Crime en pâtisserie

valerie-lemelin

Thomas est grand, fort et imposant. Il se tient le dos droit, marche d'un pas décidé et a fermement l'intention de faire sa place en tant que nouveau policier de la brigade de Willcity. Pourquoi? Eh bien, il est tout simplement le meilleur. C'est ce qu'il dit mentalement à lui-même alors qu'il se met exagérément en route pour son tout premier crime.


Fini les tickets de stationnement. Ce matin, on lui a donné une première mission qu'il compte bien boucler le plus vite possible sous le nez jaloux ou admiratifs de ses collègues. On lui a même permis de faire le boulot seul: le patron a certainement dû porter un oeil à son dossier scolaire impeccable. Enfin!


Thomas fait donc son entrée magistrale sur les lieux du crime: léger crissement de pneus, parking rapide en quelques secondes, sortie du véhicule avec lenteur et sérieux, regard soupçonneux à droite puis à gauche et redressement des lunettes fumées. Sans oublier le chewing gum et le bras détacher du corps pour ceux qui aime reluquer le pistolet à sa ceinture.


Clochette d'entrée fantaisiste suivie d'une forte odeur de sucre. Trois employés dévisagent l'agent de police derrière le comptoir en métal luisant. Thomas inspecte les lieux du crime: la pâtisserie Gaboury.


Petit bâtiment d'environ 20 mètres sur 30 mètres, séparé en deux parties par un mur avec fenêtre incrustée: commandes et cuisine. Deux catégories distinctes: clients et cuistots! Derrière la vitre, Thomas aperçoit les fourneaux, les tables en marbre et les outils de travail, le tout recouvert d'une fine couche de farine. De l'autre côté, un long comptoir, non enfariné, une caisse enregistreuse et une vitrine pleine de petits gâteaux multicolores qui donnent à la scène de crime une touche un peu trop bonbon. Thomas n'aime pas ça. Il aimerait bien faire disparaître cet arc-en-ciel dégueulasse et cette atmosphère licorne et ballon rouge qui ruinent sa première mission.


Le policier ne dit pas un mot, il scrute. Ses yeux de lynx enregistrent les moindres détails: des planchers à carreaux noirs et blancs crasseux d'empreintes de bottes jusqu'au ventilateur à branche cassée qui tourne au ralenti au dessus de sa tête.


Selon Thomas, son entrée est remarquable: les employés le regardent bouche bée. Il apprécie son sentiment de supériorité devant leur admiration. Mais rien d'autre! Rien! Ni vitre fracassée, ni dames en détresse, ni cadavres! Que trois employés pleurnichards maintenant regroupés derrière le comptoir, la larme à l'oeil, le regard affolé.


Thomas se demande pourquoi son patron lui a demandé de venir à cette pâtisserie quelconque de toute urgence. S'il est déçu, il n'en reste rien paraître. Il renifle, gonfle le torse et patiente un moment.


La clochette d'entrée agresse à nouveau les oreilles de Thomas et ruine son moral. Encore cette ambiance de barbe à papa.


-J'ai fait le plus vite que j'ai pu! Un homme grisonnant, mais à carrure égale à celle de Thomas, frôle ce dernier au passage.


Le sextagénaire se tourne alors vers Thomas et se présente comme étant le propriétaire de l'établissement Roger Gaboury et ajoute qu'il n'a jamais vu un tel crime dans son magasin. Thomas refait rapidement un balayage visuel du lieu. Toujours rien à l'horizon.


-Alors! s'exclame Thomas tentant de dissimulé son étonnement. Que se passe-t-il?


-On m'a volé! La voix de Roger monte dans les aïgues. On m'a volé inspecteur!


Thomas entreprend alors de sortir son calepin, stylo et tourne quelques pages même s'il est vide. Il se doit d'avoir l'air important. Il note quelques mots sous les gémissements grandissants des employés paniqués.


-On vous a volé quoi? questionne-t-il de sa grosse voix sans détacher ses yeux de son calepin.


Un silence. Thomas relève la tête. Le vieillard semble sans mot. Il ouvre la bouche avec lenteur. Thomas aimerait bien le secouer pour le faire parler: il n'a pas de temps à perdre.


- On m'a volé mon ingrédient secret! Celui même que j'utilise pour toutes mes recettes! Sans lui, je ferme boutique c'est sûr!


Roger baisse la tête et enfoui son visage dans ses mains en murmurant “C'est pas possible! C'est un enfer!” Puis, Le vieil homme lève les yeux et les bras vers le plafond. “Aidez-moi!”


