Dans les yeux de Coco

Benjamin Katagena

Encore, cinq ans à tirer. Mes barreaux me rendaient fou. Mon espace vital se limitait aux quatre murs immondes qui avaient servi de piaule aux malfrats les plus tordus. Déjà dix ans que je croupissais là, quinze ? Je ne savais même plus. Qui croire ? Souvent pour m'évader un peu je repensais au passé. Il n'avait aucun sens. Il était beau, bordel. Mon petit boulot d'ouvrier dans cette usine d'autos. Ma chambre de bonne, mes nouilles au camembert sur le fourneau de fonte, Sarah qui venait me voir de temps en temps et que je baisais des heures durant avant qu'elle ne reparte Dieu sait où... Aujourd'hui, le souvenir est tout ce qu'il me reste pour ne pas me foutre en l'air. J'ai trente ans et je ne sais plus pourquoi. Je voudrais que tout s'arête, que j'en finisse. Avoir le courage de...


« Jules, c'est l'heure de la promenade. Grouilles toi ! »


Serge m'ôtait de mes pensées comme un héros. Ces pensées noires étaient dangereuses et hélas de plus en plus fréquentes. Serge était le gardien le plus sympathique. Le seul à nous respecter, ne pas ouvrir le courrier avant de le distribuer, à ne pas cracher dans la soupe avant de la servir, à ne pas nous insulter avant de nous interpeller. Je l'aimais bien, Serge.

La promenade, je n'aimais pas. Prendre l'air... C'est ironique. Mes compagnons me faisaient peur. Bien que l'on n'ai jamais posé la main sur moi, je sentais leurs regards glisser de mes yeux à mes fesses. En dix ans, peut être quinze, personne ne m'avait jamais touché. Je prenais mes précautions mais je savais bien qu'à la première occasion l'une de ces grosses brutes me violerai dans les douches ou dans cette cour de promenade. Je n'étais pas comme eux. Maigrichon et plutôt beau garçon. Poli, droit. Le stéréotype du mec qui termine à l'infirmerie à se tenir les fesses pour une série de points de suture. J'avais appris à faire attention. Combien de temps cela durerai t'il ? Comme chaque jour, je m'asseyais sur le banc de la cour. La tête entre les mains, priant qu'on ne me remarque pas. Les yeux fermés, je chuchotais un poème que j'avais écrit plus jeune, il me redonnait un peu d'espoir :
 
“Moi j'aime bien sautiller / Dans vos airs y plonger / Revenir à la flotte, / En reprendre une bouffée / J'aime bien sortir de l'eau / Le temps d'un bond plus haut / Pousser sur mes nageoires / En dansant l'boléro / Moi j'aime voir votre monde / Et pour une seule seconde / M'amuser à glisser / Sur des eaux vagabondes”
 
Tout juste après avoir écrit ce poème, il y a longtemps maintenant, je me moquais de moi même... C'était con de se prendre pour un poisson ! À présent je comprenais ce que je n'avais jamais lu dans mes propres lignes. Ce poème était une ode à la liberté. Cette salope de liberté qui me manquait terriblement.
 
« Salut ! »


Un grand noir venait de s'asseoir à côté de moi, je ne le connaissais pas. Apparemment, c'était un nouvel arrivant. Jamais deux étrangers ne se disait bonjour, et surtout pas dans la cour de promenade. Il avait l'air apeuré, égaré tel un louveteau loin de sa meute. Ses grosses mains pleines de cicatrices tremblaient légèrement, son regard fuyait. Sa tenue avait l'air trop propre pour ne pas être neuve et surtout, surtout, on aurait entendu son cœur taper à la chamade dans sa poitrine depuis l'extérieur de la prison.


« Bonjour », lui répondis je simplement.
« On m'appelle Coco, et toi, comment tu t'appelle ?
- …
- Je suis arrivé hier soir, je ne connais personne. Ma fenêtre est juste là, de ma cellule je t'ai regardé, assis sur ce même banc. Les autres jouent au foot, au basket, discutent, se battent ou dealent. Toi, tu restes assis sur ce foutu banc une heure, la tête entre les mains. Tu m'intrigues, tu sais ?  Alors je suis venu te voir. Je ne connais personne, personne. »


Sa voix était celle d'un enfant triste, il faisait de la peine. Étais-je prêt à discuter avec le premier égaré venu ? Cela faisait tellement longtemps que je n'avais pas causé à quelqu'un…
Coco n'avait que faire des convenances. Entrer comme ça dans le vif du sujet, s'intéresser à la vie ou aux habitudes d'un compagnon, ce n'était pas à faire. L'autre peut avoir peur et devenir violent ou flairer la mule et l'embobiner. Cependant et très étrangement, Coco ne me faisait pas peur. Je n'étais pas violent et embobiner les autres n'était pas mon fort. Je décidais donc d'en apprendre davantage sur lui. Je lui tendis la main :


« Moi, je suis Jules, bienvenue chez toi Coco ! ».
Mon nouvel ami avait l'air content, il esquissait un petit sourire et pris ma main fermement.
« Chez moi ? Non, ici ça ne le serra jamais, mais merci Jules !
- Fin de promenade les tafiolles, on rentre, on se dépêche ! »


Un gardien venait d'interrompre nos politesses. En me levant, je vis dans les yeux de Coco la panique le reprendre de plus belle. Je le regarda sans un mot, lui envoya un clin d'œil complice et rejoignais ma cellule.
 
