Dans les bras d'Eiffel
Jph Vaude
Une nuit dans les bras de la Tour ’Eiffel.
Accéder aux structures, n’avait pas été bien difficile. David avait attendu la fermeture et profité de l’inattention des gardes pour se faire enfermer. Ensuite il avait suffi d’escalader. La Tour Eiffel était une gigantesque échelle aux milliers de barreaux.
Longtemps qu’il projetait cette nuit-là, où accroché dans les hautes matures de fer, il pourrait approcher, toucher des doigts l’œuvre du Maître.
Bizarre comme, fondu dans les entrelacs de métal, assis au coin d’une énorme poutrelle, les jambes dans le vide, le front écrasé contre le fer d’une entretoise, il se sent presque tranquille entre ciel et terre suspendue au-dessus des allées du Champs de Mars. Tout autour, à perte de vue, monstre indifférent, Paris la joue tranquille, presque provinciale, digestion lente du fauve apaisé. Seul pouls visible, les projecteurs pompent l'obscurité sur les buissons du Trocadéro et viennent mourir sur les longues armatures ponctuées par des milliers de rivets. La capitale est là à ses pieds, beauté d'une ville lumière magistralement impudique. David prend conscience des larges coupures des avenues, dessertes humaines, béton zigzaguant à fleur de planète.
Quelques coups de klaxon en guise de coup de gueule montent jusqu’à lui. C’est déjà loin tout ça. Il a envie de fermer les yeux, pour serrer les bras autour de ce rêve qu’il réalise enfin. Plus tard, il l’emmènera dans ses souvenirs se minéraliser en minuscule diamant de l’âme.
Tout en haut de la Tour, la flèche est noyée dans le ciel de Paris. Nuit blanche dans la nuit noire, tous les sens de son corps se sont mis en éveil. Enfin, il se décide et commence son ascension. Barreaux après barreaux, le sol s’éloigne.
David monte sans reprendre son souffle, enfin il découvre ce qu’Eiffel découvrait à chaque nouvel étage quand il montait le soir se rendre compte du formidable travail accompli dans la journée. Il est des nuits comme ça, pense David, où de contempler une ville, les hommes s'éblouissent, s'éclaboussent les neurones de civilisation impérissable. Nombrilisme aigu mêlé de ferveur lyrique ou totale inconscience ?
C’est l’été, le matin ne va pas tarder. David, les bras cassés par l’effort est presque arrivé au sommet, il entend déjà le vent dans les antennes. Juste sous la barrière du dernier étage, il s’assied sur l’étroite plate-forme de maintenance pour attendre le jour qui va naître. Il est en nage, il se déshabille avec une sorte de grand frisson qui lui parcourt le corps, et subitement pris de folie, il jette ses habits par-dessus bord. Quand il enjambe le garde-fou, l’adrénaline d’un coup se cogne à ses doigts. Il reste ainsi de longues minutes, nu, en équilibre instable, les mains agrippées à la rambarde, le dos collé aux barres de fer, écoutant les battements sourds de son cœur. Et soudain, la lumière du matin monte dans le ciel de Paris. Une légère brise se lève, et comme à l'unisson, tout son corps est parcouru de frissons alors que les quatre piliers de la Tour s'enflamment en subites torchères. La fusion est rapide, inexorable, dantesque, apocalypse show, le ciel de trame se déchire, se tord. D’un coup d’un seul, la Tour s'est embrasée dans le gigantesque bordel de couleurs qui monte de l’horizon, immense kaléidoscope aux reflets acérés. Perception rare pour David de la beauté parfaite d’un ciel soudain ferraillé, lyrisme pur, exact, sensation un peu folle de faire corps avec le métal, de rencontrer l’âme de la monumentale sculpture. Planète Eiffel livrée sans la moindre béquille, impression délirante de trébucher dans les pattes d’une Tour tout ébouriffée à peine sortie du sommeil, surprise au moment de l'envol. Et David, nudité incrustée dans la chair de métal, bande devant ce ciel, et son sexe léché par les premières lueurs de soleil, oscille au rythme des coups que lui donnent son cœur.
Par réflexe, il a essayé de mettre sa main devant son sexe. Sa tentative l'a fait rire. Alors, il a levé la tête, et d’une voix forte s’est adressé au ciel.
-Toi, mon Maître, toi, Gustave Eiffel, tu le savais qu’un bâtisseur de capitale se doit de faire rêver, même l'âme rivée à l'aplomb de ferrailles improbables. Tu le savais qu'il fallait rêver, les marteaux, les mots, les crayons à la main, la poitrine nue, qu’il fallait savoir attendre dans les ombres rases de tes nuits blanches, que surgisse la lumière sans fin d’une étincelle de génie, le feu nucléaire d’un poème d’acier de 15 000 méga tonnes.