Thomas n'est pas sûr si ces mots lui sont adressé à lui ou bien à l'être divin. Il se redonne une position solonnelle.


-Et quel EST cet ingrédient secret? demande-t-il.


Le sextagénaire se redresse d'un seul coup cette fois!


-Vous croyez que je vais vous lui dire?


Thomas est surpris par le ton soudainement agressif de Roger. Un silence s'installe. Thomas se questionne à savoir comment mener à bien son enquête avec un ingredient secret anonyme. Il avance d'un pas qu'il veut autoritaire vers Roger.


-Vous savez que c'est un élément essentiel de l'enquête Monsieur Gaboury? clame-t-il d'une voix grave, fier de dépasser le vieil homme d'une bonne tête.


Monsieur Gaboury n'en démord pas.


-C'est un secret transmit de génération en génération “Monsieur l'agent de police.” Roger lève un doigt accusateur vers Thomas. Allez savoir si ce n'est pas votre patron qui me l'a volé. Sa voix se fait plus forte. Le bougre vient ici toutes les semaines et m'achale pour connaître mon ingrédient. Je me suis renseigné moi aussi. Il a un cousin à lui qui est aussi dans la pâtisserie... mais à Toronto. Il vous envoie à sa place, il n'est pas bête! Je ne vous dirai rien.


Thomas s'éclaircit la voix pour gagner du temps. Le voilà soupçonné dans sa propre enquête.


-Écoutez, Monsieur Gadoury, dit Thomas de sa voix agacé d'agent qui déteste perdre le contrôle de la situation.


Le petit vieux semble également vouloir dominer la conversation en faisant un pas en avant. Très lent.


-Partez! De toute façon, je vais confier cette enquête à mon cousin Johnny.


-Johnny? questionne le policier.


Comme en réponse à sa question, la clochette d'entrée sonne à nouveau et les dents de l'inspecteur grincent.


-Je suis là. Johnny est là! s'écrit joyeusement le Johnny en question.


Semblant aussi âgé que le pâtissier têtu, il est néamoins beaucoup plus petit, maigre, porte des vêtements aussi criards que les pâtisseries en vitrine. Si Thomas serait arrivé plus tard, il aurait certainement cru que c'était lui qui mettait la main à la pâte.


Johnny s'avance d'un pas dynamique et enjoué.


- Comment vas-tu cousin? Ça fait un bail! Johnny et Roger se donnent une ferme poignée de main ainsi qu'une tape dans le dos. Alors un ingrédient secret volé pour une enquête Top Secrète? ricane-t-il.


Le pâtissier n'a pas le coeur à en rire.


-L'heure est grave Johnny! affirme-t-il, calmement.


-Oui je sais... pardon mais il fallait que je la fasse celle-là! continue Johnny dont l'enthousiasme ne semble nullement réduit par le teint rouge de son soi-disant cousin. Toujours souriant, il se tourne alors vers Thomas, spectateur inutile. Vous pouvez partir Monsieur l'agent, je vais m'occuper de tout!. De toute façon, vous détonné ici; vous êtes comme un éléphant dans un jeu de quilles, pouffe-t-il.


Thomas est bien content de porter ses lunettes fumées car ses yeux lancent des éclairs. Il aimerait bien l'empoigner par le collet ce petit clown, mais decide de se la jouer relaxe.


-Je suis désolé Monsieur, mais on m'a mis en charge de l'affaire, affirme-t-il les poings serrés sur les hanches.


- Je suis la victime et JE decide qui j'engage! réplique Monsieur Gaboury en empoignant fortement le bras de son cousin. Allez oust!! Partez! fait-il en faisant aller sa main comme pour chasser un vulgaire moustique.


Thomas aurait bien envie de frapper sur quelque chose pour se défouler. Les deux comparses s'éloignent vers les cuisines. Il tente de les suivre, mais Monsieur Gaboury lui lance un regard assassin. Les employés restent derrière le comptoir à le regarder en chuchotant. Il a l'air ridicule, planté là, le calepin toujours en main.


Les deux vieux s'enferment: une porte claque quelque part au fond de la pâtisserie. Thomas remonte sa ceinture, roule des épaules et part d'un pas qu'il veut décontracté.


-Je reviendrai bientôt, lance-t-il pour se donner une contenance avant d'ouvrir la porte.


Nouveau tintement de cloche sur un nouveau grincement de dents de Thomas. Décidément pas sa journée.

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