CRICRI D'AMOUR

Catherine Killarney

La vie en entreprise - celle qu'on ne raconte pas dans les journaux.

          Chloé réussit à sécher ses larmes et à calmer ses sanglots. Elle vérifia dans le miroir de son poudrier que son mascara n'avait pas coulé sur ses joues et enleva quelques traces. Elle respira un grand coup, enfila son manteau et sortit.

          Comme tous les jours, elle se rendit au centre commercial tout près du bureau. Elle y déjeunait autrefois avec sa collègue, souvent d'un sandwich car les repas même simples de la cafétéria étaient beaucoup trop chers. Mais aujourd'hui, Jennifer n'était plus là et ses autres collègues semblaient la fuir. Il ne fallait pas être vue, en ce moment, en train de bavarder avec la bête noire du patron. Elles se gardaient d'ailleurs bien de lui apporter le moindre soutien lorsque ce dernier venait faire son petit numéro, vociférant, hurlant, jusqu'à ce qu'elle se mette à pleurer, bien qu'elle essayât de toutes ses forces de résister.

          Chloé errait dans les vastes allées bruyantes, sans but précis. Elle voulait surtout récupérer un peu et espérait que cet après-midi on la laisserait tranquille. Il allait falloir prendre une décision, ce n'était plus possible de supporter pareil traitement, mais elle continuait pourtant de vouloir se battre contre l'injustice. Se mettre en arrêt maladie ? C'était si facile… un signe de fuite, de faiblesse… Elle imaginait déjà les commentaires désobligeants qui ne feraient qu'empirer l'image qu'on donnait d'elle. Elle aurait aimé se moquer de ce qu'ils pensaient, mais bêtement elle voulait tout de même garder son honneur. Ils l'avaient tant encensée autrefois, et maintenant elle n'était plus qu'une moins que rien. L'arrêt maladie restait la seule solution qui pouvait la protéger de leur haine colossale puisque rien ne fonctionnait. L'avocat et l'Inspection du Travail lui avaient déjà dit qu'ils ne pouvaient strictement rien faire pour l'aider. Il fallait prouver le harcèlement. Mais comment ? Ils se gardaient bien de l'insulter par email !

          Elle entra dans la grande surface et dirigea ses pas machinalement vers le rayon jouet. Inconsciemment sans doute voulait-elle se retrouver dans ce lieu qui symbolisait l'innocence, la naïveté, la douceur, un endroit où n'existaient pas le capitalisme et ses saints patrons. Elle se retrouva nez à nez avec un gros ours en peluche qui semblait l'appeler. Elle sourit. Sa bouille ronde et attendrissante lui fut soudain d'un immense réconfort. Elle le prit dans ses bras ; il était tout mou, tout moelleux. Elle rit : « Je vais t'appeler Cricri d'Amour ». Cri pour Christophe, ce directeur autrefois aimé et respecté, qui l'avait louée tant de fois pour son précieux travail et qui aujourd'hui la sommait de donner sa démission et lui parlait comme si elle était une voleuse, une incapable, une sale prolétaire rebelle et improductive.

          Elle paya son ours ainsi qu'une barre chocolatée et s'assit sur un banc, regardant les gens s'affairer, rire, bavarder, grignoter leurs sandwiches. Elle avait assis Cricri d'Amour auprès d'elle et se réjouissait à l'idée du spectacle qu'ils constituaient tous les deux. Une femme très comme il faut, avec son sac et ses talons, et puis cette peluche avec son petit foulard jaune à carreaux, trônant près d'elle comme un ami intime.   

          Il fallut retourner au bureau. Elle s'efforça de prendre encore de longues respirations pour apaiser son cœur qui recommençait à battre la chamade, puis elle se rendit vers l'entreprise, Cricri d'Amour sous le bras. Une fois arrivée, elle l'installa près de son ordinateur, tourné vers les visiteurs, comme pour les accueillir.

          Elle avait à peine eu le temps d'avaler un verre d'eau que Christophe arrivait déjà, accompagné cette fois de son adjoint.

