L'ombre et les étincelles

Alice Neixen

Des tableaux colorés et inquisiteurs sur chaque mur, un canapé rempli de coussins, et un chat qui se frotte à nos genoux. Les lattes du parquet qui se soulèvent sous nos pas. Le brouhaha somnambule qui s'élève du bar d'en bas. La télé du voisin qui comble le vide des mots qu'on ne dit pas. Une lumière comme une veilleuse tamisée dans une lampe tressée qui adoucit nos expressions.

Tu n'étais pas un inconnu. Je ne suis même pas sûre d'en avoir douté. J'ai retrouvé ton sourire, à peine la porte ouverte. Ou peut-être était-ce le chat en équilibre sur mon dos. Après quelques minutes, je t'ai retrouvé toi. Et à peine deux heures plus tard, c'est ta voix soufflée que j'ai retrouvé, celle qui dit presque à chaque fois « j'ai envie de t'embrasser ». Quand je t'ai demandé depuis quand tu en avais envie, tu as répondu « quelques semaines ».

On a aussi retrouvé nos bêtises qui s'égrènent dans les secondes qui s'effritent trop vite. C'est curieux, cet espace-temps dans lequel on enferme pêle-mêle superficiel et immensité.

J'ai appris par cœur chaque chose dont je voulais particulièrement me souvenir. J'ai besoin d'en écrire certaines, pour que les secrètes, que je n'écrirai pas, ne s'échappent pas. L'image de toi avec ta chemise à carreaux, assis en tailleur sur le sol. Cette façon que tu as de toujours m'attraper comme si j'étais une poupée de tissu. La voix que tu prends pour raconter des histoires, et cette fantaisie enfantine des baisers que je t'ai volé pour te faire perdre le fil auquel tu te t'accroches vraiment bien. Sur un baiser trop long, tu l'as parfois perdu. Je voulais le baiser et l'histoire, alors je te l'ai rendu.

J'avais cru que ce serait compliqué, l'intimité de toi. Qu'elle était à inventer, alors que c'était bien plus simple que ça. Avec le temps, j'ai réalisé que je voulais te vivre.

Chaque fois que le temps s'étire trop, ou que nos pièces avancent à contre-courant sur l'échiquier de notre relation entrecoupée, je me dis que je ne serai plus sensible à toi. Tu viens, tu souris, et l'évidence se glisse comme une certitude silencieuse : je suis toujours sensible à ce que tu es. La colère, la tristesse, la déception ne sont que des garde-fous que ta présence déracine et calme en même temps.

Il faisait jour, quand on s'est endormis. Juste avant, je me souviens t'avoir dit : « la dernière fois que j'ai passé une nuit comme ça, c'était déjà avec toi… » et que ça t'a surpris.

J'ai dormi par éclats, comme chaque fois que je veux éviter que trop de temps passe d'un coup quand je ferme les yeux. Je ne voulais pas me réveiller et avoir manqué des heures entières de toi. Instantanément, à chaque fois que mes yeux se sont ouverts, je me suis tournée vers toi. Je voulais découvrir ta façon de dormir, avec une main sur le visage.

Il y a des gens qu'on ne peut pas toucher dans leur sommeil. Qui se reculent, se retournent, protestent. Toi, ça calme ta respiration. Tu ne frémis pas aux caresses de mes doigts. Tu t'apaises.

Je ne sais pas combien de fois je me suis réveillée. A chacune, je me suis retournée vers toi, j'ai retourné mon téléphone sur la table de nuit et regardé l'heure - à peine 45 minutes entre chaque prisme de sommeil abrégé. J'ai cherché le chat des yeux, pour l'éloigner de toi chaque fois qu'il s'approchait de trop, et je t'ai caressé les cheveux, longtemps.

Je me suis rendormie pour ne pas te réveiller, pour résister à l'envie presque égoïste de te toucher.

