Ce qu'ils auraient souhaité que ce soit cent cinquante ans plus tard

Stéphan Mary

Plumivores. 25/01/2014 http://jetez.l.encre.xoo.it/index.ph Défi : "Dans 150 ans ..." Contrainte : dernier livre lu, placez 3 mots dans le défi > le 5è page 35, 5è p. 57 et le dernier p. 95

Elle stoppe la navette spatiale en bordure du désert, à la frontière d'une forêt qui me parait bien noire alors que nous sommes encore sous un ciel dégagé, dans le halot d'un soleil couchant laissant prévoir une constellation stellaire très visible. Elle me fait signe de la suivre. Nous traversons un bois dont les branches d'arbres se redressent à notre passage, formant un arc-boutant qui masque la lumière de ce début de soirée. L'air est doux et je respire à pleins poumons les fragrances qu'exhale la nature. Tout à coup, comme portées par le vent, je perçois les premières notes du boléro de Ravel mais presque inaudibles, comme une ébauche de mesures qui reviennent en mémoire chatouiller l'ombre d'un souvenir. Elle marche devant moi d'un pas sûr, contourne les racines, emprunte un chemin qu'elle semble connaître par cœur. Plus nous avançons, plus le Boléro s'amplifie tel un orchestre jouant véritablement dans cette forêt sombre et touffue. Sur les trois notes qui annoncent une nouvelle dimension dans la musique, nous arrivons dans une immense clairière. Il n'y a plus de soleil couchant mais une lune qui inonde de sa clarté naturelle un monde d'ombres chinoises et de clameurs mélodieuses inspirant une gigantesque invitation à la vie. C'est tout simplement magnifique. Devant moi et à l'infini s'étendent des millions de boutures. L'air est parfumé de milliards de senteurs, d'infinies particules qui paraissent provenir d'un jardin des délices. Nous parcourons les rangées de pensées et leurs auteurs. Me prend une envie folle de courir et de sauter au-dessus de ce qui pourrait s'apparenter à un gigantesque cimetière de blogs, identifiés chacun par leur page d'accueil. Ici une phrase d'accroche, là une image ou une vidéo, des extraits de films, des bandes sonores. Mais il y a plus extraordinaire : lorsque je m'approche de l'un d'entre eux, il se met en mouvement. Les textes déroulent leurs lettres qui semblent flotter comme des bulles de savons soufflées avec délicatesse. Les sons se matérialisent et vont se poser sur les portées comme des oiseaux sur des fils électriques. Je m'arrête sur un blog cinéma dont les personnages se matérialisent sous mes yeux. Elle vient près de moi et juge utile de faire les présentations

-  « Les enfants du Paradis » ! Très très vieux film français. Réalisation Marcel Carné, scénario de...

- Jaques Prévert ! Est-ce vous qui avez guidé mes pas jusqu'à ce blog ? Par télépathie ?

- Non. Je vous promets que je ne me le permettrai pas. J'ai du respect pour vous et vous le savez mais je ne peux pas m'empêcher d'entendre ce qui se passe dans votre tête. "Je suis faite comme ça et n'y puis rien changer" comme écrivait ce même Prévert.

Je la prends par les épaules et doucement, sous l'effet d'une grosse émotion je lui dis

- Alors vous savez ! Le trouble dans lequel je suis en votre compagnie altère mes facultés d'analyse. Dans quelques minutes je vais retrouver les miens…Que vais-je leur dire ? Je ne sais rien de vous. Je ne sais rien des sensations que vous me procurez et je n'ai pas le temps de faire connaissance

- Prévert mon cher, l'inventaire. Ils sont tous là, tous ceux que nous avons pu retrouver et recoder pour être lisibles aujourd'hui. Les plus vieux ont plus de cent cinquante ans. Des milliards de pages dans l'attente d'être reconnectées entre elles, dormantes mais très loin d'êtres inactives. Dans cette foultitude d'informations, il y a notre passé mais aussi les futurs possibles ou probables que les internautes à l'époque envisageaient. Nous sommes-nous éloignés de ces possibles ? Un peu ? Beaucoup ? Qu'attendait de nous l'Humanité avant cette immense transhumance humaine dans l'espace ? Vous n'avez pas envie de savoir ?

- Je ne suis plus dans la rhétorique. Je vous parle… d'autre chose ! Ce que je ressens pour vous est si… Dites-moi où sont les issues de secours de mes états d'âmes ?

