"Dans la solitude des champs de coton"
gautier
Dans la Solitude des Champs de Coton pourrait s'apparenter à une pièce avant la pièce, un prologue qui aurait dû nous amener tout naturellement de l'apparition d'un conflit à celui de sa résolution. Ça c'est pour une dramaturgie classique. Car l'auteur Bernard-Marie Koltès choisit délibérément de traiter l'avant, plutôt qu'un après évident
Dans cette adaptation de la pièce de Koltès, le dramaturge Guillaume Fargas approche avec finesse ce moment, celui juste avant le contact physique entre deux identités. Et la perspective de ce point d'impact final, définitif et imprégnant est finalement très proche de celle du désir amoureux, mais aussi du baroud d'honneur de deux animaux cherchant à s'intimider. Cet instant suspendu où rien d'irrémédiable ne s'est encore produit, échappe à la chronologie et sa progression habituelle. Dans cet interstice de temps se glissent les mots de l'auteur, un texte dense qui étire lui aussi cet espace presqu'à la limite de sa rupture de sens. Car en définitif, ce propos est aussi un exercice de style, semblable à celui de la parade de deux animaux sociaux. Utilisant la versification, la métaphore et bien d'autres figures de style, il décrit des évènements qui ne sont pas encore arrivés et qui sans doute n'arriveront pas. En effet, leur simple évocation semble les chasser du champ des possibles, en les déminant par avance la scène. C'est un peu cela l'humanité, la langue apaise et civilise, tant qu'elle existe et qu'elle est entendue.
Pour interpréter ce désir violent qui chercherait son incarnation au-delà même des mots ; est-ce un deal parfaitement codé entre un client et son fournisseur, une provocation gratuite entre deux inconnus, ou la simple définition de l'un par sa confrontation à l'autre; les comédiens Yves Ferry et Jérôme Frey tendent sans relâche une corde sensible entre eux mais aussi avec le public, sur laquelle le texte vibre et courre semblable à une partita de Bach.
Quant à la mise en scène de Fred Tournaire, elle compose, elle aussi, sa partition, tissant des lignes de lumière et de matière étonnantes. En distillant un sable fin dans l'épaisseur de ses traits lumineux verticaux, elle donne à la lumière un fond pour exister, un grain pour s'accrocher. A l'image de sabliers tombant du ciel, le temps s'écoule sans jamais montrer sa fin. Pourtant, parfois il s'arrête, la scène s'inonde alors d'une lumière rasante tout aussi irréelle, puis le fil de matière reprend son écoulement et l'affrontement, son approche inexorable. Pour finir de remplir cette espace suspendu, des projecteurs de biais créent une seconde série d'ondes lumineuses entremêlées, que les acteurs viennent croiser au hasard de leurs déplacements, semblables à des poursuites avec une lumière fixe.
Mais au-delà de la densité de ce texte plein de sens, nous comprenons surtout que ceux ne sont finalement que des mots. Les suivants effacent les précédents dans un mouvement infernal. Et lorsqu'ils cesseront, le temps se refermera, se contractant sur l'affrontement des corps. Ils laisseront alors la place à des autres, les MAUX, paradoxalement moins blessant, mais surement plus marquant.
Thierry Gautier (copyright SACD Avignon OFF 2015)