Il ne faut pas longtemps pour diluer des habitudes, il suffit de simplement de faire les mêmes choses deux fois et d'attendre la troisième avec cette impatience de quelque chose qu'on va nécessairement aimer.

Je n'ai pas osé te dire bonjour, quand je t'ai réveillé. J'ai dit des bêtises, pour ne pas en dire trop.

"Tu n'es pas parfaite, si tu l'étais tu ne m'intéresserais pas". A cet instant-là, j'aurai voulu te dire que je n'essaie pas de l'être avec toi, mais ça aurait pu sonner, à tes oreilles, comme une absence de remise en question. Et puis, la perfection n'est que dans ce que l'on ne peut naturellement pas atteindre, qui se fait et se défait sans qu'on n'y puisse absolument rien, comme les fragments de boucles qui se dessinent dans tes cheveux.

J'avais envie de te parler. Pas parce que j'avais appris par cœur des excuses, mais parce que je voulais que tu comprennes que je me retiens, de ne pas te parler. Je fixe toujours des détails, quand je dis des choses importantes. Je pourrais dessiner chaque pli de la porte de la chambre, de mémoire. Je voulais juste que tu comprennes que c'est naturel, cette enfilade de mots qui fait dérailler mon cœur.

« - Pourquoi tu me serres fort ?          
- Parce que tu respires trop fort. »

J'aurai triché, si je n'avais pas parlé de cette boule de neige qui m'a fait un uppercut au cœur. Tu aurais vu mon sourire, mais pas mes émotions. Je refuse de tricher encore, et de te piéger, peut-être, dans ce filet d'apparences que je mets comme un masque quand je veux cacher ce que je pense. Je peux passer l'essentiel collatéral de ma colère sous silence, mais il fallait que je t'en parle suffisamment pour que tu comprennes que mon silence, ce n'est pas un manque de maturité que tu peux me reprocher. Que c'est tout sauf ça. Que c'est simplement la preuve que j'ai grandi trop vite, et que j'absorbe toujours les chocs de l'intérieur pour que mes émotions ne ricochent pas sur les autres. C'est ma façon de les amoindrir, comme toi dans le temps qui s'écoule.

De la violence du choc on adapte la violence de sa réaction.

Je voulais surtout que tu comprennes, qu'à l'inverse, mes paroles, c'est aussi la preuve, invisible, que j'inverse ma tendance.

Je te dirai ça un jour, au bord de la mer, un jour de tempête.
Peut-être alors qu'il faudra les crier, ces mots dans les embruns.
On a le temps.
Je ne cours plus après.
Ni après les vérités, ni le passé.
Ni après l'image sans la réalité.

A un moment, dimanche matin, j'ai pensé - et peut-être que je l'ai dit, je ne sais plus - qu'après le papier peint en fausses briques et la lumière tamisée, je te détesterai peut-être. Sûrement parce que j'étais habituée à distiller mes émotions comme ça, depuis des mois. À les coller sur des montagnes russes pour esquinter mes rêves. J'attendais le revers de mon calme. Le retour à la case départ de cet état qui dure depuis Noël.

Je ne m'attendais pas à ce flottement qui m'a prise de court. A ce silence qui recouvre les blessures comme on met un pansement sur le genou d'un enfant.

Maintenant ça m'apparaît plus clairement. L'essentiel du monde ne se calme pas à l'essoufflement d'une tornade, mais dans cette sensation, presque irrationnelle, qu'elle est passée.

Que désormais, il faut attendre.
Ne rien faire.
Reconstruire.
Laisser faire.
Doucement.

Alors j'ai desserré le nœud de mes pensées, comme un foulard autour du cou qu'on laisse s'envoler sans se retourner, pour simplement garder en tête l'image de mes bras autour de tes épaules, et celle de tes yeux fermés, quand je t'embrasse.


« Quand on pose les questions, on s'oppose aux réponses. »
Daniel Pennac

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