Crime Crapuleux
belthane
Marc Halser était vigile de nuit. Son travail consistait à surveiller l'entrée d'un bureau d'architecte dans le quartier chaud des Pâquis à Genève. Pour s'occuper il observait souvent les filles tapiner autour du Sex Center situé en face de son poste. Le samedi soir, c'était particulier, en plus des filles il y avait des bandes de jeunes venues de France voisine pour reluquer. La racaille, comme les nommait la presse de boulevard, n'avait pas les moyen de s'offrir une fille de joie. Cela tournait souvent à la rixe, mais les femmes savaient se défendre à coup de gaz lacrymogènes, de Tazer et même de matraque. De plus un ou deux molosses du lupanar venait régulièrement disperser ces hordes de hyènes qui dérangeaient le business. Alors les jeunes un peu trop éméché osaient parfois s'approcher de Marc. C'était une des petites joies de ce vigile que de les remettre sur le droit chemin. Il lui suffisait souvent de simplement se lever pour faire de l'effet. Son mètre 95 pour 90 kilos de muscles son regard patibulaire et son uniforme noir valaient tous les discours. De toute façon ses consignes étaient claires, il ne devait pas quitter son poste.
Ce soir là pourtant il s'est interposé. Trop tard. Il avait bien remarqué les deux types qui semblaient attendre quelque chose dans la grisaille automnale, cependant il n'y avait guère prêté attention et était revenu à l'osculation de son nouveau smartphone. Les deux individus, plutôt que de s'en prendre à une fille, avaient fondu sur un client qui sortait l'air satisfait et soulagé du Sex Center. Des cris, des insultes, des "me touches pas!" à répétition avaient jailli dans le calme relatif de la nuit. La fille fut jetée de côté alors que le client tombait à terre le visage en sang. Comme des furies les deux hommes étaient sur lui. Marc traversa la rue qui s'emplissait déjà de badauds. A sa vue les deux agresseurs détalèrent. Le vigile appela la police tout en s'approchant de l'amas sanguinolent qu'était devenu la victime. Des bulles de sang se formaient encore autour de la bouche déchirée de l'homme, puis plus rien.
Les force de l'ordre arrivèrent sur les lieux peu avant l'ambulance. Ils ne purent que constater le décès de l'homme d'une trentaine d'années environ. Il était 2h37 ce dimanche matin, la foule se dispersait rapidement. Comme toujours, personne n'avait rien vu. Mais tout le monde profitait du spectacle macabre. La victime avait le visage tuméfié, la joue droite avait explosé révélant une partie de la dentition. L'expression vaguement humaine faisait penser à un rire forcé. Des ondes de sang maculaient son manteau et sa chemise, mais le plus choquant c'était son entre-cuisse qui pouvaient rappeler les abats dégoulinant d'un animal fraichement éviscéré. Le gendarme Claudio Regaldi fit la moue face à cette vision macabre. Quelqu'un devrait payer pour cet acte sauvage. Cette fois ils avaient deux témoins, le vigile et l'autre victime, la fille. Ils auraient peut-être un signalement précis des agresseurs. Cependant le gendarme doutait en son fort intérieur qu'ils soient un jour appréhendés. De prime abord l'affaire semblait tristement simple, un vol qui avait dégénéré en rixe et s'était terminée dans le sang. Un fait divers presque ordinaire. Il valait mieux céder son portefeuille que de vouloir se défendre, disait souvent Regaldi au victimes qui hantaient le nouveau poste de police de la gare Cornavin. Hélas ce drame était une bombe médiatique. Les projecteurs étaient braqués sur les Pâquis depuis qu'un nouveau politique régnait sur les forces de l'ordre. Il avait été élu grâce à un discours populiste et une promesse de garantir la sécurité du quartier en 40 jours. Nous en étions au 36e et rien n'avait vraiment changé. Cette agression n'aidait pas. Le jeune policier au regard dur savait qu'il serait impératif de trouver des coupables rapidement afin de rassurer la population du canton.