          - Alors ? Vous m'avez préparé votre lettre ? demanda-t-il, le visage fermé, le sourcil froncé, tandis que Damien, lui, regardait ses pieds. Déjà à l'attaque ? A croire qu'ils la guettaient par la fenêtre pour lui tomber dessus dès qu'elle serait là.

          - Non.

          Il soupira.

          - Vous n'avez pas le choix, Chloé. Vous devez me faire cette lettre. La direction l'exige. Vos caprices sont exténuants pour tout le monde.

          - Mes caprices ? Refuser de donner sa démission est un caprice ? Jamais je ne vous la donnerai. Licenciez-moi. C'est la loi. Si vous n'avez plus besoin de moi, vous me licenciez, un point c'est tout.

          - L'entreprise ne licencie pas. Je vous le dis, je vous le répète, vous m'épuisez !

          - Et moi je vous dis que vous n'avez pas le droit d'exiger ma démission, ce qui m'empêchera d'avoir mes indemnités chômage. Ce n'est tout de même pas difficile à comprendre ! J'ai besoin de vivre en attendant de retrouver un travail ! Vous avez licencié mes deux commerciaux. Pourquoi pas moi ?

          - Ce n'est plus d'actualité.

          - Parce que l'inspection du travail vous a dans le collimateur, c'est ça ? Parce que, par le passé, l'entreprise a déjà eu quelques petits soucis avec eux. Désolée, ce n'est pas moi qui dois payer la note.

          Il se remit alors à vociférer, comme il le faisait au minimum une fois par jour, depuis trois semaines. A l'insulter, à la traiter de tous les noms, de fonctionnaire (l'injure suprême quand on est dans le privé…) qui aurait voulu un petit boulot pépère (mais quel rapport, mon dieu, quel rapport ?), de comédienne très douée qui aurait mieux fait de se lancer dans le cinéma pour jouer les psychotiques, de malade mentale et autres gentillesses. Et puis soudain il avisa l'ours en peluche, surpris :

          - C'est quoi, ça ?

          - Vous êtes à deux contre un. Cet après-midi, j'ai décidé d'emmener du renfort. Y a pas de raison.

          - Vous êtes complètement folle, répondit-il en quittant enfin la pièce, suivi de Damien, toujours tête baissée.

          - Ouf, se dit Chloé, je vais peut-être avoir la paix maintenant. Merci Cricri d'Amour. Tu lui as coupé le sifflet, on dirait. Vais-je avoir un après-midi entier sans me faire incendier ?

          Six ans auparavant, Chloé avait pourtant été reçue par Christophe Michaudière avec le tapis rouge, pourrait-on dire. Ils avaient besoin d'elle. D'urgence. Et ils avaient de la chance, puisqu'elle était au chômage à cette époque. Chloé avait travaillé autrefois pour eux, mais seulement comme intérimaire. Elle avait fait une excellente impression. Et Christophe s'était soudain souvenu qu'au cours d'une conversation assez banale, elle avait révélé qu'elle parlait le grec couramment, son père étant né à Delphes. Or la société, dont la vocation n'était pas du tout internationale jusqu'à présent, venait de décrocher un peu par hasard un marché gigantesque en Grèce et les dossiers s'accumulaient. Elle vendait toutes sortes de financement pour les entreprises, dont un produit qui n'existait pas là-bas. Un collaborateur, Georges Arthier, en vacances dans les îles, avait sympathisé avec un ressortissant, fiscaliste de formation et chef d'entreprise ; ils avaient parlé affaires et de fil en aiguille, la rumeur s'était répandue : ce produit, par diverses subtilités et quelques niches dans la législation européenne, permettait une exonération de taxe sans risque, et totalement légale. Les arcanes de la finance européenne… Aucune ne s'accordait, chacune ses coutumes et ses bizarreries, comme dans le bon vieux temps, ce qui donnait un imbroglio dont quelques petits malins savaient tirer les ficelles.

