Dans la montagne

Après trente-six heures de recherche, on avait enfin localisé l'ours, on avançait. Le matin, des traces de son passage avaient été trouvées autour du refuge et vers midi, le signal de son collier électronique nous avertissait qu'il se dirigeait vers le col, à une dizaine de kilomètres par la montagne. Comme je venais de prendre mon tour de garde, j'ai chargé mon barda et je suis parti sur ses traces. Les deux autres sont restés au refuge. Il fallait que j'approche l'animal et que je l'endorme avec une fléchette, il venait de se faire blesser à la patte par une balle de 7 mm et on devait le soigner. Je l'ai pisté jusqu'à ce que la nuit tombe et pour la première fois depuis que l'Organisme des Forêts nous avait missionné, le signal me donnait raison. J'ai ensuite communiqué à mes collègues ou j'étais pour qu'ils puissent venir me rejoindre dès l'aube et j'ai installé mon bivouac en pensant au chasseur qui avait prétendu avoir tiré sur l'ours en croyant que c'était un sanglier. Et ma grand-mère joue à saute-mouton. C'était sans doute un de ses anti-ours radical qui nous faisait chier depuis des mois et qui ne reculait devant rien pour faire sa propre justice. Un enculé.

Le lendemain matin, à l'aube, les autres n'étaient pas là et j'ai décidé de continuer. Je me suis remis en route après avoir signalé ma position et dispersé les traces de ma nuitée. À un moment donné, j'ai entendu des coups de feu au loin, ils venaient de la vallée voisine mais ce n'était jamais un son rassurant. D'autant plus qu'on était pas sur la même longueur d'onde, les chasseurs et nous. Pourtant on criait à l'unisson qu'on aimait la nature. Mais on ne se comprenait vraiment pas. J'avançais lentement, je savais que l'ours prenait son temps, qu'il cherchait des glands, des châtaignes, des baies, son existence se résumait à ça. De temps à autre, j'obtenais le signal de son collier électronique alors je redoublais de vigilance, apparemment j'étais sur la bonne piste et il ne fallait plus la lâcher. Quand le signal s'intensifia, m'indiquant par la même que nous étions vraiment tout prêts l'un de l'autre, le sommet du col me sourît au loin et la végétation se fit plus basse. Je m'immobilisais et j'enlevais mon sac à dos, puis je mettais un genou à terre pour retirer le déguisement en fourrure que j'avais roulé dedans. C'était une nouvelle manière d'opérer, des ordres de la Direction des Forêts. Ils avaient décidé en réunion qu'il ne fallait pas du tout de contact avec les ours, ou bien ils ne seraient jamais sauvages. Or c'était le but et comme on était amené à souvent les croiser, ça méritait réflexion. Ils avaient donc fait mettre au point un costume très réaliste, conçu avec la peau d'un vrai animal, qu'on devait enfiler lors de nos interventions. Je trouvais l'idée débile mais je n'avais pas le choix donc je m'y pliais. J'ai gardé ce dont j'avais besoin sous le bras et j'ai bazardé le sac derrière un bosquet. Ensuite déguisé en ours brun, j'ai suivi le signal à travers les pierres escarpées qui grimpaient le long de la montagne. La végétation se raréfiait et les rochers s'élevaient de plus en plus haut, creusant des cavités dans la pierre qui pouvaient servir de grotte. L'ours déguerpissait en principe quand il nous voyait, mais là il était blessé, il fallait donc rester prudent. J'avais éteint le signal et j'avançais avec précaution à travers les pierres, le costume me faisait arquer les jambes et le dénivelé ne m'aidait pas à garder ma dignité. Je levais les coudes au dessus des épaules pour éviter que les poils me grattent la peau. Le sel de ma transpiration coulait sur mon front et me brulait les yeux, c'était passionnant, un grand moment de solitude. En plus, je ne voyais pas très bien avec le masque. L'air s'était figé et il ne me semblait écouter rien d'autre que mes halètements incontrôlables. Alors quand je l'ai vu à trente mètres, au détour d'un roc massif, j'ai sursauté. Des tiges sauvages se rependaient à mes pieds en touffes sèches et la poussière se figeait dans l'air comme à travers les striés d'un store américain.

Quand j'ai levé le bras en tenant le pistolet à fléchettes hypodermiques pointé sur l'ours, il s'est retourné et m'a regardé sans rien dire. Je m'y attendais un peu, il n'y avait rien à ajouter. Mais juste avant que j'arme mon viseur, j'ai écouté pétarader un fusil et au même moment, une déchirure m'a brûlé l'arrière train. Avant de m'effondrer en hurlant de douleur, j'aperçu un chasseur qui sortait de derrière un fourré en contre-bas, la Remington Magnum fumante à la main, le gilet orange réglementaire, l'air buté, placide, sardonique. J'avais le cul en sang et les poils du déguisement qui collaient à la plaie et aux graviers par terre. Ça me piquait comme jamais et bien sûr l'ours avait mit les bouts. Je criais de rage pour être sûr que la confusion du chasseur s'arrête là et qu'il ne cherche pas à m'achever. Aussi parce que j'avais mal. Ce con se rapprochait en me regardant, il opinait du bonnet comme un chien en plastique sur une plage arrière de voiture. Peut-être l'avait-il fait exprès ? Il arrivait et je restais immobile à mordre la poussière, glacé par la douleur et l'effroi. Quand il se pencha sur moi et qu'il ôta le masque de mon visage, il s'esclaffa en voyant ma tronche, comme si c'était drôle. Ce n'était peut-être pas une bonne idée le masque, mais ce n'était certainement pas drôle. Alors que je sentais que je perdais connaissance, j'ai entendu mes collègues qui arrivaient dans le dos du chasseur en courant. Il n'a pas eu le temps de se retourner qu'ils se sont jeté sur lui en lui mettant des grandes paires de claque, c'était caustique. L'autre se défendait en essayant de lever son Remington Magnum sur eux, une vraie bagarre de bac à sable, minable et rageuse. Alors j'ai levé le coude et j'ai balancé une fléchette hypodermique dans la cuisse de l'ennemi, l'ours était déjà loin mais on avait un chasseur, c'était toujours une consolation.