Dans la moiteur du Hammam.

mineka-satoko

Dans la moiteur du hammam, les femmes sont toutes des reines, et il y règne l’éternelle ambiance du sérail. Le hammam est avant tout un étalage de chair qui remet toutes les femmes à égalité. Car en dehors, elles ont une vie, une famille, un métier; dans le hammam, leur vie c’est leur corps nu, leur famille c’est leurs amies dénudées, leur métier c’est les masser, les oindre d’huile, les tresser. Ici les femmes sont belles, semblables à des fleurs dans un jardin. Elles papillonnent lentement en un éloge paresseux à la lascivité.

Tel est le secret du hammam : c’est l’endroit où s’apprivoisent les femmes, où les confidences échangées sont scellées dans la mosaïque verte et bleue des murs et des plafonds. La première salle est fantastique : plusieurs alcôves basses de plafonds accueillent des groupes de jeunes femmes qu’elles séparent par des piliers ajourés de jalousies. Dévêtues, ces femmes évanescentes s’installent en cercle : l’une est adossée au mur, les genoux entre les bras ; l’une est étalée sur le ventre, balançant lentement ses jambes dans l’air tiède ; l’une est négligemment allongée sur le côté, la tête soutenue par sa main ; deux sont en tailleur, très droites et cambrées et sirotent un thé brûlant, tandis que la dernière tente de relever élégamment sa longue chevelure en gardant ses genoux sous ses fesses sur le côté. Elles échangent le savon noir, s’entraident dans une féminine complicité pour se l’appliquer dans le dos, tout en discutant, et en se drapant d’étoffes légères et détrempées qui leur collent à la peau. On en aperçoit, parfois, certaines qui s’enlacent, sous l’œil scandalisé d’une masseuse qui ne saurait regarder dans une autre direction. Le hammam rapproche les femmes et les rend belles dans tout ce qu’elles ont d’intemporel. Les dentelles de bois destinées à les cacher aux regards extérieurs semblent redessiner leurs formes pleines, et tatouent leur peau d’étranges ombres tout en volutes et en révolutions. C’est le mystère éternel de la femme qui est gardé par les jalousies boisées des alcôves et les effluves de thé à la menthe.

La salle suivante doit être gagnée sur la pointe des pieds pour ne pas glisser : on se rapproche du cœur du hammam. Ici, c’est le même système d’alcôves, mais l’activité est moindre et la paresse plus grande puisque la chaleur se fait plus prégnante : de-ci-delà on aperçoit une femme se lever mollement, le pas mal assuré comme saisie par l’ivresse de la chaleur, pour se verser un seau d’eau glacée sur le corps. Elles ne sont vêtues que de vapeur. Et c’est tout. La rumeur est permanente, l’éclairage un peu plus obscur, mais le mouvement est rare. Les confidences plus secrètes. Plus la chaleur augmente, et moins les femmes se cachent ; elles se révèlent plutôt, elles se dévoilent, comme si l’ultime test de leur féminité résidait dans l’épreuve de la chaleur. Lorsqu’elles se dressent gracieusement leur corps, leurs courbes, semblent tout à l’imitation des légers mouvements et lents soubresauts d’une volute de fumée animée par un souffle. Elles ne sont déjà plus des femmes, mais des nymphes mariées à la nature, à l’eau, libres pour un temps de ne pas avoir à souffrir du regard des hommes. Elles se contentent d’être, tout simplement.

La dernière salle : la fournaise. Cœur palpitant du hammam. Cœur d’un volcan. Salle où l’on s’économise. Aquatique. Vapeur insoutenable.

L’odeur âcre et forte du savon noir y flotte dans un air trouble et irrespirable. Les femmes sont immobiles et semblent dormir d’un sommeil vaporeux, liquide, même si quelques mots chuchotés résonnent : c’est la chaleur qui règne en maître ici. Les yeux fermés, la tête reposant délicatement contre un mur de mosaïque brûlante, le monde extérieur plein de vie et de lumière semble ne plus exister. L’apesanteur, alliée de la chaleur, se ressent ici dans la pesanteur des corps, dans la masse des membres. Même la peau paraît être une étoffe superflue. Les respirations sont lentes et précautionneuses, on entend avant tout les souffles des femmes dont la peau moite est devenue tendre et rose comme pour mieux se détacher. Tout s’exacerbe sous l’effet de la fournaise. Les corps, dans leur immobilité hiératique, paraissent extraordinairement jeunes, les formes rebondies, les seins ronds, les jambes galbées, les hanches fermes. De sublimes camaïeux de couleurs se dévoilent dans la semi-obscurité : on y devine des joues cramoisies, des fronts rosés, des jambes cuivrées, des seins incarnats à l’aréole corail et légèrement nervurés de veines mauves, comme des filons de métal précieux éclatés dans la roche.

Elles sont belles.

Dans le fond obscur de la pièce, on aperçoit un bassin rond, qui semble cousu d’une dentelle rose poudre. Le bord est comme décoré de jeunes filles allongées ou assises en battant des pieds. Le bassin attire immédiatement l’attention puisque c’est là que semble encore exister la vie dans le mouvement : c’est, au milieu de cette fournaise, de cette vapeur de l’intérieur et de l’extérieur, une oasis, une source d’eau glacée, dans laquelle des odalisques à la peau laiteuse et transpirante se plongent pour temporairement mieux supporter la vapeur, et la rendre encore plus inacceptable après. Rafraîchies pour un temps, les jeunes femmes s’ébrouent et se taquinent en s’éclaboussant du bout des doigts. Elles sourient d’être entre elles, de voir leur corps si beau qu’elles oublieront bien vite une fois à l’extérieur pour mieux le dissimuler. Mais la chaleur les rattrape, les assomment, et elles se figent à nouveau, comme des monolithes de granit rose, lorsque des gouttelettes d’eau condensée se forment sur leur front et glissent le long de leur chevelure moite.

Les femmes s’entraident, se tiennent les cheveux, se tressent, se massent, s’huilent et se frottent la peau, souvent en riant, toujours en discutant, en se confiant. Les secrets appartiennent au hammam car il est des confidences qui ne se puissent confier qu’une fois le corps libéré des entraves des vêtements.

Dans la moiteur du hammam, les femmes se mettent à nu,  car ce qu’offre avant tout le hammam, c’est un abri à l’amitié vraie des femmes cachée au regard des hommes.

Signaler ce texte