          Arthier avait rapporté trois demandes, sans la moindre idée de la façon dont il allait pouvoir les gérer. De son agence lyonnaise, avec quelques experts du siège de Paris, il réussit à les traiter, tandis que d'autres arrivaient par dizaines. Bientôt Arthier ne fut plus occupé que par ces clients grecs et demanda que ce travail fût attribué à un autre bureau, car il n'était pas intéressé par l'international, ni formé pour ça. Christophe Michaudière, parlant anglais, fit savoir qu'il voulait bien s'en charger, à condition qu'on lui donnât l'autorisation d'embaucher un commercial. Le siège accepta… flairant la bonne, très bonne affaire. Rapidement, Clément Aristos, un jeune commercial grec récemment arrivé en France pour y suivre son épouse, fut embauché, et bientôt noyé sous des monceaux de demandes. L'informatique n'était pas adaptée à un marché étranger, on ne pouvait même pas rentrer un nom de pays différent dans les fiches clients, les taux de TVA n'étaient pas les mêmes, il fallait faire beaucoup d'opérations à la main, et interroger constamment le Ministère et ses services pour bâtir une procédure et être sûre de ne pas commettre d'impairs. Clément ne pouvait absolument pas y arriver tout seul et c'est ainsi que Christophe se souvint de Chloé, qui parlait grec.

          Lorsqu'elle arriva, on l'installa à un bureau couvert d'une bonne douzaine de cartons, lesquels contenaient des centaines de dossiers en attente que Clément, quatre jours par semaine en déplacement en Grèce, expédiait le vendredi en rentrant en France. Le téléphone sonnait sans cesse et des Grecs en furie exigeaient de savoir où en était leur demande et pourquoi ça traînait autant.

          - Ok, dit Chloé, on va procéder par ordre. Où sont les procédures ? demanda-t-elle à ses collègues assistantes.

          - Il n'y a pas de procédure, répondirent-elles, nous avons les nôtres, pour la France. Pour la Grèce, je crois que c'est à toi de tout inventer…

          - Mais comment faisait Clément ?

          - Il faisait du commercial… et ne se préoccupait pas de ce qui se passait derrière.

          Christophe Michaudière lui confirma que rien n'était d'équerre, qu'Arthier avait pu valider ses premiers dossiers, péniblement, avec l'aide du siège ; on n'était sûr de rien, mais techniquement (et sans informatique), ça marchait. Il appartenait maintenant à Chloé de mettre en place une procédure qui tenait la route, validée par les autorités concernées, le plus vite possible, tout en gérant tous ces dossiers en retard… Le challenge était énorme. Mais passionnant aussi. Chloé avait toujours aimé ce qui sortait de l'ordinaire, et pour le coup, elle était servie.

          Tout en essayant de calmer et de faire patienter un maximum de clients en leur expliquant que la société était victime de son succès, mais que tout allait très vite s'arranger, elle téléphonait au Fisc, aux Douanes, et autres diverses administrations pour se faire expliquer toutes les étapes à observer et toutes les obligations à respecter. Elle bossait jusqu'à dix à douze heures par jour, et parlait en grec plus des trois quarts du temps, devant s'habituer au vocabulaire particulier de la finance. Elle avait acheté un manuel spécialisé et révisait le soir et le week-end chez elle.

