CRIMES ET MORT'ADELLE

Elise Valere

Gare de Nervi, 15 : 30.... .. .. Un panneau poussif éclairé par des néons gris indiqua l’arrivée du train à destination de Milan. « La médaille a toujours deux faces » pensa la gitane, cette cohue l’empêchait de progresser sur le quai mais le monde tout autour la rendait davantage discrète et si commune..... Le spectre opaque de la foule éparse démissionna devant les deux phares péremptoires d’une locomotive illuminant les rails. Dans un crissement de frein, le convoi paracheva son œuvre et les gens se mirent à circuler au pas de leur horloge interne cadencée. Sinueux défilé en silhouettes semblables qui s’engouffra dans les wagons en compagnie de cette voyageuse tellement pressée d’avancer..... .. .. Un coup de sifflet péremptoire poussa les portes du train à se refermer dans un cortège de claquements secs. L’elfe nomade s’installa en bordure de fenêtre, avide de reposer son âme en ébullition au contact de la vitre glacée. Elle se remémora son arrivée trois jours plus tôt en cette même gare, les yeux rivés sur son plan, l’esprit égaré à la recherche de tant de réponses. .... Ses prédictions ne l’avaient pas trompée, le destin avait agi en fabuleux complice de son piège. Le choix de cette petite cité balnéaire s’était avéré judicieux, mot précieux pour dire que tout avait marché comme prévu. L’auberge minable avait tenu ses promesses, le rare personnel du lieu .... s’étant montré particulièrement négligé et sans curiosité. .... Après une courte escapade, le cœur au bord de sa poitrine réintégra son domicile : elle se sentait désormais à l’abri sous sa perruque. .... .. .. « On dirait un vieux roman d’Agatha Christie » songea la jeune femme ainsi déguisée « le train poussif, la ville en bord de mer assez désuète, la mort qui frappe… pourvu que le détective ne soit pas belge…ou diseur de bonne aventure » .... .. .. Ses doigts nerveux errèrent le long de la banquette poussièreuse avant de trouver leur savant refuge au creux de sa jupe. Son reflet sur la vitre lui fit anticiper le soulagement d’allumer un feu de joie avec ces vieilles nippes. .... Les flammes comme cliché antique de purification, voilà qui mettrait un point final symbolique à ce grand projet de vie depuis peu accompli. .... Avec un soupir, elle laissa son corps s’alanguir par vagues au rythme du bruit cadencé des roues prenant leur essor. .... .. .. La porte du compartiment livra le passage à un homme grand et rondouillet. Il s’affaissa bruyamment dans sa sueur et elle sursauta face à deux longues jambes masculines envahissant sans façon un espace désormais confiné. .... Le propriétaire de ces attributs ne lui jeta qu’un rapide coup d’œil et cette indifférence plût à la voyageuse. La proximité humaine de ses mains rondouillettes, son crâne suant un cortège de cheveux élimés, le vide d’un regard globuleux acheva de la rassurer. L’individu mit la dernière touche à ce portrait en sortant un dossier de son attaché caisse au cuir noir fatigué, il s’absorba sans retard dans ses notes. .... .. .. Le train s’agrippa plus fermement aux rails qui le poussaient vers l’avant pour atteindre une vitesse nettement plus gourmande en kilomètres. Délaissant la face rubiconde de son voisin, la gitane concentra son attention sur un paysage aux savantes couleurs vertes et fugaces. .... La zone urbaine dehors perdait la partie en son emprise grise, champs et buissons décomposèrent à leur façon la ligne froide de l’horizon..... La jeune femme se sentit happée vers cette vue extérieure et les traces de sa secrète tension se diluèrent sans nuages dans le bleu clair du ciel..... .. .. « Quelle vue limpide » songea-t-elle en comparaison du spectacle navrant livré par les quais boueux de la promenade désertée de Nervi. Elle les avait tellement arpentés ces maudits quais, patientant de longues heures dans un de ces recoins sombres aux relents fétides. L’évocation mentale de cette puanteur fit naître un souvenir si vif qu’elle tourna la tête pour respirer le tissus du rideau élimé contre son épaule. Ses yeux sans défense captèrent l’image fugace de deux grands cyprès perdus dans la campagne et la vision de ces arbres jumeaux lui martela le crâne crescendo..... .. .. « Toc, toc… le