Pour garder un peu de dignité dans cet endroit ou dès notre arrivée ce mot n'entre pas avec nous, j'avais décidé de soigner ma cellule. Avoir un cadre de vie sain est une vraie blague quand une fois refermée, la cuvette des chiottes devenait votre table de chevet. Une vieille pièce de tissu volée à la laverie me servait à faire les poussières. J'astiquais mon lit, le sol et les toilettes tous les jours.
J'avais emporté avec moi quelques photos de Sarah que j'avais accrochées au dessus de mon lit. Ma préférée était celle ou, seins nus, une clope au bec, elle me souriait. Nous venions de baiser comme deux bêtes déchaînées et ce sourire était celui d'une fille comblée. Dans les yeux d'une femme, on peut lire, en y regardant profondément, depuis combien de temps elle n'a pas fait l'amour. Ma vieille tante Odile, elle, a toujours eu cette sécheresse oculaire. Ce vide dans la pupille qui laisse deviner la monotonie de son existence.


Sarah avait souvent les yeux humides et pétillants, son regard enchanteur me faisait vibrer. Il m'agaçait aussi quand après deux mois de silence elle venait sonner à deux heures de la nuit. J'ouvrais la porte et elle me fixait avec ce regard qui me disait qu'en deux mois, elle avait su faire briller ses ailleurs.
Avec Sarah c'était comme ça, je dois dire que ça me plaisait. Entre nous, il n'y avait aucune contrainte. Nous n'avions pas de compte à nous rendre, surtout elle.
 
J'avais le privilège d'être seul dans ma cellule. J'étais l'un des mieux lotis. Être seul, c'est avant tout pouvoir s'organiser comme on veut, ne pas subir les flatulences d'un colocataire pris d'une diarrhée incontrôlable, avoir le loisir de dormir nu les nuits d'été et surtout, pouvoir se branler tranquillement.
À l'extérieur, on ne se rend pas compte à quel point cette pratique est importante. Quand on perd toutes ses libertés, qu'on se retrouve ici et que chaque seconde qui passe amène son lot de stress, la masturbation est le moyen le plus sûr pour réussir son évasion.
Le sexe était sans nul doute ce qui me manquait le plus. Dehors, je n'avais jamais pris conscience de son importance puisque j'avais Sarah et que, bien que nos rapports fussent irréguliers et parfois espacés dans le temps, je n'avais jamais véritablement manqué de contacts physiques. Le sexe est le remède de tout les maux, psychologiques et physiques. Retirez le à un homme et son monde s'écroule, qui plus est quand cet homme se retrouve en prison.
 
« Qu'est ce que ça sera pour vous aujourd'hui, monsieur Jules ? »


Le gros Tim était le commis de cuisine. L'homme le plus gras d'ici. Ce que j'aimais chez ce type c'était sa faculté à garder le sourire. Il s'évadait, sans se masturber bien sûr, cela lui demanderait bien trop d'effort. Tim s'évadait en faisant tout pour se sentir ailleurs, en incarnant la bonté. On aurait tous à ce brave homme le bon Dieu sans confession. Son cœur de mastodonte était aussi pur que la culotte en coton d'une écolière. Je n'ai jamais su ce que le gros Tim avait fait pour se retrouver là mais à mon avis, c'était une erreur judiciaire. Ce gentil cochon était le seul à s'entendre avec tout le monde, détenus et gardiens confondus. Il ne s'était jamais battu, n'avait jamais eu un mot plus haut que l'autre et tenait en confidence tout ce qu'il entendait.


« Salut Tim, steak purée s'il te plait »
-         Au fait Jules, j'ai réussi à avoir l'autorisation de la direction, la semaine prochaine je vais faire un repas spécial pour Noel ! Serge m'a même dit qu'on pourrait certainement décorer le self avec des guirlandes et…
-         Mec, je suis ravi d'entendre ça et ça nous changera un peu de la merde qu'on nous donne à bouffer mais tu crois vraiment que les guirlandes sont nécessaires ? La magie de Noel ici… C'est un peu contradictoire, non ?
-         Tu serais épaté de te rendre compte que l'émerveillement de Noël apaise les âmes, même celles qui traînent ici depuis des années me répondit il avec dans les yeux des étoiles filantes.
 
 
J'allais m'asseoir sur ma suspicion et ce banc à peine stable. La purée n'avait pas le goût de pomme de terre et la semelle qui l'accompagnait était infecte, comme d'habitude. Les conneries déblaltérées par le gouvernement sur le « manger sain » me faisaient rire. Apparemment elles ne s'appliquaient pas ici. Comment prôner l'alimentation équilibrée quand on nourrit ses taulards avec de la merde ? Décidément tout n'est qu'une question de business…


Un grand benêt dont le visage ne m'étais pas inconnu m'ôta de mes pensées en prenant place face à moi sans même m'en demander la permission.


« C'est horrible, tout le monde me dévisage, combien de temps est-ce que ça dure, Jules ? C'est parce que je suis nouveau, je le sais ! Les gens ne me connaissent pas… Tu penses que je vais me faire frapper ? Je ne veux pas qu'on me frappe… »
-         Détends toi abruti, plus tu paraîtras faible, plus tu sentiras les coups. Mec, ici les gens sont des animaux. C'est la jungle et si tu veux t'en sortir en un seul Coco, tu dois apprendre à maîtriser ton stress. Regardes-toi bordel ! Tu trembles, tu sues. On te sent à 30 mètres. Tu pues la trouille !



La suite, bientôt...

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