          Une certaine rivalité, qu'elle avait du mal à comprendre, naquit entre elle et les assistantes, qui géraient uniquement les dossiers français. Tout ce petit monde travaillait en open space et on fit remarquer bientôt à Chloé qu'elle fatiguait tout le monde « avec son grec ». C'était « joli à entendre » mais ça les déconcentrait. Comme elle avait été embauchée pour ça, difficile de satisfaire ces dames… Elles exigèrent qu'on lui attribuât une pièce à part, ce qui fut accordé ; mais par la suite, oubliant que c'était elles qui l'avaient réclamé, elles la traitèrent de chouchoute parce qu'elle avait son bureau personnel… Elles étaient par ailleurs persuadées qu'elle gagnait beaucoup plus qu'elles, parce qu'elle parlait une langue étrangère, parce qu'elle était constamment dans le bureau de Michaudière. Mais la raison n'était pas si prestigieuse : c'était uniquement parce que, ne connaissant pas un mot de grec et les Grecs ne parlant pas souvent anglais, il avait besoin d'elle comme interprète chaque fois qu'un client ou un partenaire local l'appelait directement. Elle était aussi convoquée au siège parisien régulièrement pour expliquer aux grands directeurs l'avancement de la procédure administrative, montrer ses dossiers, vérifier qu'elle ne faisait pas n'importe quoi, mais aussi pour être au courant de ce qu'impliquait ce nouveau marché. Or, aller voir les grands pontes, ça aussi, apparemment, ça voulait dire qu'on était la chouchoute. Elle dut un jour montrer sa feuille de paie à ses collègues pour leur prouver qu'elle ne gagnait pas un seul centime de plus qu'elles… Un smic. Amélioré heureusement par les primes commerciales… et grâce au marché grec, celles-ci explosaient ! Au lieu de remercier Clément et Chloé de leur travail, dont tout le monde profitait… on continuait de les considérer un peu à part.

          Au bout d'un an de travail acharné, Chloé demanda une augmentation. Ca ne compenserait même pas les heures supplémentaires, innombrables et non payées. Mais on lui refusa, sous prétexte qu'on ne pouvait pas faire de différence avec ses collègues, l'ambiance était déjà assez tendue comme ça. Elle bossait deux fois plus qu'elles, mais non, ça n'était pas une raison suffisante. Et puis des heures supplémentaires… Christophe précisa cyniquement « Si vous n'avez pas le temps de faire votre travail dans le temps imparti, c'est que vous êtes mal organisée, ce n'est donc pas notre problème. » C'est ce que répondaient tous les patrons… jamais les heures sup étaient prises en considération, nulle part. Sauf dans la fonction publique, où Chloé avait travaillé une fois, pendant un an. Pour un poste de simple dactylo, elle avait gagné cette année-là plus que nulle part ailleurs au cours de sa carrière. Et les heures supplémentaires qu'elle avait pu y faire correspondait au travail réel, non effectué dans la journée, parce qu'on rigolait, papotait, traînassait dans les couloirs la plupart du temps…

          Pendant les vacances, Chloé devait s'occuper des dossiers des collègues absentes, plus simples à traiter. Qui peut plus peut moins ; il était donc normal qu'elle donnât un coup de main, estimait Christophe. Mais elle, lorsqu'elle n'était pas là, elle, à cause de la langue et des procédures très particulières, personne ne touchait à ses dossiers qu'elle trouvait intacts quand elle rentrait.

          Ce n'était vraiment juste. Mais c'était comme ça.  

          Maintenant que le système qu'elle avait mis en place fonctionnait, que les sociétés grecques se disaient très satisfaites du service, Chloé pensa pouvoir réduire ses heures supplémentaires. Mais le succès amenant le succès, la croissance devint exponentielle. Chloé et Clément enchaînaient les journées de douze heures, sans parvenir à contenter tout le monde. On embaucha donc finalement un nouveau commercial et une nouvelle assistante, Hervé et Jennifer. Ce qui fit dire aux collègues de Chloé, une fois de plus, qu'elle était vraiment la chouchoute de ces messieurs, puisqu'elles, qui avaient autant de travail (du moins c'était ce qu'elles affirmaient), n'avaient pas droit à de tels privilèges ! Des privilèges ? Il valait mieux en rire… Elles les voyaient arriver le matin après elle, partir déjeuner, ou faire leurs commandes à La Redoute, tandis qu'elle se contentait d'avaler vite fait un yaourt apporté de chez elle, et repartir le soir alors qu'elle parachevait encore deux ou trois affaires urgentes en cours.

          L'arrivée de sa nouvelle collègue, rapide et efficace, lui fit du bien. On les appelait « les deux Grecques », montrant définitivement qu'elles ne faisaient pas vraiment partie de l'équipe, alors que c'était elles et leurs commerciaux qui généraient le plus gros chiffre de l'agence.

