Crossroads

Xavier Reusser

Crossroads

Xavier Reusser

J'avais jamais été le genre de type à chercher les histoires, mais là, j'étais à bout… Depuis cinq ans qu'on tournait soir après soir dans tous les juke-joints de l'état, c'était la première fois que l'atmosphère était aussi lourde. Vernon et Stan ne s'adressaient plus la parole, chacun trouvant l'autre trop suffisant et puant. Mais ils s'accordaient au moins à penser que je chantais faux et que mes solos étaient trop conventionnels. Cinq ans pour s'en rendre compte… Et maintenant le groupe explosait, ils étaient pressés d'en finir, d'avoir une vie comme tout le monde.

Ce soir-là, on jouait au Duke's, un bar isolé en pleine forêt, peuplé de prostituées et de militaires en permission. Le concert avait été ordinaire, on avait fait notre truc, sans enthousiasme, mais sans trop d'animosité non plus. Encore deux semaines et je n'aurais plus qu'à chercher des engagements en solo. C'était la première fois que j'avais vraiment le blues.

En descendant de scène, j'étais allé chercher un verre au bar et j'en avais profité pour brancher le Duke sur les avantages qu'il aurait à organiser des concerts acoustiques les soirées creuses, avec un seul musicien et sa guitare. Ce qu'il fallait c'était un gars polyvalent, avec de l'expérience, disponible, genre moi… Apparemment, j'avais mal choisi mon moment :

"Vas-te faire foutre, Little Jim, ce soir, c'était la dernière fois pour toi chez moi. T'es pas foutu de m'assurer 100$ de recette en trio et tu voudrais que je te paye pour venir jouer seul ? De toute façon si t'espères repartir avec du fric ce soir, tu peux te gratter, je fais pas de mécénat, moi ! Pas de client, pas de paye !"

Au lieu de me pencher en avant, de l'attraper par le col et de lui arracher le nez avec les dents, j'avais juste haussé les épaules et j'étais allé annoncer la nouvelle aux deux autres. Vernon avait explosé :

"Putain, t'es même pas capable de nous trouver des concerts qui rapportent ! J'en ai jusque-là de ton attitude. C'est fini, j'arrête tout. Je retourne bosser à l'épicerie. J'ai une famille à nourrir, moi !"

J'avais regardé Stan qui m'avait jeté un œil mauvais et avait juste lâché :

"Moi aussi, je me tire…"

Je leur aurais bien fracassé ma guitare sur la tête mais je venais de changer les cordes. J'étais sorti faire un tour en les laissant remballer, pendant que les derniers clients, trop défoncés pour marcher, se faisaient raccompagner jusqu'à leurs voitures par le Duke.

C'était la pleine lune, il faisait enfin frais, et la forêt bruissait de rires étouffés et de gémissements simulés : les putes faisaient leurs dernières passes avant de regagner à leur tour leurs foyers et retrouver leurs familles. Personne ne m'attendait, j'allais rentrer et me coucher seul, serré contre ma guitare, une bouteille de whisky pour m'empêcher de rêver et pouvoir recommencer à vivre cet enfer le lendemain.

J'en étais là de mes pensées quand une tête émergea d'un buisson qui respirait fort : "Hé, c'est pas Little Jim ?"

Putain, il manquait plus que lui. Evil Bob, un travailleur saisonnier : mac l'été, dealer l'hiver, guitariste quand il était bourré. Souvent il s'amenait vers la fin des concerts, complètement défoncé, il voulait jouer. Ce type était tellement violent que parfois je lui laissais la deuxième gratte en baissant le son sans qu'il s'en rende compte. Mais ce type était tellement violent que de toutes façons il finissait toujours par taillader le premier gars dont la tête ne lui revenait pas.

J'avais jamais traité avec lui, ni pour une fille, ni pour de la dope, c'était peut-être pour ça qu'il m'aimait bien.

"Hola, t'as pas l'air jouasse, mon gars, qu'est-ce qui t'arrive ?

- Rien d'extraordinaire, Bob, Vern et Stan arrêtent et cet enculé de Duke veut pas nous payer pour ce soir…

- L'enflure ! J'l'ai jamais senti ce type. Bon, bouge pas, je vais lui parler, t'inquiètes, il va raquer…"

Il s'était levé et en se reboutonnant il avait lancé au buisson : "Ça ira, poulette, tu peux rentrer."