destin tranche à travers la carte du chariot aux deux antiques chevaux hennissant,.... Toc, toc… l’image de deux sœurs graciles dont les corps flasques oscillent au vent,.... Toc, toc… la corde dure et rêche passée avec difficulté autour des cous séniles et branlants,.... Toc, toc, inutile d’encore s’inquiéter, le train sur les rails fonce en avant » .... .. .. A ce moment, un adolescent malingre traversa le couloir, l’oreille collée à un transistor laissant échapper un flot de sons barbares. La passagère en sa fièvre ferroviaire ferma les yeux face à tant de signaux de détresse musicaux et sacrilèges. La valse inédite de ses pensées reprit de plus belle sur un délicat enchaînement d’amour inassouvi : .... .. .. « Bernardo ne s’abaisserait jamais à livrer ces vomissures écoeurantes. .... Il est unique et sa carrière de chanteur va bientôt rebondir grâce au bruit médiatique actuel. Grâce à l’aide des tarots, j’avance vers lui, l’Artiste : mon hommage a le goût du sang mais la victoire n’en aura que meilleur prix, l’Avenir me l’a prédit ». .... .. .. Elle caressa son jeu de cartes à travers la toile de son sac et le sortit pour le consulter. .... .. .. « Tant pis si ça parait étrange, j’ai besoin de savoir. Après tout les gens s’occupent dans un train non ? Certains tricotent, d’autres dorment ou imaginent se concentrer sur des choses sérieuses comme mon voisin ! .... Quelle perte de temps au profit des apparences, pourquoi ne pas assumer son authenticité ? Pourvu qu’on ne me demande rien, c’est tout… ».... .. .. L’homme assis en face de la fragile rêveuse lui adressa un bref coup d’œil avant de replonger dans sa lecture. Il se sentait fatigué, l’agitation subite de sa voisine de compartiment ayant fait avorter sa sieste impromptue. .... Il relut pour la seconde fois le texte devant lui : .... .. .. « Conclusions d’enquête par l’inspecteur Davide Baldioni ». .... .. .. Il sourit intérieurement à la lecture définitive de son nom sur le papier, lettre de cachet marquant la fin d’une affaire bien décevante. Son métier l’avait contraint à déserter l’antre confortable de son commissariat milanais et il regrettait de s’être déplacé pour si peu. .... Un verdict de suicide, quoi de plus banal en ce monde qui court indifférent ?.... Homme de terrain à la criminelle, il avait vu des choses bien pires notamment lors de ces ultimes confrontations avec les gamins de la cité. .... Toute cette effervescence autour de ces décès dans un trou perdu lui semblait bien superflue. Il soupesa en silence la validité de ses derniers efforts mais ne vit aucune preuve susceptible de révéler sa faiblesse ultérieure. .... Sa fin de parcours était proche, l’éden doré de sa future retraite le tenait en haleine et il ne voulait pas rater aucune opportunité d’en accélérer le temps..... Il ferma les paupières pour mieux se remémorer les causes de sa fatigue actuelle..... L’affaire avait débuté quarante-huit heures plus tôt, un fait divers assez insolite si l’on considère le charme d’une petite ville comme Nervi. .... Les autorités avaient été alertées suite au discours confus d’un clochard au crâne dégarni par les épreuves. Son casier judiciaire étant des plus ordinaire, ce fruit d’une intelligence désertée ne semblait pas jusqu’alors mythomane. .... Pas le choix : son témoignage consistait le seul fil tangible permettant de cadrer précisément l’heure et le contexte du drame..... Balbutiements, éructations sonores et odeur d’urine tenace avaient freiné d’emblée une bonne compréhension réciproque. De précieuses minutes avaient été gaspillées à dépouiller l’individu de sa terreur afin de mieux comprendre le sens de ses cris. L’unique témoin un peu malmené fut récompensé par une prompte relaxe après l’étude stérile d’une source d’empreintes peu fertile. Il avait signé néanmoins une déposition que l’inspecteur parcourait une dernière fois en guise d’ultime regard à une compagne qu’on abandonne sans regret. .... .. .. « Vraiment rien à en tirer » pensa-t-il, cette loque avinée n’aurait jamais eu la carrure pour mettre à exécution une mise en scène pareille. Il se rappelait le visage mangé par une barbe mouillée pendant en cloques, les mains tremblantes en réalistes propriétaires d’un