D’AMOUR ET D’ACIER

suemai

Miles Davis – 1926-1991. Père du cool jazz. Trompettiste au son indéfinissable et à la créativité sensuelle et métallique. Il vit toujours en moi. Il y subsistera à jamais.

Endormie sur une banquette d'une salle de concert, je m'éveillai soudainement. Je me retrouvais fin seule. Tout était sombre. Une petite lueur brillait faiblement dans cette troublante obscurité. Une brise d'intérieur me taquinait à peine. Sur la scène, un piano. Mais pas n'importe lequel. Un Bösendorfer. La bête. Le revêche. Celui-là même qui m'effrayait tant. Je m'en approchai et je le touchai. Le feu de ses cordes m'aveuglait, m'irradiait. Je m'assis. Je posai mes doigts sur le clavier et je plaquai un accord. La bête me répondit. Elle m'adoptait. Je chevauchai alors le pur sang. Je galopais de bonheur, d'émotions, de reconnaissance. Je poursuivis dans des enchainements de dominantes. Je me vautrais dans le plaisir. J'improvisai un tas de musiques, plus singulières les unes que les autres. C'est là que tout débuta…

Quelques notes de trompette se firent entendre, comme répondant à mon délire cabalistique. Des notes qu'il me semblait connaitre. Ce son, ce son unique entre tous. Un son doté d'amour, d'empathie, de rage, d'aigreur et de folie. Un son d'acier coulé dans un indestructible béton.

Une forme humaine émergeait d'une dense noirceur et avançait vers moi. Un pas cadencé, rythmant l'infini. Je n'avais pas de craintes. J'attendais de le voir totalement. Lunette teintée, veste à paillettes argentées, un pantalon d'un noir cuisant et des souliers d'un doré éclatant. Tout à coup, la scène s'illumina. Miles Davis se tenait devant moi. Trompette à la main. Il porta l'embouchure à sa bouche. Quelques notes en sortirent. Il les rejoua une seconde fois. Il me proposait un duo. La salle était bondée. Des applaudissements fusaient et semblaient intarissables. Miles leva la main très doucement et tout se calma. Il me regarda une seconde fois.

Je répétai ces quelques notes. Miles en ajouta trois autres. Dès lors je comprenais l'essence de sa mélodie. Sans nous regarder, nous entamâmes. Le thème était magnifique et mon jeu semblait l'inspirer. Je flagellais cette pauvre bête. Lentement, la mélodie se dessinait plus distinctement. Il y avait osmose. Nos musiques se conjuguaient, se parlaient, s'engueulaient, se touchaient, se donnaient l'une à l'autre. Un supplice qu'on désire ne jamais vouloir s'éteindre. Tout en jouant, il s'assit à mes cotés. Je lui fis la place nécessaire. Il me regarda à nouveau et retira ses lunettes teintées. Son regard m'aspira. Des yeux, couchés de soleil. Un passé marqué au fer rouge. Un avenir inexistant. De la musique aussi envahissante qu'un nid d'hirondelles. Une douleur harcelant sa brûlure. Une peine oubliée. Un si rapide regard sur le maintenant. Miles vivait hors du temps, de notre monde. Sa musique me sciait. Je me tachais de pleurs venant d'un autre moment, d'un autre lieu, d'un autre moi, celui qui meurt à la mort.

Mon solo fut des plus hybrides, tout comme sa musique. Je sentais gronder la meute qu'il devenait. Il m'accompagnait, tapant sur tout ce qu'il pouvait trouver. Je me donnais totalement, quitte à y crever, à passer le miroir, à toucher son néant, le mien, le nôtre. Le combat faisait rage. Je luttais aux côtés de Miles. Je voulais le toucher, le palper, lui donner ma vie, mon cœur, mon âme, mes mains, mes doigts. Il se leva et me fixa une troisième fois. Un non s'y inscrivait. Un terrible non. Un non qui fait souffrir, qui donne le goût de ne plus exister, de se mutiler, de se vampiriser puis de se mordre.

Nous reprîmes le thème d'une toute autre manière. Je le regardais. Il semblait s'éloigner. Mes doigts devenaient fous. Je le désirais tout près de moi, vivre dans ce regard vitreux, connaitre et me perdre dans son enfer. Mes notes les lui criaient. Les sons de l'abandon me crucifiaient. Il me délaissait. Mon Miles d'acier et d'amour disparaissait lentement. La pénombre l'engloutissait. Je lui crachais toutes mes notes, les plus fortes, les plus irrémédiables, les plus désespérées qui soient. Il me fit signe de la main. Je sentais la peau de ma poitrine prête à se déchirer et mon cœur courir et se glisser en lui. Un Miles à double cœur. Est-ce trop te demander, Miles ? Il retira ses lunettes et me joua cette dernière note, métallique, inexistante, impossible à atteindre, qui venait d'une lointaine étoile, là où je désirais l'accompagner, l'aimer, lui offrir des trésors inconnus, me blottir dans ses mélodies, me donner à lui.

Ce jour-là, Miles m'abandonna. Il s'enfuit tel un couard ne se demandant en rien qui j'étais et quel était tout l'amour et l'acier que je lui vouais. Je poursuivis la mélodie et le public disparut. Je me souviens m'être évanouie, m'étalant sur le Bösendorfer, tous deux éclaboussés de nos chagrins… de nos désespoirs.

***

Le matin filtra mon visage. Ce que je le haïssais. Mon père se trouvait tout près de moi. Il me tenait la main. Il semblait si ému. Il portait une partition. Il me la donna. J'ouvris. Rien. Que dalle. Qu'un gribouillis tout au haut. Me voyant dans un état épouvantable, papa me présenta une pochette de l'album « Kind of Blue. » Il pointa un autographe signé de la main de Miles.

— Regarde, me dit-il.

Ce que je nommais un gribouillis n'était autre que les initiales de Miles, Miles Davis. Miles et Moi… Une nuit d'Amour et d'Acier.  

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Je cherche encore cette note…tout au fond d'un nouveau moi, celui qu'il m'aura offert. Musiques venues de pays interdits.

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