- Vous souvenez-vous des premiers mots de "L'Inventaire" de Prévert ? « Une pierre …

La suite me revient immédiatement

- « deux maisons Trois ruines Quatre fossoyeurs

- Un jardin

- Des fleurs

- Un raton laveur ». L'inventaire met en composition des objets qui n'ont rien à voir les uns avec les autres pourtant ils forment un tout. Et toujours des ratons laveurs. « Un » puis « un autre » puis « cinq ou six » et enfin, « plusieurs » ! Nous les résistants, sommes les ratons laveurs des soupapes culturelles et artistiques que le système que vous représentez, fort brillamment d'ailleurs, a imposé : pas de remous, pas de contestations calmes ou virulentes, pas d'écoute ! Et surtout, surtout on oublie le passé. Adieu Internet, adieu les réseaux d'échanges, adieu cet espace de liberté que vous avez condamné au silence, allant jusqu'à détruire voire assassiner ceux qui ne pouvaient faire qu'une chose : s'opposer à vous et résister de toutes leurs forces à la pensée unique, linéaire, que ce pouvoir autocratique a mit en place. Vous refusez de regarder dans le miroir. Trop de cadavres de la pensée humaine divergente jonchent les bas cotés de votre unique autoroute de l'information. Vous êtes tous responsables de l'abjecte crétinité de mes semblables qui ne se posent même plus LA question : qui suis-je moi ? Pour savoir où je vais j'ai besoin de savoir d'où je viens ! Revenir en arrière c'est réfléchir au futur. En tant que ministre interplanétaire des affaires culturelles et artistiques, en tant que représentant de ce pouvoir fou et dictatorial, vous êtes vous posé une seule fois la question : qui suis je moi pour contribuer à imposer ce système de la pensée unique ? Vous savez comment, vous savez à qui mais savez vous pourquoi ? Jetez un œil dans le rétroviseur et posez-vous cette simple question : pourquoi ?

Je ne rétorque pas et m'éloigne lentement quand je sens sa main qui fermement m'oblige à lui faire face. En un quart de seconde, je ne suis plus un homme de gouvernement confronté à une chef de la résistance, je suis un simple être humain dépouillé des oripeaux du pouvoir face à une femme dont je tombe éperdument amoureux. J'éprouve une déflagration, une immense explosion de vertiges. Ses yeux sont l'espace du désir dans toute son infinitude, des myriades de constellations et leurs comètes. Tout ça dans un seul regard. Je manque perdre l'équilibre mais elle sourit et vient appuyer sa tête sur mon épaule. Je retrouve ma stabilité en la serrant enfin contre moi, les larmes retenues par les cils, la gorge nouée. Elle se redresse, m'absorbe dans ses pupilles dilatées

- Vous pleurez ?

- Ce n'est rien

- Venez, il faut partir

Elle me conduit entre les blogs en commentant. Ici des blogs interdits sous des régimes totalitaires ; Là des blogs écologistes de tous pays qui pourtant n'avaient eu de cesse de tirer la sonnette d'alarme sur l'état de la planète Terre ; Des blogs d'informations, de communautés, d'échanges, ou de journaux personnels, de vies intimes et tant et tant d'autres. J'ai l'impression d'être dans une immensité végétale vivante, terreau indispensable à tous ces bourgeons pour se ramifier entre eux, créant par là une infinité de combinaisons que nous ne pourrons jamais vraiment éradiquer. Je suis dans les traces historiques de ce que la réalité humaine a eu de plus hideuse mais aussi de plus merveilleuse, d'extrêmement inquiétante ou au contraire, très rassurante. La complexité humaine couchée à même le sol ! Pleine de vie alimentée par la sève d'une forêt de souvenirs, portant en son sein des projets d'avenir, dans la puissance de ce qui avait été et de ce qu'ils auraient souhaité que ce soit plus tard, cent cinquante ans plus tard.

J'ai le pressentiment que tout ceci ne constitue que la partie émergée de l'iceberg. Je viens de prendre un aller simple destination l'infini.

 
  

Livre : « Le défi d'être soi » Muriel Hermine. Edition Eyrolles. Mots : couchant_issues _ l'infini.

  • Belle représentation du monde de l'internet. Belle progression dans les méandres de la quête humaine tiraillée entre le "je voudrais être donc je joue que je suis".... et le JE SUIS que l'émotion soudaine et insaisissable fait naître en chacun de nous. Peut-être pour ne pas nous faire oublier que derrière le masque d'apparat, tapis au plus profond de nous, le JE attend d'être révélé. Quel beau défi !

    · Il y a presque 11 ans ·
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    Muriel Hermine

    • Merci pour ce commentaire qui associe finesse et justesse. Prendre ces mots dans "Le défi d'être soi" en essayant de respecter l'état d'esprit initial dans le livre puis en faire autre chose sans dénaturer ! Compliqué mais faisable. Very happy que ce texte conclut sur le JE qui tache d'être au rendez-vous en temps et en heure... :)

      · Il y a presque 11 ans ·
      La main et la chaussure

      Stéphan Mary

  • Un texte métaphysique dense et poétique. Le totalitarisme confronté à la multiplicité humaine et sa complexité dans le bien comme dans le mal. Un thème vaste sans doute à l'étroit sous cette forme courte mais bien mené.

    · Il y a presque 11 ans ·
    Vintage headless man by hauntingvisionsstock 1

    Yannick Darbellay

    • Merci. Tu as bien résumé l'ossature du texte mais comme il s'agissait d'un défi, c'est vrai que 3h c'est court ! Très court. Mais un développement est envisagé :) alors rdv pour l'avant et l'après. Bonne journée Yannick

      · Il y a presque 11 ans ·
      La main et la chaussure

      Stéphan Mary

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