DANS N'IMPORTE QUEL MONDE

le_gallicaire_fantaisiste

"Equilibre précaire" - une implosion historiquement programmée à l'intérieur du VER





— Premièrement tu n'as pas idée de ce qui t'attend ici.


— Deuxièmement, ce n'est pas ton monde mais ce sera bientôt ton enfer.


Ne perdons pas de temps à tergiverser, prenons les choses à bras le corps puisque c'est un VER bien réel qui est sur le point d'absorber tout ce qui fait ton monde. Lorsque la frontière va s'ouvrir sur l'Uni-VER alors tu vas regretter de ne pas t'y être attendu, de ne pas t'y être préparé...


A VolgarYNE, la rivière grise est asséchée, personne ne se souvient qu'elle ait pu avoir un jour une autre apparence et il en est ainsi d'un versant Galaace à l'autre. Les villes et les montagnes de l'Uni-VER sont plongées dans une nuit brumeuse d'un calme spectral. L'air y est amer à respirer et la soif vous tue aussi sûrement que la faim.


Rhapxode se souvient que ce morceau de papier manuscrit était apparu sur la table de son ancienne maison confortable et sereine, il y a maintenant 23 siècles passés. Il tenait ce bout de papier à cet instant entre ses doigts et le relisait en boucle avec cet étrange sentiment d'impuissance fautive. C'était la première page, le point de départ, le testament, le nouveau texte Saint.


Il se souvenait très clairement que ce bout de papier portant ces quelques lignes était apparu partout en même temps, en une seconde, la même seconde dans toutes les maisons sur la planète terre. Comment était-ce possible ?


Aussi surprenant que cela puisse paraître, cela n'avait inquiété personne, nul n'avait ressenti cette apparition comme une alerte. Personne ne s'en était préoccupé, pas un seul, non, PERSONNE. Ce bout de papier, tout le monde l'avait considéré comme une autre foutaise, exactement du même calibre que toutes les autres foutaises de ce temps révolu, c'est-à-dire voilà, comme on ne se préoccupait pas de décider de jouer à la guerre pour un arpan de terre, de stériliser, de chasser, d'exterminer les bêtes et d'engendrer l'extinction des races animales, de pomper l'eau des nappes phréatiques pour la laisser ensuite s'évaporer au soleil, d'empoisonner les abeilles en les gorgeant de sucre industriel, d'écraser les reines pour éradiquer les essaimages, d'épuiser les sols tout en polluant les rivières et l'air qu'on respirait. Rien n'avait de gravité comparé à l'ambition suprême d'accumuler les richesses, de les compiler, de les entreposer et de jouïr de les posséder sans en faire rien que de se satisfaire de les contempler comme à soi et à personne d'autre.


Ce confort de vivre , tout bien considéré, cette satisfaction incommensurable de profiter d'en faire le moins possible, jusqu'à ne plus rien faire du tout, en vivant aux crochets des plus stupides, des vaches maigres qu'on exploitait sans vergogne, voilà quel était le but ultime.


Rhapxode repensait à cette logique implacable de l'argent qui avait construit un drôle de sort pour les hommes et d'abord pour les plus riches et les plus gras portés aux nues par ceux qui n'avaient rien, ces mêmes nantis qui avaient ce désir immodéré de posséder la quiétude, la stabilité qu'ils volaient aux autres hommes. Aujourd'hui il n'était plus question de prendre du bon temps, de profiter, il était question uniquement de survivre.


Comment survit-on à VolgarYNE, un Uni-VER qui se nourrit de lui-même quand on est gros et lourd, ou d'une maigreur délicieuse à force d'avoir nourri son apparence de narcissisme et d'égocentrisme, à force d'avoir tout eu sans effort, à force d'avoir été grassement gâté par les augures mais alors qu'on a jamais pris le temps d'apprendre à se défendre, d'apprendre à se cacher, à se battre, à armer et à tirer, comment pouvoir tuer pour vivre, somme toute, comment s'improviser cet homme confronté chaque seconde de sa vie à une mort impitoyable qui rôde, qui guette, qui cherche et qui trouve? Comment entrevoir un possible devenir quand on a vécu sa vie chez les coiffeurs et les parfumeurs les plus chics du moment et qu'à présent "le moment" c'est ce qui résume tout de la vie à VolgarYNE, un instant présent forcément éphémère.


