Crimine di passione

june

L'amitié version polar ...

L'amertume du mauvais rhum sous la langue, il dépliait sa chaise longue sur la plage qui s'étirait à l'infini. La terre entière semblait avoir déserté les lieux. Il le vit, qui passait par là. L'homme qu'un jour, il avait tué. Croyant à une hallucination, il essuya la fine pellicule de sueur sur son front. Puis, une chanteuse à la voix languissante miaula ses mots à travers son vieux transistor. L'homme en question avait la trentaine, la même chemise blanche lacoste immaculée qu'avant le drame. Raimondo, qu'il s'appelait. Raimondo et ses gourmettes en or, ses poils sur le torse fièrement exhibés, symboles selon lui d'une virilité à toute épreuve. L'homme qui s'enflammait sur la piste de danse lorsque venaient les soirs d'été, toutes les petites pépées à ses trousses. Plus précisément, sa petite pépée à lui. Carlotta. Et qu'elle était lumineuse, cette femme, lorsqu'elle peignait le soir, de son air faussement inspiré, des toiles abominables qu'il adorait pourtant. Carlotta et ses cils de biche, ses créoles qui tintaient au vent pour annoncer son passage. Et sa robe, sa robe bleu vif.

 

Raimondo lui avait fauché Carlotta un soir où le ciel était particulièrement lourd. Des esquisses de nuages se dessinaient, pour finir par se diluer dans le ciel. Ils étaient une dizaine d'amis à table. Les femmes s'activaient aux fourneaux, les hommes jouaient aux petits chevaux ou au tarot en groupe. La nappe à fleurs jaunes s'étendait sur la table immense. Raimondo avait voulu s'asseoir en face de Carlotta, il l'avait bien vu, oui, ce qui dansait dans leurs yeux, la lueur vacillante de l'espoir. Se retrouver peut-être clandestinement, fuir ensemble à tout jamais. Il était sûr de ne plus jamais la revoir si cela se produisait.

Un claquement de doigts, pour revenir à la réalité, alors que son regard se perdait vers le va-et-vient des vagues.

Et l'homme se mit à parler, propret comme au premier jour, aussi sûr de lui qu'un gros coq dans une basse-cour de bas-étage. Il se permit même de lui taper dans le dos.

 

-          Hé, bambino ! Comment vas-tu ?

-          Bambino ? Putain je ne suis pas un bambino, j'ai passé l'âge de ces conneries ! Ne me touche pas !

-          Je te touche si je veux. Je suis mort, je te rappelle.

Il extirpa un étui en métal gravé de son éternel jean bleu foncé.

-          Cigarette ?

Tout y est. Le haussement de sourcils spectaculaire en prime. L'homme boit une gorgée de liquide. Foutu pour foutu, autant se noyer dans l'alcool. Il accepte la cigarette que lui tend le mort.

-          Pourquoi t'es là ? T'as décidé de me faire chier jusqu'au bout, c'est ça ? Tu m'as volé ma femme, ça ne t'a pas suffi ? Il t'en faut toujours plus, hein ?

Et là le souvenir d'un passé pas si lointain, où ils étaient deux petits garçons s'imposa à lui. Ils faisaient des pâtes dans la cuisine plongée dans l'obscurité de la nonna de Raimondo. Elle, silhouette qui se détachait sur le pas de la porte, les surveillait du coin de l'œil et de la cigarette, émettant un son réprobateur lorsqu'un des garçons ne faisait pas les mouvements correctement. Son visage inflexible semblait dire « la discipline, y'a que ça de vrai ».

-          Hé, dis, Raimondo, tu te souviens, quand on faisait des pâtes chez ta nonna ? Mais n'empêche que tu restes un bel enfoiré !

-          Je me souviens, oui. Le défunt esquisse un léger sourire. Au passage, ce n'était pas ta femme, juste ta copine.

-          Et où est la différence ? D'ailleurs, comment ça se fait que tu pues pas ? T'es un cadavre !

