JEAN

herisson

JEAN

7h00. Bruit de chaises, tiroirs, papiers fouillés; il apparait enfin, anorak ouvert, jeans sur les reins.

- Ma, t’as vu le portable? 

- Bonjour, mon grand… Attention, Jean, il est déjà sept heures... de toute façon, non, je ne l'ai pas vu.

- Je peux pas sortir sans. Je prends le tien, pour ce que tu t'en sers... 

Il fouille dans la commode et en sort un vieux portable.

- Beurk, l'ancêtre! Bon, au moins, il est chargé.

Il l'empoche.

- Salut, Ma. 

Il est sorti, boudeur, les épaules voûtées. La porte claque. Silence. D'ailleurs, qu'il soit ou non à la maison, c’est pareil.

La mère entre dans la chambre, le portable est là, au milieu de draps froissés, slips et tee-shirts. L'odeur de renfermé est forte, de déodorant et de sueur. Tout mélangé, comme dans la tête de son fils.

Mécaniquement elle commence à ranger, ouvre la fenêtre, réordonne le bureau, aligne les disquettes. L'ordi est allumé… on y voit des photos, facebook? L'envie lui vient de le lire, mais non, ce n'est pas comme ça qu’elle veut connaitre ce qui passe par la tête de son fils. Elle aimerait tant parler avec lui, pas tout le temps, bien sûr... les jeunes avec les jeunes! Mais parfois, pour savoir s'il est heureux, ce qu'il pense, si il pense... Mon Dieu! Soupçonner que Jean ne pense pas!

Chez le coiffeur, elle a lu un’enquête sur les jeunes: « hyperconnectés » c’était la définition. Connexion à tout prix, faute de quoi c'est la crise de manque, connexion pour se voir vivre dans un monde qui les met en marge. A vrai dire, pour elle aussi, jeune fille - il y a cent mille ans - c'était important de se sentir partie d'un groupe: la façon de s'habiller, de parler, les manif , tout exprimait la cohésion entre égaux.

Il faut y réfléchir. Par exemple: à quel age est-elle sortie du groupe pour devenir autonome ? Et qu'est ce qui l'a poussée à s'en différencier?

Zut, fermons la fenȇtre, il pleut des cordes! Bon, je vais lui préparer une sauce bolognaise; avec les spaghetti, ça marche toujours.

14h.00. Ça n'a pas arrêté de pleuvoir. Il ne rentre toujours pas. Il se sera abrité quelque part.

Le bruit de clés précède un Jean dégoulinant, mais avec un air étrange, une mine ouverte, droite,  imprimée sur la figure. On dirait que la pluie l'a lavé au-dedans comme au-dehors. Bah!

-  'Jour, Ma. Tu sais pas ce qui m'est arrivé, Ma! Tu vois le trajet entre le lycée et l'arrêt de métro, il pleuvait à verse, j'ai couru, couru, tout était fermé, j'ai vu ouvert le portail de Saint... Saint Machin,  t’as compris, l’église où l'arrière est plus beau que la façade et je me suis précipité.

Personne, un silence... Puis, je me suis aperçu que devant l'autel il y avait deux jeunes filles agenouillées, ou plutôt allongées par terre, qui priaient. Mais des gamines, hein, et plutôt mignonnes.

Je crois que c'étaient des novices, voilà. Alors, je suis allé lire les pancartes du fond. Ouah, ils ont un site web, et des ermitages dans tout le monde. Mais le siège est à Jérusalem, tu vois... peut-être là bas prier en silence veut indiquer que musulmans, chrétiens et juifs pourraient s'arrêter de se taper dessus et de s'entretuer au nom de Dieu, comme s'ils avaient le monopole. Tu te rends compte, elles prient, c'est tout. Elles se relaient, de sorte que à Paris, en pleine pagaille, il y a toujours quelqu'un qui, disons, se tourne vers le haut, et le fait pour tous. Connexion wi-fi avec le boss des bosses!!!

Qu'est ce qu'on mange ? Humm, spaghetti, super, je me change et j'arrive.

Jamais entendu un aussi long discours depuis que Jean était enfant. Il revient à moitié habillé et recommence.

- Évidemment, je le ferais jamais, penses-tu, passer sa vie à prier, et puis étudier et puis chanter et puis prier, jour et nuit... la barbe! De plus, je comprends pas : tu pries, et qui c'est qui te répond? Dieu? Quel cran... faut vraiment y croire... Mais évidemment elles y croient, ça doit leur sembler le top. Je vais leur demander comment elles font pour pas exploser. Je suis resté un bon moment à les regarder et à voir les vitraux. Lorsqu'elles se sont relevées de terre, elles m'ont vu, la mare d'eau à mes pieds, et elles ont ri. Une m'a dit: « Belle la pluie, non? Elle glisse sur la peau, on se sent un nouveau-né».

Je n'ai pas su quoi dire, j'ai fait: oui, salut, avec la tête et je suis sorti.

Mais le plus marrant, c'est qu'à ce moment-là, plus les gens couraient tête baissée pour se protéger, plus je marchais lentement, pour savourer les gouttes et suivre l'eau sur mon dos .

- Mange, espèce de sauvageon, avant que les pâtes refroidissent. Tu avais assemblée aujourd'hui, n'est pas? Comment ça s'est passé?

- Des conneries, toujours le même bla-bla... Ma? 

- Oui. 

- Toi, tu en penses quoi? 

- De quoi? 

- Ben, de ce que je viens de te raconter, la prière, le silence, de se faire moine à notre époque. 

Elle sort de l'apnée où elle a plongé. Elle respire à fond et cherche furieusement les mots. Devant elle l'adolescent a disparu, il y a un jeune homme à la recherche de sa voie.

Merci, saint Gervais et saint Protase.

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