Cyberbio World

tadamok

Ce soir c'est la fête. Nous allons au Cyberbio World.

En faisant la queue dans le hall principal, nous voyons les images de ce qui se trame dans la cyber-savane, filmée à la manière d'un documentaire animalier. C'est toujours la savane qui est montrée sur l'écran géant. Les gents raffolent de la cyber-savane. Ils veulent tous entrer dans la peau d'un lion ou d'un éléphant. Encore que, les jeunes enfants préfèrent souvent les marmottes ou les écureuils. Mais c'est moins spectaculaire. Il faut venir le samedi matin pour voir des écureuils ramasser des noisettes dans une forêt baignée de soleil.

Aujourd'hui je teste une nouveauté : le simulateur de pingouins. Tout le monde s'est foutu de moi quand j'en ai parlé. « Un simulateur de pingouins ! Qui a envie de vivre comme un pingouin, franchement ? » Je vous emmerde. J'ai envie de faire des pirouettes dans l'eau, de marcher en canard. Ras-le-bol des poissons. On s'emmerde grave en poisson. Et on se fait bouffer sans arrêt par les requins et les ours. La partie est sans celle relancée dans un coin aléatoire de la carte quand on est poisson. Et puis quoi, il faut bien changer ! C'est l'intérêt du simulateur. Ca sert à quoi de voir son nom trôner sur le tableau des T-rex les plus sanguinaires de la semaine ?

Je jette un coup d'œil sur l'écran tout en imaginant mes futures acrobaties. Ce soir on est tombés sur un comique : un lion dressé sur ses pattes arrière danse la macarena devant un troupeau de gnous-bots indifférents. Ca me rappelle le coup des éléphants qui jouent au foot avec une branche ou la troupe des ours qui dansent le hip-hop. A quand une danse du ventre interprétée par des souris ? Ce serait poilant. Faut dire que les joueurs qui se cantonnent au comportement animal naturel sont de moins en moins nombreux. Les puristes des premiers mois ont laissé la place à un public plus diversifié, venu davantage pour se marrer. Quand à moi, ce que je recherche avant tout en venant au simulateur, ce sont les sensations. J'aime sentir mes naseaux frémir, me faire les griffes contre un arbre, voler face au vent, taper un sprint au milieu d'un troupeau de zèbres, glisser paisiblement à la surface de l'eau. C'est incroyable qu'ils aient su reproduire aussi finement les fonctions motrices de tant d'animaux.

Voilà, nous y sommes, l'hôtesse nous fait signe : c'est notre tour. Un matelas confortable, un casque tout bête, deux haut-parleurs, un petit écran, et me voilà sur la banquise.

C'est étrange, je n'ai pas froid. L'endroit semble désert. Vu que c'est une nouveauté, ils auraient pu faire un effort, mettre un peu d'animation, des décors grandioses, des ours blancs. Non pas que ce soit moche, mais il n'y a personne et c'est à peine si je perçois le clapotis des vagues. Ah si, je crois qu'il y a quelque chose, là-bas sur cet iceberg, qui se tortille un peu comme une larve d'insecte. On dirait une sirène obèse coincée dans son sac de couchage. J'active le sous-titrage en clignant des yeux : c'est un éléphant de mer.

Très vite, une voix délicate descend des cieux, brisant le silence de ce paradis blanc : « Voulez-vous démarrer le didacticiel ? »

« Avec joie. »

Depuis que les programmes des simulateurs ont intégré la compréhension des réponses un peu exotiques aux questions binaires, je cherche avec acharnement celle qui les mettra en défaut. Sans succès. Les développeurs ont dû passer de longues heures à jouer au « ni oui ni non ».

Julia Roberts débite ses instructions, ses conseils. « Levez la patte droite », « Faites coucou avec votre nageoire », « Essayez de claquer du bec », « Laissez-vous glisser sur la banquise ». Au bout de dix petites minutes, je maîtrise la bête. Allongé dans ma cabine, immobile, je contrôle parfaitement et sans effort mes nouveaux membres, simplement par la pensée. C'est comme s'ils avaient poussé en dix minutes, pendant que mes appendices humains se seraient atrophiés.

Je lance ma patte gauche vers l'avant, puis la droite, je dodeline, je me penche un peu, j'accélère, et plouf ! Me voilà dans l'eau. Je suis une torpille. Un virage, une vrille, je fais demi-tour, je tournicote. Le soleil vient de faire son apparition tout là-haut. Les pieds palmés me propulsent à une vitesse incroyable. J'aperçois un banc de poissons qui scintille. Je fonce. Je suis le pingouin le plus rapide du Pôle ! Je m'approche, et bientôt je me retrouve au cœur d'un ballet aquatique, dansant parmi les étoiles. Tout-à-coup, le joli tourbillon éclate dans un silencieux big-bang sous-marin. Mouvement hostile à deux heures ! Baleine en vue ! Dispersion ! Alertés par la plainte langoureuse d'un cétacé, les centaines de petits poissons qui m'entouraient disparaissent en un éclair. Je prends le risque de me laisser rejoindre par l'intruse, afin de l'observer de près. Quel monstre ! J'ai l'impression qu'elle fait cent mètres de long ! Elle ne semble même pas m'avoir remarqué. En vieux sage des océans, elle poursuit sa ronde paisible le long du cercle polaire. Emporté par le tourbillon des masses d'eau qu'elle déplace, je me retrouve la tête en bas. Je lutte quelques instants pour tenter de la suivre, mais je prends vite conscience que mes efforts sont vains.

Je me mets donc en quête d'une nouvelle destination, nageant ici et là, mais bientôt je réalise que mes déplacements sont de plus en plus lents. Je me sens un peu faible, mes yeux se ferment lentement. Je ressens comme une envie de prendre une grande bouffée d'air frais. Il est tant de regagner la surface. Me voilà lancé dans une folle course verticale, tel un missile intercontinental tout juste sorti des entrailles d'un sous-marin. Je repère le soleil, je devine un coin de banquise, je me lance, c'est parti ! Modification de l'angle d'assiette, sortie des ailerons directionnels, coup d'accélérateur final... Je m'envole ! L'instant d'après c'est la glissade, interminable, anarchique, cahoteuse. Je termine ma course contre un bloc de glace. Un peu de neige me tombe sur le bout du bec. « La simulation est terminée. Veuillez vous rendre dans le sas de rééducation et suivre les instructions. » Déjà ? Mais je venais à peine de plonger. J'aurais donc passé trois quarts d'heure sous l'eau sans respirer ? Et c'est eux qui m'ont donné envie de remonter à la surface avec cette impression de suffocation ? C'est bien foutu quand même...

Un igloo vient d'apparaître quelques mètres devant moi. Je le rejoins en suivant les lumières vertes incrustées dans le sol. J'entre. Je plonge dans un petit tas de neige fraîche. Je me mets sur le dos, et  j'aperçois la porte qui se ferme, plongeant l'igloo dans le noir complet.

Cinq minutes de sieste, cinq minutes assis, cinq minutes debout, et quelques secondes de nausée : c'est toujours le même cirque quand vient l'heure de rechausser l'habit d'être humain. En sortant, je retrouve mes amis qui discutent sur le trottoir.

« Alors, ça fait quoi d'être un pingouin ? » me lancent-ils avec un sourire en coin.

« Laissez tomber. Vous pouvez pas comprendre. »

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