La fille se faisait appeler Estella. Une dominicaine à la peau mate, dont maquillage vulgaire cachait la beauté filante de son visage, sans parler de sa lèvre éclatée et de son oeil droit bouffi par les coups reçus. Elle tapinait quand elle a vu le client sortir, elle le connaissait - comme la majorité des filles d'ailleurs - c'était un habitué et un chaud lapin. Elles le surnommaient Diavlito, car sous son air angélique c'était un sacré pervers. Le gendarme sourit en se disant qu'une prostituée évoquant ainsi les moeurs d'un client devait forcément savoir de quoi elle parlait. Les agresseurs ont fondu sur lui, lui ont demandé du fric et l'on frappé. Estella a essayé de s'interposer mais elle s'est pris plusieurs coups au visage avant de se faire jeter à terre par l'un des agresseurs. Selon elle, ils ressemblaient à ces "petits cons" qui tournaient pour les insulter. Un style rapeur maghrébin. "des pétits conss" répéta-t-elle avec son fort accent espagnol et un air de défi sur le visage.
Regaldi rejoignit son collègue le gendarme Vittore Agrabal qui terminait d'interroger le veilleur de nuit.
- Alors ça donne quoi du coté du vigile?
- Pas grand chose, il a vu deux individus qui semblaient attendre quelque chose, ils ont foncé sur la victime, il a essayé d'intervenir mais c'était trop tard.
- Il a une description demanda Regaldi tout en ayant conscience qu'ils allaient chercher une aiguille dans une botte de foin.
- Oui, ils avaient l'air de latinos selon lui, cheveux noirs gominés, peau mate, l'un d'entre eu était en débardeur blanc, malgré le froid. C'est même grâce à se détail qu'il les a remarqué.
- Etrange, la fille les décrit différemment.
- Sans doute à cause de l'émotion tu ne crois pas?
Vittore était un emphatique, il se mettait facilement à la place des victimes, imaginant ce qu'elles pouvaient ressentir face à tout types de traumatismes. Regaldi lui était bien plus catégorique. "De toute façon nous les convoquons au poste lundi matin pour une déposition en bonne et due forme. Nous verrons bien ce que les deux diront à ce moment là. Et Regaldi, tu sais bien que l'on ne va jamais mettre la main sur eux que la description concorde ou non.
- J'en suis conscient répondit-il pensivement. "Mais on va quand même devoir trouver des coupables et vite.
- Tu penses à quelqu'un en particulier?
- Non. Mais cela ne va pas nous empêcher de faire le boulot correctement. Donc... avant de rentrer on va rechercher des indices dans les alentours. La victime à reçu de nombreux coups de couteau, il y a du sang partout. On aura peut-être de la chance.
- Te te crois dans les Experts?
Les deux policiers rigolèrent ensemble en s'éloignant de la scène de crime. Les indices qui menaient réellement au coupable étaient bien rares.
Caludio Regaldi ruminait. Quelque chose ne tournait pas rond dans cette affaire. Il était assis dans une salle de réunion du poste de Cornavin et ne prêtait qu'une oreille distraite à la cheffe de la police genevoise qui expliquait avec son charmant accent tessinois que cette enquête était prioritaire. Une enquête inter-services qui devait produire des résultats très rapidement. Les moeurs s'occuperaient des putes, la criminelle des témoins, de la victime, les stups allaient mettre la pression sur les dealeurs de cocaïne dans l'espoir de trouver un coupable.
Etant les premier sur les lieux les gendarmes Regaldi et Agrabal étaient associés à l'enquête. Bref ils feraient de la paperasse et le travail de singe. Tout un programme! Cependant ils n'avaient pas attendu cette séance de coordination pour rassembler les témoignages, éviter les fuites et chercher d'autres témoins. Les deux hommes avaient fait chou blanc. Mêmes les témoignages ne concordaient pas. Le matin Estella et Marc Halser étaient venu faire leur déposition. Elles n'avaient pas changé; les descriptions des agresseurs étaient toujours très divergentes. Claudio avait parlé avec l'inspecteur Henri Villier des moeurs. Estella se nommait Marià Gracia de Llanos, originaire de San Pedro de Maccoris, République dominicaine, elle était en Suisse depuis bientôt cinq ans, mariée (à un Suisse), mère de deux enfants (dominicains). Il n'y avait pas grand chose de plus à aller chercher de ce côté là. Selon Villier elle bossait, restait en dehors de histoire de drogue et d'arnaques à la carte de crédit. Elle faisait visiblement venir des filles de Saint Domingue, mais rien d'illégal même si elle était parfois à la limite du proxénétisme. Elle s'était trouvée au mauvais moment au mauvais endroit.