bien déchu de droit, le spectacle écaillé de ses ongles rampants. L’inspecteur évoqua l’inconnu lui tournant un dos rond et gémissant, ses extrémités noires de crasse posées à même la table. L’image poétisée d’un piano aux touches claires et foncées qui entame son chant singulier au présent:.... .. .. Un peu avant l’aube, cet habitué de la croisette tente de regagner sa paillasse désargentée à l’abri derrière une paroi de briques cimentée soutenant le pont de la voie ferroviaire. .... Rasant les murs, il approche de son antre lorsqu’un spectacle incongru le cloue sur place, le faisant tanguer comme une barque offerte en naufrage à l’orage. Il lui semble distinguer dans la pénombre deux gros sacs de jute semblables qui se balancent à peu de distance de la paroi de la falaise. Ceux-ci pendent dans le vide et leurs attaches prennent naissance dans les piliers du pont pour pendre en l’air devant lui. Les paquets impromptus gênent son passage vers la marche lente d’un repos post éthylique et il pense avec rage aux colporteurs noirs qui cachent leur butin à la sauvette. Sa perception dérisoire de la réalité ne freinant pas forcément un sain calcul, il a l’idée de palper ces proies offertes à l’affût d’un hypothétique butin. Seule la lune d’argent complice de la brume manifeste sa présence, l’endroit est désert et le silence achève de guider ses mains avides vers leur but. .... Il palpe alors l’étoffe rêche à la recherche d’un point d’entrée mais sa déception s’amplifie au contact mou et froid qu’il noue plus avant. Poursuivant sa progression tâtonnante, il rencontre une cheville sans vie qui le fait reculer d’un bond. Dans un éclair de panique alcoolique, il s’imagine aux prises avec des chauves souris géantes assoiffées de sang. Elles doivent être là pour le dévorer, lui. Cette pensée le fait hurler et sa voix grêle résonne dans le vide comme le cri d’un phoque aphone pris au piège. Il se sent cerné par un océan de panique formant corps avec le sol dans une flaque pétrifiée. Ces bestioles répugnantes, il les connaît bien pour les avoir déjà rencontrées auparavant au hasard de ses gîtes incertains…Même qu’une fois il a presque réussi à en assommer une à coups de bouteille car ces saloperies menaçaient d’envahir son espace vital. .... .. .. Tous ces gestes au pathos incontournable, le clochard les livra sans fard aux enquêteurs qui comprirent rétrospectivement l’émoi du vagabond. .... Si le lever du jour défit le rideau de fantasmes du témoin, il laissa place à une réalité plus prosaïque mais incongrue pour l’endroit: deux cadavres féminins octogénaires gisant côte à côte suspendus le long d’une corde à proximité d’un réverbère bleu du plus bel effet. .... Le grand âge et l’aspect inoffensif des victimes soupoudrait de son sel particulier le tableau d’un climat déjà bien pourvu en la demeure. .... La position similaire des corps aurait dû faire penser à un crime prémédité mais les indices étaient maigres pour ne pas dire absents. .... Les vieilles dames étaient vêtues de manière plutôt ordinaire même si leurs nippes noires rapiécées leur donnaient un air conventionnel, image alourdie par la rigidité cadavérique. .... Il arrêta là sa lecture. .... .. .. « Rien à voir avec deux touristes étrangères à la recherche de ces fameux coins pittoresques d’Italie » songea Davide Baldoni dans un élan de certitude satisfaite. .... Ses doigts agacés continuaient à caresser avec lassitude la photo glacée gisant devant lui. Les pendues portaient un rang d’énormes perles jaunies au bout duquel pendait un gros médaillon en argent incertain. .... « De grosses pendules pathétiques » se dit le voyageur assis, plissant des yeux rendus manichéens devant le cliché en noir et blanc. .... Les policiers du coin assez déroutés par ce fait divers curieux n’exclurent aucune hypothèse criminelle bien que le mobile du vol fût peu plausible. .... Les papiers et l’argent étaient toujours en place dans la poche de leur gilet de laine respectif légèrement détrempé par la rosée du matin. L’identité des mortes décrépies ne leur apprit pas grand-chose de neuf : .... Telma et Luiza Marioni, deux sœurs vivant ensemble dans un petit appartement en pleine compagne lombarde, à 185 kilomètres de la côte