Le défunt propret hoche la tête d'un air satisfait. Il claque des doigts, replongeant l'homme dans le décor de cette fameuse nuit.

À table, chacun y allait de son pronostic pour les courses de chevaux du lendemain. Les hommes cognaient leurs verres contre la table pour signifier qu'il fallait les resservir, et les femmes riaient en leur criant de le faire eux-mêmes. L'atmosphère commençait à s'échauffer, tandis que les femmes craquaient les allumettes pour allumer leurs cigarettes et exhaler une ou deux bouffées, recrachées sur leurs camarades de tablée. Elles s'amusaient à faire des ronds, avec plus ou moins de succès. Raimondo discutait avec des amis, et Carlotta posait brièvement ses yeux sur lui, de temps en temps. L'homme rongeait son frein. Il ne parlait pas beaucoup, ce soir. Il se sentait extérieur à ce dîner, et même la salade croquante et délicieuse que l'on servait, ces plats de poissons et de riz hautement parfumés ne parvenaient pas à le réconforter. Il serrait son couteau de plus en plus intensément à mesure que la nuit s'étendait sur les convives, les enveloppant comme une couverture de laine épaisse.

-          Regardez, on voit les étoiles ! Avait dit Carlotta avec emphase. Cette voix ne lui ressemblait pas.

Raimondo lui avait alors fait un clin d'œil, que l'homme avait très bien vu, même de loin. Il manqua de s'étouffer avec une arête de poisson. Tous s'exclamèrent à l'unisson qu'effectivement, on voyait bien les étoiles ce soir, tellement bien qu'on pourrait même les toucher du doigt.

Les flammes des bougies sur la table commencèrent à vaciller à ce moment, mauvais présage aurait dit la nonna de Raimondo. Des flammes qui vacillent, ce n'est jamais bon, avait-elle expliqué aux garçons.  D'autant plus s'il s'agissait d'un cierge pour la sainte vierge. Elle s'était signée et avait expliqué qu'à chaque fois qu'une flamme vacillait, un meurtre s'abattait sur une ville ou sur un pays. La superstition avait fait le tour de la ville, et tous les habitants étaient devenus très précautionneux vis-à-vis de leurs bougies.

Les haleines avinées des convives exaspéraient l'homme, qui, lui, n'avait pas bu une seule goutte depuis le début du dîner. Raimondo semblait avoir à peine touché à son verre aussi. Surprenant, à quel point tout les rattachait encore l'un à l'autre. Tandis que certains s'étaient allongés sur des couvertures en pointant du doigt les étoiles, leurs éclats de rire résonnant dans les ruelles alentours, Raimondo était venu chercher l'homme.

-          Bambino ! Qu'est-ce qui ne va pas ? T'es bien pâle, ce soir, allez viens, viens on va causer. T'as pas touché à ton vin ! T'as mangé, mais bon … C'est ta famiglia ? Il leur est arrivé quelque chose ?

Raimondo avait indiqué un endroit un peu à l'écart des autres, bien isolé, où deux troncs d'arbres coupés serviraient bien de sièges. L'homme avait suivi sans protester.

-          Non, c'est Carlotta.

-          Carlotta ?

Etonnement feint de Raimondo.

-          Ouais, Carlotta. Tu l'aimes bien Carlotta, hein ?

-          Si je l'aime bien … Comme tout le monde, j'imagine, non ?

L'homme avait à ce moment-là eu une envie irrépressible de lui en coller une, une mémorable, dont sa joue se souviendrait toute sa vie. Mais il n'en fit rien, et se dit que cet ami, en qui il avait eu foi toute sa vie, n'était en réalité qu'un piètre imposteur. Il n'arrivait pas à savoir ce qui le blessait le plus : que son amour lui glisse des mains comme une murène, ou que son ami le trahisse sans ciller, comme si c'était tout à fait naturel pour lui de lui mentir.

-          Arrête, sale menteur ! Je le sais, je l'ai vu ce soir, Raimondo ! Je t'ai vu lui faire tes beaux yeux, à l'ancienne, comme tu sais si bien le faire !  Pourquoi tu poignardes les gens dans le cœur de cette façon, ça t'amuse ?