Cependant, plus il y pensait, plus Regaldi réalisait qu'il ne s'agissait pas d'une simple agression mais plutôt d'un règlement de compte. Pourquoi? Pourquoi régler son compte à un type qui n'avait rien à se reprocher si se n'est d'aller voir des filles de joie le samedi soir? Il faudrait enquêter en profondeur sur la victime... Après que sa femme éplorée avait demandé justice au journal du soir? C'était presque inconcevable vu la nouvelle politique de la maison.
- On va brasser de l'air, glissa discrètement Vittore qui faisait semblant de prendre des notes.
- Qu'est-ce qu'on sait d'autre sur la victime?
- Ce que les journaux en ont dit!
- Non mais Agrabal, sérieusement on sait quoi du macchabé à part que c'était un queutard invétéré?
- Pas grand chose il se nomme Eric Lersier, 37 ans, Français d'origine, naturalisé Suisse en 2005, marié, gestionnaire de fortune dans une banque privée, appartement loué en vielle ville. Ski en hivers, plage en été, putes le samedi soir... presque un saint non?
- Tu parles!
- ... et c'est pourquoi, Messieurs, j'attends que vous donniez le meilleur de vous-même pour boucler cette enquête rapidement! Merci de votre attention. La séance était terminée, les chaises commençaient à bouger, les hommes à parler.
Agrabal sourit à son collègue: "traduction: il nous faut un coupable avant la fin de la semaine" Ils sourirent tous deux en se dirigeant vers la machine à café. Ils n'étaient pas les seuls à rire sous cape.
La salle de conférence avait été aménagée en open space pour que tous les hommes travaillant sur l'affaire puissent s'échanger rapidement des informations. Claudio Regaldi recoupait certaines données et mettait à jour le tableau blanc montrant des clichés de la victime, une liste de suspects et certains faits qui s'étaient produit avant et après le meurtre. Même s'il savait que cette enquête était une farce il voulait que justice soit rendue. Cependant les pistes étaient maigres et finissaient bien trop souvent en cul de sac. Il y avait certes une bande de jeunes qui avaient semé le trouble dans une boîte de nuit ce soir là. Ils étaient à l'origine de plusieurs rixes dans la rue. Les forces de l'ordre les recherchaient mais sans succès pour le moment.
La déposition de la femme de Lersier était sans intérêt. Si ce n'est qu'il semblait avoir des problèmes d'argent. Le commissaire Stéphane Hörscher en charge de l'enquête et proche du conseiller d'Etat avait été on ne peut plus clair, Eric Lersier était une victime, il ne fallait pas enquêter sur lui. Claudio devait donc suivre son instinct de façon discrète, et naviguer à contre-courant. Il n'en avait pas l'habitude.
Il continua son travail tant bien que mal, quand une agitation se fit percevoir dans la salle. Une équipe des stups avait mis la main sur des suspects potentiels... Le politique avait ses coupable, il pourrait les envoyer devant la justice, même si elle ne serait pas rendue. Qui se souviendrait de cette affaire au moment du procès dans deux ou trois ans?
Vittore Agrabal regardait le téléjournal sur l'écran LCD du poste de police. Il sirotait une bière avec le sentiment d'avoir accompli un travail bien fait. Comme de nombreux autre représentants des forces de l'ordre il attendait les déclarations du porte parole de la police sur l'affaire. "Enfin à Genève des suspects ont été appréhendé seulement trois jours après le meurtre du gestionnaire de fortune Eric Lersier dans le quartier des Pâquis. Il est vrai que la police a mis d'importants moyens en place pour débusquer les auteurs de cette "agression de trop" comme le dit Arnaud S. Conseiller d'Etat récemment élu et en charge du département de la sécurité, de la police et de l'environnement. Il prouve ainsi que la mise en place d'une nouvelle politique répressive - thème récurant de sa campagne - s'avère payante.
Les agresseurs seraient des jeunes dealers français qui voulaient de l'argent rapidement. Des motifs crapuleux seraient donc à l'origine de ce tragique événement. Le rappel des faits par Varuna Singh... "
Il fallait maintenant boucler l'enquête et remettre le dossier au procureur qui se ferait une joie de montrer que ces jeunes sont coupable d'un crime gratuit et violent. Claudio était venu tôt pour continuer à travailler sur la piste Lersier.
- Vous faites quoi Regaldi?
- J'épluche les comptes de Lersier Monsieur.