ligurienne. .... .. .. « Pourquoi sont-elles venues se suicider ici, ces pensionnées d’un autre âge dont l’état de santé ne semblait pas si florissant? » se dit-il en se frottant le menton, « on ne le saura probablement jamais ».... .. .. Le médecin légiste après un rapide examen des corps semblait croire que la corde meurtrière avait fort peu raccourci leur très long séjour sur la terre. .... Les deux cas issus de la même famille présentaient les mêmes symptômes d’insuffisance cardiaque couplés à une arthrite galopante. De sa visite à la morgue, l’inspecteur se rappelait le constat sous néons blancs de leurs grosses veines courant sous des bas empesés comme autant de lianes autour d’un baobab. Le contenu de leur estomac n’avait révélé rien de particulier, pas de drogue ou d’alcool, aucune trace de médicaments quotidiens comme si elles savaient que cela ne valait plus la peine d’en gaspiller..... .. .. « A moins qu’un choc émotionnel n’ait été la cause de pareil oubli ? ».... .. .. Leurs motivations restaient un mystère même si la raison de la venue de Telma et Luiza à Nervi avait été élucidée grâce à la présence mâchouillée de deux tickets de concert. .... .. .. « Mais pourquoi les avait on retrouvés dans leur bouche ?.... S’agit-il d’une sorte de message à leur adresse ? .... Une sorte d’hostie genre le corps du Christ vu leur délire ?» .... .. .. Au dire de leur maigre entourage - elles ne laissaient aucune descendance, le cercle des proches se résumant au médecin de famille et au curé de leur paroisse- ces vieilles créatures étaient de ferventes admiratrices de l’artiste s’étant produit sur scène la veille : Bernardo Laudengi. Récemment, les deux sœurs enfermées dans un dialogue autarcique se prétendaient investies d’une mission de grande importance. Le curé les avait vu partir en Ligurie avec la secrète espérance que l’air vivifiant marin couplé à ses prières au Seigneur serait un baume efficace pour des ouailles au mental délicat. Le médecin avait été surpris par leur ferme résolution à entreprendre ce voyage malgré une fatigue inévitable et leurs maigres moyens financiers. .... .. .. « Pourquoi vouloir tant assister à ce spectacle alors que de nos jours, radio et télévision offrent tant de divertissements de qualité ? Elles devaient être sacrément dérangées, pas possible autrement ! ».... .. .. Les deux notables se bornaient à constater que l’intérêt de leur patientes/ paroissiennes pour ce virtuose vocal dépassait la commune mesure. Certes, le troubadour lombard avait débuté sa carrière dans leur région une trentaine d’années auparavant mais il n’était jamais revenu au pays. De plus, il ne s’agissait pas d’un chanteur déplaçant les foules, il avait eu une carrière honnête mais les spécialistes du genre s’accordaient aujourd’hui à reconnaître son déclin. Ce n’en était pas moins un homme d’importance et avant de penser à le déranger pour cette affaire, il avait été nécessaire d’en référer en haut lieu. .... .. .. « C’est à cause de cet imbécile vaniteux qu’on m’a fait venir » songea Davide Baldoni, « je me suis crevé à aller voir une scène de crime qui n’en est même pas une ».... .. .. Il n’avait pas tort, la hiérarchie administrative avait fait jouer ses rouages et au détour de conversations allusives, on avait choisi de déléguer la responsabilité de l’enquête à un inspecteur chevronné issu de la grande ville. Une façon aussi de détourner l’orage des ragots juteux de ce genre de bourgade peu habituée à vivre une telle frénésie médiatique. La presse n’avait pas tardé à s’emparer de l’affaire montant en épingle la corrélation entre le drame et la présence des pendues au concert de veille. Les gros titres parlaient au mieux d’amour défunt, au pire de passion extrême pour une star du cru. Quand on connaissait mieux le répertoire de Bernardo Laudengi, ce délire prêtait à sourire même si le titre phare de son dernier album « Duo pour cordes seules » sonnait du coup d’une autre manière. .... .. .. « Bonne publicité pour ce gars après tout, non ? » .... .. .. L’inspecteur s’était retrouvé face à un essaim de journalistes tendant leur micro comme autant de perches incontournables qu’il avait évité de saisir. Comme il l’avait prédit, la présence des