          - C'est ça, l'Union européenne… glissait en riant Chloé à Jennifer. Solidarité, fraternité.

          Le quatuor continua de développer son secteur avec succès considérable. Le siège se frottait les mains, réalisant d'énormes bénéfices qu'il pouvait redistribuer à ses biens chers actionnaires, si affamés. Si terriblement affamés qu'ils en voulurent plus encore. Ils envisageaient maintenant de créer un bureau en Grèce, où les employés seraient sur le terrain, ce qui améliorerait la rapidité de traitement, diminuerait les coûts, d'autant que la main d'œuvre était moins chère, disait-on. Un refrain bien connu, que se plaisait à répéter encore et encore le patronat dans tout l'hexagone, profitant de ce phénomène, plus ou moins exact, pour menacer leur personnel : « Estimez-vous heureux, on pourrait faire venir des Polonais… » (ou des Roumains, ou des Hongrois…). Ah si les salariés français avaient pu travailler gratuitement…

          Un matin, alors que Chloé et Jennifer venaient à peine d'arriver, échangeant les petites banalités du matin « Une heure trente pour venir, ce matin, non mais tu te rends compte ? Ils vont nous rendre dingues avec leurs grèves ! » - « T'as regardé la télé hier soir ? » - « La prof de mon fils est encore absente… », Christophe vint immédiatement dans leur bureau et referma la porte derrière lui.

          - Bien. Comme vous le savez, le siège avait dans l'idée de créer une agence à Athènes. La décision est prise. Qui part ?

          Les deux jeunes femmes se regardèrent, interloquées.

          - Comment ça « qui part » ?

          - Les commerciaux ne vous ont rien dit ?

          - Ben non…

          - Ah ? Je leur avais dit de vous prévenir…

          … tant il est vrai que tout manager préfère faire annoncer les mauvaises nouvelles par un tiers que lui-même.

          - Et bien, eux, ils vont recevoir leur lettre de licenciement. Nous avons d'ores et déjà lancé une procédure de recrutement là-bas pour deux commerciaux. Ici, nous  gardons une assistante, momentanément, pour faire la transition. Et l'autre part à Athènes ; pour qu'on ait quelqu'un de la base française, habituée à l'éthique et aux valeurs de la société. Donc : qui part ?

          Hébétées, Chloé et Jennifer n'arrivaient pas à prononcer un mot. Après tant de travail, on les virait, comme ça, du jour au lendemain, sans même leur en avoir parlé avant ?

          - Dans quelles conditions, Athènes ? demanda Chloé.

          - Les mêmes qu'ici.

          - Pas un centime de plus ? Alors que les loyers sont plus chers qu'ici et que celle qui partira devra faire démissionner son conjoint, qui ne parle pas grec et ne retrouvera donc pas de travail là-bas ? Et les frais pour venir voir la famille ? Et les enfants à déscolariser ? On nage en plein délire, là !

          - C'est à prendre ou à laisser.

          - On peut réfléchir un peu ?

          - Oui, jusqu'à ce soir, 18 heures.

          Il tourna les talons et Chloé, les larmes aux yeux, regarda Jennifer avec un immense désarroi :

          - Tu te rends compte ? Après le boulot qu'on a abattu ? Virées comme des malpropres…

          Elles discutèrent. Aucune ne voulait partir en Grèce, pour les raisons qui avaient été exposées à Christophe. Il fallait maintenant que l'une se porte volontaire… pour un licenciement, tandis que la société entamait un nouveau recrutement en Grèce. Jennifer soupira :

          - Oh tiens… moi je me tire… j'en ai marre de cette ambiance pourrie… marre de mes trois heures de trajet tous les jours…

          - Tu n'as pas peur de ne rien trouver d'autre ? Le marché du travail n'est pas terrible, surtout pour nous, assistantes.