- Vous savez que l'on a mis la mains sur des suspects! Lui dit sèchement Hörsher, un homme d'une cinquantaine d'année, les yeux bleus perçant et le crâne dégarni. Claudio voyait la veine de la tempe de son supérieur de circonstance pulser énergiquement. Le gendarme déglutit avant de répondre:
- J'en suis conscient, Monsieur, je souhaite simplement corroborer les dires de la veuve...
- Laissez tomber Regaldi, c'est un crime crapuleux ce type était n'a pas eu de chance. Compris?
- Monsieur, je crois que la victime a quelque chose à faire dans cette histoire. Tout est trop cousu de fil blanc. Et ses agresseurs semblaient l'attendre lui et personne d'autre.
- Vous avez du flair, mais ce n'est pas ce dont nous avons besoin ici. Le témoignage de la pute décrit clairement les types que nous avons. Une fois qu'elle les aura identifié, ils seront jugé. Point final. Laissez la veuve Lersier faire son deuil. Est-ce clair inspecteur Regaldi.
- Limpide Monsieur Hörsher!
Caludio ferma donc le dossier finance de la victime. Il se mit à rédiger une note de synthèse sur l'enquête qui allait dans le sens des propos de son supérieur de circonstance. Cependant, une fois son service terminé il emporta une pile de dossiers et continua à décortiquer les comptes bancaires d'Eric Lersier.
Le lendemain matin, Vittore Agrabal, rejoignit Claudio au Café "il Passagio" de la gare Cornavin. Les deux policiers firent le point sur l'affaire.
- Claudio tu t'obstines.
- Je sais bien, mais ce type n'est pas net. Il avait une double vie. Gestionnaire la journée, pervers la nuit.
- Ce ne serait pas le premier tu ne crois pas? Vittore savait que son collègue pouvait être tétu voire soupe au lait. Il tenta de le raisonner.
- Oui bien sur. Mais là c'est incroyable, ce type était aux abois, presque ruiné. Il allait voir les filles presque trois fois par semaine et pas pour des coups rapides. Tout son fric y passait.
- Et alors?
- Alors, Vittore, il y a trois mois il a eu des rentrées d'argent sur un compte à son nom, mais impossible de mettre la main sur l'origine des fonds.
- Comment ça?
- Je te passes les détails, mais il a reçu 50'000.- Frs. par mandat Western Union sur un compte qu'il utilisait pour payer ses parties de jambes en l'air.
Agrabal était circonspect. Evidemment c'était suspect mais pour un type qui se faisait pratiquement cette somme là par mois ce n'étais pas vraiment surprenant. Un client, une bonne affaire tout était possible.
Claudio reprit. "tu ne me demandes pas d'où a été envoyé l'argent?"
- Tu l'as dit de Western Union.
- Oui mais d'un bureau de la République dominicaine.
Il y eut un silence. Les deux hommes se regardèrent un pendant un long moment chacun pesant les implications de ce que Claudio avait découvert. C'est Vittore qui prit la parole.
- Ce n'est pas la seule à venir de là-bas.
- Oui mais la coïncidence est troublante.
- Tu veux faire quoi?
- En parler à Hörsher et lui parler, si tant est qu'on la retrouve un jour.
- Et quel serait le mobile selon toi? demanda Agrabal
- Qu'est-ce que j'en sais! la jalousie, un mariage, un plan qui à foiré. Il s'est fait payer pour quelque chose et ne l'a pas fournit et elle l'a fait abattre.
- On ne pourra pas le prouver tu en es conscient.
- Hélas. Je hais ce métier!
Marc avait pris un service de jour cette semaine là, histoire d'être plus tranquille, surtout après cette histoire de crime crapuleux. Il observait les passant dans la rue. Laissant son esprit vagabonder sur ses projets de vacances au soleil, loin de la grisaille genevoise. Ce fut peut-être la voix ou le débardeur blanc, mais Marc reconnu rapidement l'agresseur. Il portait un sac de commission d'un air détendu et fumait une cigarette. Il y avait une femme accrochée à son bras, elle rigolait. Le vigile ne l'aurait pas reconnue s'il n'y avait eu sa lèvre encore gonflée par les coups qu'elle avait reçu. Sans ses hauts talons, son maquillage vulgaire et sa tenue affriolante elle était ordinaire, une quadragénaire comme une autre et non une prostituée. Ils se connaissaient. Alors qu'il dévisageait ce couple improbable Marc vit clairement la femme lui faire un signe de se taire, sinon il subirait le même sort que ce pauvre type. Il ne dirait rien. C'était cela l'omertà dans ce quartier.