Pour la première fois depuis leur petite entrevue, Raimondo montra des signes de faiblesse. Il baissa la tête et la secoua lentement de gauche à droite, comme un cheval qui renâcle. De toute façon, l'homme avait découvert le pot aux roses : les mots doux, les photographies, les places de cinéma que Carlotta pensait si bien cacher dans le double fond de sa boîte à bijoux. Et le téléphone, qui sonnait de manière inhabituelle. Lorsqu'elle décrochait, elle utilisait un timbre de voix qu'il ne lui connaissait pas.

Alors Raimondo avoua, sur la pointe des pieds. Il dit que oui, ils étaient ensemble depuis maintenant six mois. Qu'il comptait lui en parler, que tous les jours il avait des remords de trahir son vieux frère, son vieux pote, à la vie, à la mort, qu'il savait que sa nonna se retournerait dans sa tombe si elle savait, elle qui avait toujours jugé si sévèrement ce petit fils qu'elle adorait pourtant.

L'homme avait caché le couteau avec lequel il avait dégusté le poisson dans la poche de son blouson. Oui, les nuits étaient fraîches, il fallait bien se couvrir un peu, et assurer ses arrières. Il attendait juste le bon moment pour le sortir, et faire saigner le cœur de son ami comme il avait osé meurtrir le sien.

-          La droiture, Raimondo, la droiture ! Tu ne te souviens pas ? C'est toi-même qui me l'avait avoué, à demi-mots, tu m'avais dit ce jour-là : les gens manquent de droiture. Avec ton air tout guilleret, entre le fromage et le dessert, alors que tu étais déjà avec elle !

-          Je le sais, je le sais … Je suis droit, je l'ai toujours été avec toi et là, c'est vrai que j'ai fauté, bambino … Je suis désolé. Je ne sais pas comment me faire pardonner.

-          Foutaises ! Salaud ! Tu me dis que tu es désolé maintenant, et puis tu vas faire quoi après, hein ? Poursuivre ta vie comme avant, et t'enfuir avec Carlotta, hein ?

À mesure que la discussion tissait sa toile stérile, la détermination de l'homme enflait. Il n'avait qu'une idée en tête : faire disparaître celui qui avait osé, un jour, prétendre être son ami. Raimondo l'invita à en parler chez lui, autour d'un café, plutôt que dans l'atmosphère étrange et absorbante de ce coin de forêt. L'homme acquiesça. Ils prirent rapidement congé de leurs amis et de la maison qu'ils connaissaient si bien. Sur la route, l'homme eût envie de prendre le volant et de le diriger droit vers un arbre. Seulement, lui, il ne voulait pas mourir. Il fallait qu'il réfléchisse mieux. La finesse, mon gars, la finesse. Encore un des commandements de cet idiot. Finesse et droiture, je t'en foutrais moi, qu'il se disait.

Ils prirent comme convenu le café chez Raimondo, qui tenait pour l'occasion à servir un breuvage de qualité. Il utilisa ses plus belles tasses, pendant que l'homme furetait  à la recherche de la présence de Carlotta. Il voulait des indices, mêmes futiles. Au milieu de leur conversation, le téléphone sonna. Raimondo eut un bref instant d'hésitation, se plongea dans les pupilles de son ami puis comprit instantanément qu'il n'avait pas intérêt à faire ça. Son ami avait changé, et c'était du sérieux.

Avant de partir, au moment de s'étreindre, il le planta à plusieurs reprises.

-          Fer …nan …do … On est… qui…t…

Et le cœur cessa sa course folle. Le regard se voila, le souffle s'arrêta, le corps se durcit étrangement, sorte de carapace de tortue. Il avait devant lui les yeux d'un mort. Il se sentit infiniment soulagé. Oui, ils étaient quittes. Il avait tué le seul ami qu'il avait jamais eu. Maintenant, il faudrait qu'il trouve de la soude.

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