          - Et bien écoute… figure-toi que j'ai appris la semaine dernière qu'un poste se libérait chez Bankacorp. J'ai envoyé ma candidature. Je ne voulais pas t'en parler avant d'avoir la réponse ; inutile de t'inquiéter si ça ne se faisait pas. Mais maintenant, de toute façon, la cabane est sur le chien…

          - Tu déménagerais à Marseille ? Et ton mari ?

          - Il est d'accord ; depuis le temps qu'il a envie d'aller dans le sud ! Il restera ici le temps de trouver un autre job sur place. Il est confiant, dans son secteur d'activités, il y a toujours du taf. Et j'ai une tante là-bas ; elle peut me loger avec les enfants en attendant que nous puissions avoir un nouveau logement.

          - Waouh… que de nouvelles, quelle journée…

          Jennifer fut prise chez Bankacorp et négocia son préavis. En quinze jours tout était réglé et elle quitta l'entreprise sans regret. A part celui de laisser Chloé derrière elle ; elles avaient tissé une profonde amitié et se promirent, malgré la distance, de toujours rester en contact.

          Chloé restait seule, avec deux commerciaux qui avaient d'ores et déjà eu leurs entretiens de pré-licenciement et – bien évidemment – ne se sentaient plus guère motivés par le travail. En conséquence, Chloé croulait sous les appels téléphoniques de clients excédés parce qu'ils ne répondaient plus…

          Ils quittèrent à leur tour l'entreprise. Chloé fit connaissance par téléphone avec les deux nouveaux, grecs, enthousiastes. Puis elle apprit une autre nouvelle surprenante de Christophe.

          - Nous avons embauché une assistante. Elle va venir ici un mois. Vous la formerez.

          - Super. C'est sympa de former sa remplaçante, quand on n'a pas demandé à partir… Et moi vous me licenciez quand ? Une fois que je lui aurai appris tout ce que je sais ?

          - Je trouve votre ton très désagréable, Chloé.

          - Et moi c'est cette façon de nous traiter que je trouve désagréable.

          - On ne vous demande pas votre avis. Nous devons tous agir pour le seul bien de l'entreprise.

          - Et des actionnaires…

          - Les actionnaires n'ont rien à voir là-dedans.

          - Bien sûr. Je répète ma question par contre, si vous permettez : je pars quand ?

          - Nous ne savons pas. Pour le moment on vous garde sous le coude. On va peut-être tout réorganiser ici.

          - On me « garde sous le coude » ? Charmante expression.

          - Ne faîtes pas de mauvais esprit ! Et je compte sur vous pour former correctement Helena.

          - Vous savez bien que je suis on ne peut plus loyale… dit tristement Chloé.

          - Oui, je sais.

          Christophe n'était pas un homme mauvais. Elle travaillait avec lui depuis des années, elle l'avait toujours connu attentif, présent, efficace, reconnaissant. Mais depuis quelque temps, il avait changé. Il parlait sans cesse de cette hypothétique réorganisation, il restait enfermé dans son bureau… sans doute subissait-il lui-même l'énorme pression du siège. Laquelle, et pourquoi, on ne savait pas trop.

          Lorsqu'Helena arriva, elle fut désolée d'apprendre qu'elle remplaçait quelqu'un dont l'avenir était désormais incertain. On lui avait seulement dit qu'elle devait venir en France pour être formée sur son futur poste et sur la société en général, et ne s'était pas posé de question. En discutant, Chloé apprit qu'elle avait l'équivalent grec d'un Bac + 7. 

          - Waouh… Je voudrais te poser une question très indiscrète : combien ils vont te payer ?

Et là, écœurée, Chloé apprit que le salaire d'Helena serait le double de ce qu'elle-même recevait, sans compter les primes commerciales. Elle alla voir Christophe :

- A ce prix-là, je pouvais peut-être envisager de déménager ! C'est fou ! Je croyais que l'entreprise voulait des employés moins chers ?

