Cristal de Lune

sirhaian

Je ne sais pas ce que je pourrais faire sans cet atout indispensable, sans ce second corps dans lequel mon cœur bat inlassablement. Tant d’émotions m’en parviennent, impalpables mais ô combien puissantes. Elles déferlent sur mon âme telle une armée déchainée le ferait par soif de victoire, telle une chute d’eau ravageuse s’écraserait contre les rochers, telle une nuée de sauterelles affamées qui dévasteraient un champ, tel un roc qui se détache d’une haute montagne et qui désormais menace la ville qui siège paisiblement à son pied. Je ne peux qu’écouter ce fracas, ce tonnerre de sentiments qui parsèment ce gigantesque monticule de notes et d’accords mirifiques. Je ne peux que rester impuissant face à cette emprise qu’elle exerce sur moi dès le premier son. Cette musique m’ensorcelle et m’étreint dans son doux cocon de verre, elle s’installe dans mon esprit pour l’éternité. Rien ne pourra annuler le sort qu’elle a jeté sur moi. Je ne peux rien faire contre cet assemblage divin écrit sur une partition invisible d’une main lumineuse et qui défile à une vitesse que je ne peux qu’à peine imaginer. Rien ne semble plus être capable d’attirer mon attention. Le monde d’alentours s’éteint sous les feux vigoureux de ce nouveau foyer, de ce nouvel abri entouré et encerclé de ténèbres. D’une seule lumière uniforme et sans couleur ni chaleur, cette musique disperse les ombres les plus noires et éclaire la nuit la plus effroyable. Chaque mesure me donne des frissons dans l’échine et fait s’élever mon âme vers des cieux plus cléments. Je ne peux que rester le visage ouvert devant tant de génie, devant tant de bienfaits, devant tant d’amour. Je ne peux que laisser mon corps et mes pensées s’ouvrir à ce monde qu’elle seule semble pouvoir me donner. Monde qui regorge de vitalité et qui ne compte aucun endroit sombre, aucune bicoque abandonnée. Seule la vie y vit, sous sa forme la plus pure, sous sa forme la plus ancienne qui soit. Je peux même l’apercevoir, cette vie, je peux en entendre son cristal, je peux presque le toucher en tendant le bras, la main, l’index vers sa surface limpide. Le Soleil et la Lune le recouvrent d’une auréole bleutée et orangée, suave et agréable. Je ne peux que le contempler. Ses éclats laissent transparaitre quelques désirs à partager, quelques regrets à oublier, quelque nouveau monde ouvert à toutes ces âmes en peine qui recherchent un peu de réconfort, un refuge temporaire mais ô combien rassurant et moelleux.  La paix est son étendard, le dialogue est son arme, la magnificence est son bouclier. Quelle beauté, quelle merveille ! Comment tant de pureté a pu parvenir jusqu’à nous ? Ne sommes-nous pas de pauvres mortels affaiblis par la haine et la mésentente ? Ne sommes-nous pas à l’origine de tant d’erreurs, de tant de peur et de souffrances ? Depuis l’aube des temps, rien n’est resté aussi limpide et immaculé que la musique. Tellement de générations, tellement d’hommes, de femmes, d’enfants, de vieillards ont dansé, se sont enlacés, ont embrassé avec elle et ont vécu avec elle ! Ce cristal tournoyant se concentre et s’immisce dans mon crâne, n’en voulant plus sortir, désirant par-dessus tout y rester. Quel bonheur de le sentir réchauffer mon corps et mes émotions, quel bonheur n’est-ce pas de le voir ainsi vibrer au son de mes pas, au son de mes gestes simultanés ! Quel ravissement de sentir ce bijou ainsi envahir et inonder ma raison de souvenirs que seul mon cœur peut saisir ! Quel bonheur de  sentir mes tympans s’évanouir sous le charme de cette seule et unique merveille de l’univers ! Les pulsations rythmées qu’il émet immergent mon regard dans un océan de couleurs.