deux vieilles femmes au concert paraissait purement anecdotique. Une entrevue avec l’artiste – un homme à l’arrogance flamboyante – le lui avait confirmé, il n’avait jamais rencontré personnellement ces admiratrices. On était en juillet, l’actualité tournait en rond à la manière d’une raie vorace dans un bocal, pour peu qu’on tende en pâture un bout de viande nature sortant de l’ordinaire….... .. .. Evoquer le sujet nourriture, lui fit prendre conscience de l’essentiel colporté par un gargouillement sonore provenant de ses entrailles : il avait faim, l’heure était venue d’égayer quelque peu ce morne voyage en train. .... En homme méticuleux, il sortit son casse-croûte sous les yeux vagues et hallucinés de sa voisine. .... .. .. « Particulière cette femme, le genre ésotérique branchée » supposa-t-il la voyant manipuler avec adresse un jeu de cartes brillantes..... Davide Rioni mordit avec vigueur dans son sandwich à la mortadelle, obstinément aveugle au symbole immoral gustatif de la chair froide et rose..... .. .. « Oui, dépression sénile ayant conduit au suicide semblait la seule réponse logique. » eut-il le temps de se rappeler avant de sombrer dans un émoi gourmand sans précédent..... .... L’odeur envahissante de ce festin secoua l’estomac de sa compagne qui tourna son visage vers le rideau bienfaisant et désormais solidaire. .... La gitane était perdue dans ses pensées, les tarots lui avaient délivré un bien étrange message et elle se sentit frissonner devant tant d’intuition..... Elle avait choisi des victimes vulnérables au nom de la musique de celui qui fut l’amant d’une seule nuit … ses doigts dans les divins cheveux bouclés, une bouche gourmande masculine sur son corps consentant …. C’était de l’histoire ancienne mais la chaleur moite qui la parcourait lui disait le contraire. Sa passion ne s’était jamais éteinte et même s’il l’avait rejetée pour d’autres plaisirs, elle s’estimait toujours à son service. Des années à le suivre dans l’ombre réconfortante du coté où les projecteurs n’éclairent jamais personne. Elle avait vibré avec ses notes, accompagnant l’océan de regards tourné vers lui et la lente défection de son auditoire l’avait touchée en plein cœur. Ses chers tarots lui donnèrent l’espoir de jours meilleurs et la guidèrent sur le chemin de son accomplissement personnel : être actrice de son destin en mettant fin à des années de passive résignation. Ces meurtres prémédités en étaient la preuve, grâce à elle on parlait à nouveau de lui dans les journaux. Débusquant l’homme cynique derrière l’artiste, la nomade savait qu’un prochain album couronnerait ce retour en grâce. Si seulement il pouvait se douter du rôle qu’elle avait joué… non jamais… il était bien trop fier pour douter de son talent et croire qu’autrui puisse influencer son cher public… les vieilles Marioni n’avaient pas résisté à ses coups de fils incessants et l’offre des billets gratuits… elle les avait abordé après le spectacle… un dîner sur les quais avec Bernardo ? Pauvres crédules… deux sourires pathétiques plein de rides… faibles grimaces à la fin… .... Le train ralentit doucement. Elle reconnut les abords de la gare de Milan, les tours aux appartements anonymes dont la pluie parvenait encore à augmenter la grisaille. .... L’homme en face d’elle avait à présent rangé ses affaires et lissa sa veste en lui adressant un bref sourire. .... .. .. Encouragé par son regard interrogateur, il lui dit : « Fin de partie, on y est ! » .... .. .. Sans répondre, elle rangea fébrilement ses cartes, laissant s’échapper la carte numéro 13 qu’il ramassa d’un geste rapide. .... .. .. Il la lui tendit en la dévisageant: « Ne serait ce pas la carte de la mort par hasard ?.... .. .. La perruque glissa en voulant acquiescer d’un coup de tête..... .. .. «Je ne connais rien aux tarots mais par contre je peux vous dire que des morts, je n’arrête pas d’en voir dans mon métier ! » .... .. .. Il ponctua cette remarque d’un rire gras et sa silhouette épaisse se mit en branle pour se diriger vers la sortie. La gitane resta assise sans bouger à le regarder partir, l’ombre de l’imperméable policier se reflétant à l’infini dans ses yeux verts.....

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