Cuba libre!!

Jean

Le jour de la mort de Fidel Castro m'est revenu en mémoire ce souvenir d'une nuit à Cuba, , où nous étions seulement 4 étrangers au milieu de ces merveilleux danseurs....

Soudain cette musique américaine s'arrête… Une voix lance « Salsa !! »

Les femmes remettent leur mèche de cheveux en place, les hommes réajustent leur chemise. Toutes et tous se dirigent vers la piste de danse, s'alignent côte à côte, en silence mais en souriant comme un rituel.

Les putes sortent de leurs ateliers de travail, situés sur la coursive, balcon en bois vermoulu   qui fait le tour de cette immense pièce, leur mac les regardent, ajustent leur chapeau, calent leur flingue pour ne pas être gênés.

Le barman-DJ, gros et transpirant, perpétuellement souriant, maître de cérémonie assumé, regarde avec délectation. Il nous jettent un coup d'œil complice à nous, les quatre européens, seuls non cubains dans cette boîte paumée, avec qui il picole depuis deux heures, en passant cette musique interdite, piquée au hasard des captations radio et autres trafics , cette musique du grand ennemi américain…

Il nous montre cette pochette jaunie, usée, tachée par tellement de traces d'alcool, souvenirs de nuits enflammées, d'échanges divers, de rencontres et sourires partagés…

Un coup de mouchoir sur le front pour ôter cette fichue transpiration, un petit arrangement de cette chaîne en or. Il ajuste  sa chemise trop  serrée, lève les mains et commence à frapper, en cadence, en rythme…. Le disque démarre, lancinant, délicieusement entrainant, excitant, langoureux….

Tous se mettent à bouger, à danser, dans une chorégraphie qu'on pourrait croire répétée, préparée, travaillée, mais tellement improvisée…

Elle s'approche de moi avec ses grands yeux noirs, cet immense sourire qu'on distingue dans cette pénombre, dans ces volutes de fumée. Rien de malsain, de sexuel, d'inapproprié… Juste une invitation, un partage. Elle me prend la main et m'oblige quasiment, avec une incomparable douceur, à la suivre sur cette piste, au milieu des siens, de ses amis. Je sais que je vais être caricatural, raide comme un bâton, au milieu de tous ces artistes anonymes qui évoluent avec une telle grâce, une telle harmonie. Et pourtant je me sens bien, si bien…

Je regarde mes amis. Eux aussi se sont laissé inviter, emporter. Je pourrais nous trouver ridicules, pathétiques, avoir honte, au milieu de ces danseurs fantastiques, dans la moiteur de cette piste de danse au parquet ciré, aux murs crépis de blanc, presque triste, presque moche, mais si belle. Et pourtant je me sens bien, si bien…

Tous sourient, s'amusent, élégamment, doucement, sans chercher à dominer l'autre, dans cet immense partage sur fond de salsa… Tous nous regardent, nous font des petits signes amicaux, nous les « blancos», les européens, tellement maladroits, mal à l'aise…

Cette petite femme, si petite, si ridée, si marquée, à côté de ma  jolie cavalière, me fait un signe avec son pouce, et me lance un « bravo ! » tellement gentil que sa voix couvre encore la musique dans mes oreilles….

Cette nuit cubaine, dans une des petites ruelles sombres, noires, sans éclairage, du village de Varadéro, loin des centres de vacances réservés aux riches touristes que nous sommes tous reste le symbole de ce peuple si maltraité, si violenté, mais si heureux, joyeux, comme si cet éclat de rire permanent était une résistance à Fidel et Raul.

Fidel… Personnage historique, avec son perpétuel treillis, sa barbe soigneusement négligée, ses discours fleuves pouvant durer plusieurs heures. En 1959 il prend le pouvoir, renverse une dictature tellement américanisée et corrompue que le monde se met à rêver. Avec le Che, son ami, son complice, son alter ego, ils ont une même signature, une même silhouette… Ils vont faire donner de l'espoir à l'ensemble des opprimés, à  la jeunesse qui se cherche un idéal, une envie de renouveau, dans ce monde coupé en deux par cette fichue guerre froide, dans cette opposition permanente entre ces deux blocs, ces deux monstres politiques et militaires, vainqueurs de cette terrible guerre, et qui veulent étendre à tout prix leurs idéologies respectives….

Le Che partira porter la révolution sur le continent sud-américain, fou passionné, intransigeant, capable des pires atrocités que le monde oubliera par le romantisme de ce si célèbre cliché d'Alberto Korda.

Fidel restera à Cuba, instaurera une répression abominable, mettra en place un système de fer, se rapprochant de l'URSS, complice de la crise des missiles de 1962 qui a failli faire exploser notre belle planète….

Puis l'embargo affamera son peuple… Et la répression ne cessera pas, devenue tellement courante… Dans ce Cuba Castriste, tout le monde surveille tout le monde, tout est sujet à délation, à dénonciation… Et paradoxalement, il reste malgré tout une certaine tendresse pour Fidel, reportant plutôt la haine ou la colère sur Raul, son frère, qui dirige le parti depuis 1965, chargé officiel de toutes les basses œuvres, de toutes les exécutions….

Notre guide Axel, si gentil, si souriant, qui nous a amené dans cette boîte perdue, s'assombrissait et refusait totalement de parler de la politique de son pays, de ses difficultés, de sa misère… Mais en ne disant rien, il nous a montré certains quartiers de La Havane, «déconseillés » aux touristes, ces centres de rationnement tellement vides, ces logement tellement insalubres qu'en France on les aurait immédiatement détruits. Il ne nous disait rien, il se taisait, mais nous montrait….

Il nous a montré ces commissariats de quartiers, bureaux non officiels,  où on peut à tout moment se faire dénoncer, parce qu'on a dit que, parce qu'on aurait fait, parce qu'on pense que…

Notre guide Alex, que nous avions rémunéré 20 dollars, nous fut tellement reconnaissant de l'avoir invité à déjeuner avec nous, de lui avoir parlé normalement, qu'il a décidé de nous dire tout cela en silence….

A cette époque, le salaire moyen était de 10 dollars par mois… Pour nous remercier, il nous a invités à l'accompagner dans cette extraordinaire boîte de nuit, auprès des siens, de ses amis. En arrivant dans cette rue terriblement noire (à cause de l'embargo, beaucoup d'endroits n'étaient pas éclairés), nous nous sommes interrogés. La porte en bois, avec ses deux petites marches, juste annoncée par cette minuscule ampoule nue avait de quoi nous inquiéter, nous interroger sur la suite de notre escapade nocturne…

Voyant notre appréhension, Alex riait, se moquait gentiment de nous, nous rassurait….

Parce que nous avions juste été respectueux de lui, de son pays, de sa vie, il voulait  nous offrir cet extraordinaire cadeau : rencontrer les vrais cubains. Pas ceux qu'on voit sur cette immense place de La Havane, surveillés en permanence, contrôlés sans cesse, au service des touristes et de l'état…

Ce matin, ils ont annoncé la mort du « lider Maximo* ». Je ne peux m'empêcher de penser à Alex, me demander ce qu'il est devenu. Peut-être que ce soir, dans cette boîte perdue de Varadéro, ma si jolie cavalière d'il y a 15 ans ira danser, avec ce magnifique sourire, cette grâce innée. Ses yeux   noirs, si intenses,  seront illuminés par cette envie de liberté,  qui ne l'avait jamais quittée je crois…..

*appellation espagnole du mot Leader, surnom donné à Fidel Castro.

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