Bob qui voulait "parler" au Duke plus tout le reste, ça commençait à faire beaucoup à gérer pour une fin de soirée. J'ai répondu un peu trop vite :

"Ecoute, Bob, c'est gentil de vouloir aider, mais ça m'arrangera pas vraiment que le Duke soit à l'hosto et moi en taule…"

Il s'était retourné d'un bloc, les yeux brillants : "Si tu veux pas que j'aide petit, tu le dis tout de suite… Si t'as un problème avec moi on règle ça ici et maintenant, personne me parle comme tu viens de le faire…

- C'est pas ce que j'ai voulu dire, Bob. Excuse-moi, j'ai eu une dure journée. Viens, on va boire un coup…."

J'avais maintenant 500 mètres pour calmer Bob et lui faire oublier pourquoi il m'accompagnait. Ensuite il faudrait encore rendre le Duke et les deux autres compréhensifs si je voulais éviter la baston.

En arrivant au parking, on avait trouvé Stan qui fumait une clope devant le van. Vernon finissait de ranger le matériel et le Duke faisait la cave. A peine la porte franchie, Bob s'était retourné vers moi, un doigt sur la bouche, il avait sorti son cran d'arrêt et s'était engouffré sans un bruit par la trappe derrière le bar. Je n'avais plus le choix, le Duke allait se faire planter si je n'intervenais pas… J'avais crié : "Ah ! On va enfin pouvoir s'en jeter un petit, hein, Evil Bob. Va donc voir le Duke en bas et ramène-nous une bouteille !"

Bob était disjoncté mais pas inconscient, et le Duke était tout sauf un gringalet. Si Bob voulait le buter, il le ferait de dos, sans risque. Le Duke prévenu, je pensais la situation désamorcée, au moins momentanément. J'étais tellement soulagé que je sifflotais en entrant dans le nid à mouches pompeusement baptisé toilettes.

En sortant, je m'étais dirigé vers l'arrière-salle, là où on jouait, pour voir où en était Vernon. Mais c'était Evil Bob qui était là, assis sur la grosse caisse, essuyant son couteau sur son mouchoir.

"Putain, Bob, dis-moi que c'est pas vrai ! T'as quand même pas saigné le Duke ?"

Il sifflotait entre ses dents, en souriant béatement… J'étais en train de péter un plomb. En m'approchant pour le secouer, j'avais entendu un gargouillis, comme un évier qui se vide. Un liquide noir et épais coulait sous un ampli. Derrière, Vernon gisait, les yeux révulsés, la tête à demi détachée, le corps agité de soubresauts. La voix étranglée, j'avais crié : "Stan, on s'arrache ! Tout de suite !"

J'avais couru dehors. Stan était déjà dans le van, à la place du conducteur, la tête posée sur le volant. J'étais monté en criant : "Démarre !" mais il n'avait pas réagi. Lui ne gargouillait déjà plus…

C'est là que tout était devenu flou. Je voulais tuer ce malade de Bob mais le bar était vide. Alors j'étais parti à sa recherche dans la forêt, au hasard. Je ne sais pas combien d'heures j'ai marché et couru et crié. Je me rappelle avoir trébuché sur une femme à moitié nue, la gorge tranchée et m'être dit : "Je suis sur la bonne voie…"

Quand les flics m'avaient trouvé, au petit matin, hagard, n'arrivant pas à aligner deux phrases cohérentes, ils m'avaient embarqué et inculpé des 4 meurtres. Personne n'avait cru à mon histoire, encore moins quand on avait retrouvé le cadavre faisandé d'Evil Bob 3 km au sud du bar, égorgé 2 semaines auparavant.

Ça fait maintenant cinq longues années que je croupis dans ma cellule, en attendant d'appel en appel qu'une injection m'éjecte enfin de ce trou. Seul avec ma guitare, je joue les meilleurs blues de ma vie, pour les rats qui partagent mes repas. Je ne me pose même plus la question de savoir si c'est moi qui ai disjoncté ce soir-là, ou si... Je suis juste curieux de savoir qui m'attendra à la sortie.

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