cher : dans tous les cas, cette personne a mal. Il serait peut-être temps de comprendre qu'une personne qui a mal, on ne la dénigre pas, on ne lui dit pas que sa douleur est injustifiée ou sur-faite, on ne le fait se sentir honteux : on l'aide.


Quand on aura compris cette chose simple, beaucoup de bonnes choses arriveront. En attendant, des adolescents continueront à se pendre, les gens à s'énerver, et les souffrant à s'endormir les joues marquées par les sillons que les larmes ont gravées.

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