- Ah ? Qui vous a dit ça ? Non, ce n'était pas le propos. En ce qui concerne le poste d'Helena, je suis d'accord avec vous. Je leur ai dit qu'à ce tarif, vous seriez peut-être partante. Mais ils préféraient finalement avoir du personnel grec. Et l'assistante pourrait être amenée plus tard à devenir chef d'agence ; ils voulaient donc quelqu'un bardé de diplômes. Et puis il n'y a pas que le salaire qui entre en jeu. Ils peuvent avoir des subventions, des exonérations, et je ne sais quoi… en embauchant une Grecque, sur place.

- Vive l'Europe.

- Oui, Chloé, vive l'Europe. Je suis désolé, sachez-le.

Petit à petit, les nouveaux dossiers cessèrent d'arriver, ils étaient directement gérés par Helena à Athènes, qui s'en sortait fort bien, il fallait bien l'admettre. Chloé ne s'occupait plus que de l'existant, qui bientôt fut réduit à néant. Lorsqu'elle n'eut plus rien à faire, elle demanda à nouveau à Christophe ce qu'ils comptaient faire d'elle.

- Je ne sais pas. Il y a cette nouvelle organisation. Voyez avec vos collègues, elles sont débordées…

- Je suis déjà allée les voir. Cela ne suffit pas à remplir mes journées, loin de là. Elles n'ont guère que des photocopies à me donner. Je ne peux pas rester comme ça sans rien faire… je m'ennuie ; je voudrais un poste, un vrai.

Pourtant, de semaine en semaine, Chloé se vit abandonnée dans son bureau, sans aucun travail. Elle allumait son ordinateur, préparait le café pour tout le monde, jouait au solitaire, allait relancer ses collègues et l'adjoint de Christophe pour réclamer des tâches, aussi ingrates fussent-elles, revenait généralement bredouille, avec des réflexions perfides « Tu devrais être contente ! Tu es payée à ne rien faire ! Cela compense toutes ces heures supplémentaires dont tu nous rebattais les oreilles ! ».

Chloé était une hyperactive. Elle détestait se tourner les pouces, regarder les mouches voler, compter les voitures rouges qui passaient dans la rue et jouer au solitaire sur l'ordinateur ne l'amusait qu'un temps. C'était insupportable. Elle faisait du rangement, du ménage, mais ses journées restaient foncièrement inoccupées et elle commençait à déprimer. Vraiment. Elle partait parfois pleurer dans les toilettes pour ne pas être vue.

Elle demanda à Christophe pourquoi on ne la licenciait pas.

- Je vous l'ai dit, réorganisation. Si ça ne vous convient pas, cherchez un job ailleurs.

Chloé n'avait pas attendu cette élégante suggestion pour s'y mettre. Mais avec la révolution informatique, les postes d'assistante avaient fondu comme neige au soleil. Les ordinateurs exécutaient toutes les petites tâches, calculaient à une vitesse record les statistiques, montaient tout aussi vite les tableaux les plus complexes. Il n'y avait aucune offre dans les journaux et les candidatures spontanées qu'elle envoyait ne donnaient rien. C'était désespérant. Elle se disait toutefois que, licenciée, elle aurait du temps libre pour mieux se consacrer à sa recherche d'emploi, aller frapper à des portes, voire démarrer une formation pour se recycler. Mais Christophe disait toujours non. Sauf un matin, où il la convoqua et lui annonça tout en continuant à taper sur son clavier :

- En fait, Chloé, le siège a pris sa décision. Effectivement nous n'avons aucun poste à vous offrir. Ce serait bien que vous nous donniez votre démission.

- Ma démission ? Mais c'est une plaisanterie ? Il n'en est pas question ! Si je démissionne, je n'ai pas droit aux indemnités chômage.

- Comme vous êtes terre-à-terre.

- Terre à terre ?

- Votre mari travaille. Au pire, vous restez chez vous.

- Je préfère ne pas répondre à ça. Et ne comptez pas sur ma démission.

Il leva les yeux vers elle.