J’y plonge et m’y noie sans m’en douter, sans le remarquer, tellement attiré par cette lumière qui m’aspire vers le fond, qui m’enlace de ses filets, qui m’alourdit de son poids et m’entraine délicatement vers le sol sablonneux de la mer des délices. Retrouvant l’espace d’un instant la raison, je me débats et, ne comprenant pas ce qui vient de s’opérer, remonte à la surface en libérant toutes les forces prêtées par cette musique prodigieuse.  M’échappant vers le bord, je sens ce cristal qui vibre de plus en plus à l’intérieur de mes os. Je me plie de douleur et finis par crier sur le sable froid de cette plage dorée. Je cours droit devant moi, cherchant à le ravir de ma personne, cherchant à saisir le sens de cette traitrise, cherchant quelque chose qui ne semble pas pouvoir se faire. Dans un cri horrible et à la limite de la monstruosité, il s’extirpe de mon esprit et flotte en face de moi avant de partir posément, m’ignorant, moi, son berceau. Je cours vers ce cristal qui lentement s’éloigne, inexorablement, de plus en plus vite, je ne peux plus rien faire pour le rattraper malgré l’impression qu’il me donne de rester à ma portée. Il s’éloigne lorsque ma main s’étend vers lui, ne demandant pourtant qu’un peu d’aide et de compassion, ne cherchant pourtant qu’à redécouvrir ce passé. Pourquoi fuit-il loin de moi après m’avoir fait souffrir ? Pourquoi quitte-t-il cette douce et chaude enclume qu’il utilisait pour me forger ? Reviens ! Je t’en supplie ! Je n’ai que faire de ces douleurs que tu me fais subir ! Je te veux ! J’ai beau courir, j’ai beau tuer mon corps, j’ai beau lancer mon âme vers lui en espérant le rattraper par un quelconque hasard ou un quelconque sort, il reste hors d’atteinte. Je m’effondre après de nombreuses heures de course intense.

La Lune s’élève dans le ciel, m’inondant de sa lumière diffuse et incertaine. Je me relève lentement parmi les ombres des arbres de la forêt avoisinante. Je m’y enfonce, espérant chercher quelque indice quant à ce chaud cristal qui m’aidait à vivre, qui me soutenait, qui désormais s’est enfui loin de moi. Courant toujours plus vite, ignorant les douleurs, ignorant les avertissements de mon corps, je m’enfonce toujours plus, toujours plus loin. La lumière lunaire déjà semble s’éteindre en laissant apparaitre le voile doré de l’aube. Le temps ne suit plus son cours. Il s’inverse puis s’accélère et finit par ralentir, puis repart en sens inverse. La terre arrête sa rotation éternelle et éphémère, tout s’éteint et tout disparait. Seule mon âme apparait. Je la regarde et l’observe, terrifié et interloqué à la vue de sa forme et de sa couleur. Dépouillée de ses couleurs, elle tournoie dans le néant tel un cristal vidé de toute lumière, de toute vie. Elle ne réside désormais plus que dans un écrin transparent, dans un récipient d’une consistance égale à la force de ma raison, que j’aurais dû écouter avant de laisser ce vampire m’aspirer tout espoir pour le remplacer par un assemblage ingénieux et génial de papier et d’encre, lu et interprété par quelque instrument provenant du monde cruel et sombre d’où je viens. Sans corps et n’étant désormais plus qu’une conscience inutile et perdue, je tente de m’approcher de ma propre âme afin de la récupérer et de l’effleurer, de la toucher, de l’étreindre, de l’embrasser, d’en reprendre possession, quelle qu’en soient les conséquences et les moyens utilisés. Je veux la reprendre ! A ces mots, le cristal brillant et étincelant apparait et s’approche de moi, me narguant aux côtés de mon âme cristallisée elle aussi. Ce qui autrefois m’appartenait se fait aspirer par le grand et sublime cristal aux reflets désormais noirs et ténébreux. Je tente d’arracher à leur sort les quelques particules qui se désagrègent avant d’atteindre leur destination finale. Ce n’est que d’un geste futile et vain de mon corps inexistant que j’essaie de croire à la possibilité d’encore pouvoir prendre le dessus sur l’inéluctable réalité : ce cristal a volé mon âme en se l’assimilant.

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