Cuba, terre de trocs

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Varadero : une station balnéaire de carte postale, bordée de sable fin et d'une eau turquoise. Des dizaines d'hôtels longent la côte de ce bras de mer, des plus égratignés aux plus somptueux. Ici, les touristes – pour la majorité des Canadiens  – envahissent les lieux, se plongent dans un décor de couleurs vives et s'abandonnent allègrement à la chaleur. Le parfum des cigares se mêle à l'ivresse du rhum qui coule à flot aux comptoirs de tous les complexes hôteliers. On vient se détendre sur la plage et profiter de la « production locale ». On s'offusque peu du sombre tableau dans lequel baigne toutefois une bonne partie de la population.

Depuis la chambre que j'ai réservée, la vue qui se dégage n'est pourtant pas celle d'une fresque paradisiaque vendue dans toute bonne brochure touristique. Non, Varadero, c'est aussi son lot d'habitations aux murs décrépis et aux toits de tôle rouillée. Ce sont les magasins aux rayons dégarnis, les habitants au sourire ravageur et aux pantalons troués par l'usure. Ce sont aussi les vieilles Cadillac et les bus surchargés qui, pareils à de vieux tas de ferraille, disparaissent sur les routes cabossées dans un nuage de fumée noire.

Au bar de l'hôtel, un employé aux manières d'un majordome remplit sans retenue les verres des clients. Je lui demande où trouver du rhum à un prix abordable. L'homme se penche au-dessus du comptoir. « Revenez à la fermeture, à 22  heures. » Contre moins de quinze pesos convertibles (soit environ 11 €), je repartirai avec un sac à dos rempli de trois bouteilles. « Si vous voulez des cigares, je vous enverrai vers un ami qui en vend », n'oublie-t-il pas de préciser. Les pièces qui tintent alors dans sa poche ne valent pas loin d'un mois de salaire.

Les jineteros

Le « marché noir » est monnaie courante. Ceux qui n'ont rien à offrir s'inventent une valeur marchande. Etre gardien d'un parking isolé où personne - à part vous - ne viendra se garer par exemple. L'homme vous supplie ensuite à genoux de lui faire don de votre précieuse monnaie. La plupart du temps, la tactique fonctionne. Ses chaussures aux semelles trouées ne manquent pas de réveiller la culpabilité de l'occidental embarrassé. Poussés par la nécessité, les dénommés jineteros ont fait du tourisme leur première source de revenus. Car pour se nourrir et se vêtir à Cuba, les revenus mensuels sont loin de faire le compte.

À La Havane, pas de plage. Moins de touristes au kilomètre carré. Les jineteros sont aussi nombreux, mais discrets. La police n'aime guère qu'on importune la première ressource financière du pays. Dans le quartier Habana Vieja, la vie grouille. Un sourire et la discussion s'enclenche immédiatement. En moins de dix minutes, je suis assise à une table avec un  jeune couple d'Havanais sur la Calle Obispo, l'artère commerçante de la vieille ville. Je les interroge sur la révolution. Mais ils esquivent rapidement les sujets politiques. « C'est vrai, la vie n'est pas tous les jours facile. Non, nous ne sommes pas autorisés à quitter le pays. Mais nous avons une médecine et une éducation  gratuites. Et des logements gratuits. Grâce à Fidel ! » Les Cubains pratiquent en effet le troc de logements. S'ils souhaitent changer de domicile, ils se retrouvent au bout de l'avenue d'El Prado. Là, on fait des affaires, afin d'échanger un toit. Car tout est propriété de l'État.

Je me retrouve alors seule attablée avec cette jeune femme, rouleuse de cigares. On bavarde entre filles, même si l'on a du mal à se comprendre. Elle me propose un deuxième mojito, que je paierai au prix du touriste. Entre temps, son mari a emmené mon ami à quelques  pâtés de  maison : un sous-sol où il se voit proposer une boîte de cigares à moitié prix. Refus : le prix baisse, encore et encore. Ce jour-là, il ne réussira pas son affaire. Se résignant à réclamer simplement quelques pièces ou des vêtements pour ses enfants.

En parcourant les rues de la Havane, nous remarquons les étagères à moitié vides des boutiques. Encore d'actualité, les cartes de rationnement pour le riz, les fèves et la viande permettent aux  Cubains d'avoir accès à certaines denrées à un prix dérisoire. Mais d'autres produits restent difficiles d'accès, tant à cause du prix que de l'approvisionnement. Vendus dans  les magasins d'État, mieux ravitaillés en biens  de consommation, ils sont uniquement payables en pesos convertibles. Un luxe que bon nombre de Cubains ne peuvent se permettre. Savons, dentifrices ou lampes de poche sont donc à emmener avec votre bikini pour les offrir une fois sur place.

Dans ma mémoire, la Calle 62 est peut-être le seul endroit où le troc n'a pas eu le droit de cité. Peut-être le seul bar à ciel ouvert qui contraste avec l'ambiance des animations organisées par les hôtels de Varadero. Tous les soirs, le pavé prend des allures de piste de danse, et les jeunes Cubains invitent les touristes à s'essayer à la salsa. On ingurgite dans une chaleur nocturne encore pesante Cuba libre, mojitos et autres  cocktails. On s'échange quand même des cigarettes. Une américaine, au prix inaccessible pour les locaux, contre une Popular, la cigarette du peuple, qui vous brûle la gorge.

En une semaine, impossible de tirer le portrait de la vie à Cuba. Difficile de savoir ce qu'il se cache derrière les façades lépreuses des anciens grands palais coloniaux et le sourire inébranlable d'un peuple pourtant en manque de tout. 

(Ecrit en 2010 d'après un séjour en 2009)

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