- Réfléchissez bien, Chloé. Ça va être la guerre. Ils ne veulent plus licencier. Ils ont un contrôle de l'inspection du travail. Il y a eu beaucoup de licenciements ces dernières années…

- Et alors ? Mon travail a été délocalisé. C'est un licenciement d'ordre économique. Ils ont un motif. Vous avez bien licencié Clément et Hervé.

- L'entreprise ne voulait pas. Mais Clément et Hervé ont pris un avocat. Ils ont dû céder.

Stupéfaite, Chloé le dévisagea, incrédule.

- Il faut que j'en prenne un moi aussi ?

- Non. Vous ça ne marchera pas. Votre contrat n'est pas le même que le leur.

- C'est-à-dire ?

- Oh ça suffit, Chloé ! Donnez-moi votre démission, un point c'est tout.

A partir de ce jour-là, probablement poussé par le siège, il vint tous les jours exiger sa lettre, et plus elle se révoltait, plus les mots devenaient cruels, blessants, humiliants. Elle appela l'Inspection du travail, les Prud'hommes, mais ces gens-là étaient impossibles à joindre et quand elles avaient enfin quelqu'un, les deux organismes se renvoyaient la balle… Elle finit par recevoir un courrier des premiers, lui demandant de prendre rendez-vous uniquement lorsqu'elle aurait un dossier complet. Un dossier complet ? Elle tenta d'en savoir plus, mais n'arrivait toujours pas à trouver un interlocuteur disponible. Elle consulta, à ses frais, un avocat qui poussa un énorme soupir :

- Le harcèlement moral… ma pauvre… c'est quasiment impossible à plaider. On ne peut rien faire sans preuves. Des emails de vos supérieurs, des témoignages écrits de vos collègues, et leur présence à la barre si on arrive à monter un dossier. Je ne peux rien pour vous… La seule chose que je peux vous conseiller, c'est de vous mettre en arrêt de travail. Mais c'est reculer pour mieux sauter. Ou bien, vous ne vous présentez pas deux ou trois jours de suite, sans raison. C'est un motif de licenciement. Mais, deux choses : la première c'est qu'ils n'ont plus l'obligation de vous payer, il faut donc pouvoir tenir financièrement ; la deuxième, c'est que, justement, ça les « amuse » souvent de faire traîner… ça peut durer des mois… et vous n'êtes donc toujours pas licenciée. Cela dit, pendant ce temps, vous pouvez chercher un autre emploi.

Elle demanda à deux assistantes dont elle se sentait plus proches de l'aider. Elles refusèrent, gênées : « Tu comprends… on ne veut pas faire de vagues… ils parlent de réorganisation… on a peur… t'aider, c'est risquer notre peau… ».

          Chloé finit par démissionner, épuisée, déprimée. Son mari aurait voulu qu'elle prenne des arrêts de travail. C'était plus raisonnable.

- Mais ça ne change rien à l'affaire, dit Chloé, ils ne me licencieront pas pour autant… Je n'en peux plus de cette situation.

- Alors démissionne, sinon tu vas devenir folle. Tu retrouveras du boulot. Au pire, on vivra sur un salaire, on n'en mourra pas.

          Depuis, Cricri d'amour trône dans l'entrée de la maison et tous ceux qui viennent connaissent sa triste histoire.

  • Problème récurrent souvent dans de grandes entreprises ou grandes administrations ... la mise au placard ... Il faut pouvoir tenir le choc ... J'ai connu une femme cadre dans une grand établissement public, que l'on avait installée dans un bureau à coller des enveloppes ... elle était proche de la retraite , n'en avait rien à faire et était toujours de bonne humeur, et avait pris la situation avec beaucoup de dérision ... Hélas pas toujours le cas , certains craquent ...

    · Il y a environ 7 ans ·
    W

    marielesmots

    • Déjà, coller des enveloppes... c'est une activité ! Quand on a RIEN à faire (je l'ai expérimenté), ça tape vraiment sur le système.

      · Il y a environ 7 ans ·
      P1050384

      Catherine Killarney

Signaler ce texte