Il y a un code barre gravé à l'intérieur du cerveau remembré de Rhapxode qui l'interrompt pour déclencher une lecture de piste qui vient lui rappeler toujours l'importance du premier jour, la puissance des écritures de la Catastrophe, ces quelques lignes imprimées sur ce bout de papier qu'il réimprime lui même ainsi régulièrement depuis son bras gauche. Il ne doit pas oublier ce qui a été la cause de la Catastrophe et qui a justifié tout le reste dont la tâche qui est la sienne.


D'ailleurs Rhapxode avait pris cette réalité là en pleine face, le jour premier qui correspond à la Catastrophe. Il n'avait pas survécu à l'attaque du VER ni aucun membre de sa famille. Et cependant il a été élu parmi les corps des victimes entassées sur les Champs de mars pour servir le VER.

Rhapsxode n'est plus un homme aujourd'hui, c'est un Dieu du VER car il est immortel. Il parcourt les entrailles du VER, il chasse le peuple des hommes que le VER appelle "les Compilateurs" dès qu'ils atteignent l'âge de l'autonomie. L'espace temps s'est déchiré pour faire pénétrer l'Uni-VER dans un monde terrestre qui n'avait plus de racines à ses arbres, plus de résistance atmosphérique, plus de résilience, plus de résistants.


Depuis la plateforme qui surplomb le Grand Court d'attérissage, Rhapxode observe de son œil d'aigle, les allers et venues des Globes, petits vaisseaux aérodynamiques qui transportent les corps mobilisés pour les échanges biogéochimiques. De temps en temps il intime un ordre à l'attention de Nagui, chauve-souris robotique qui s'envole vers la cible qu'il lui a désigné parce qu'elle suffit à cette tâche : elle tranche la gorge d'un compilateur qui s'est évadé d'une bouche du VER parce qu'il était parvenu à l'âge de la maturité. Méthodiquement, les globes récupérent les corps et les déposent sur les parois tapissées de filaments du ventre du VER. A l'aide de leurs bras mécaniques ils les installent et les branchent en symbiose avec l'occupant bilatérien. Certains corps sont engagés dans un processus de dissolution immédiate par les filaments de la paroi afin de permettre le nourissement de l'Uni-VER, les déchets sont rejetés sous la forme d'excréments sur les sols terrestres et enrichissent le sol aux fins de reproduire l'écosystème original.


D'autres corps restent fusionnés plus longtemps pour la reproduction d'unités vivantes. Rien ne se perd plus, le VER mesure qu'il est encore dans une phase critique. A l'équilibre précaire des hommes qui avaient tout misé sur le confort de vie, le VER a substitué l'exploitation pérenne du cycle de la vie humaine pour organiser sa survie grâce à une matière humaine renouvelable.


Ainsi, les unités vivantes sont fécondées en exemplaires multiples pour optimiser les cycles d'agrégation, elles enfantent puis un adulte viable comparable en tout point à l'ancien être qu'il était avant de servir de consommable se libère, ironie du sort pour l'ancien consommateur compulsif.


Le Compilateur en bout de chaîne est expulsé des entrailles du VER, il est conscient, il pense, il sait car il n'y a jamais eu d'interruption du processus de mémoire. Il ne s'agit pas de nouveaux êtres humains, il ne s'agit jamais de véritables nouveaux-nés, il s'agit d'adultes déjà antérieurement conçus et reproduits à l'identique. La renaissance perpétuelle des mêmes êtres qui vivent et meurent avec la même intelligence et la même connaissance du "moment" passé, le premier jour, la Catastrophe puis les morts successives et surtout l'effroi face à la mort qui ressurgit sans cesse, le tout re-projeté dans un nouveau corps.


Rhapxode comme les autres Dieux du VER, les chasse, les tue et les ramène toujours au même point pour régénérer le monde qu'ils ont détruit car il n'est plus un compilateur, il est devenu un tueur froid, sans état d'âme au service de la survie du VER et de la recomposition de l'équilibre d'un environnement qui lui sera plus favorable qu'aux Compilateurs eux-mêmes.


Mais dans l'Uni-VER, à VolgarYNE ou ailleurs sur la terre, où est la part du VER et où est la part de Rhapxode ? Peut-être et sans doute qu'elles se confondent car le VER et Rhapxode ne sont pas des humains.


Quelque part pourtant dans cette machine vivante bien irriguée du sang des hommes, il se construit une conscience historique détachée d'elle, une mémoire humaine collective qui murmure sa souffrance dans l'ombre des entrailles du VER.


Rhapxode et Nagui sont une machinerie parfaite tant que le temps s'est arrêté pour les hommes dans l'espace-temps du VER. A la seconde, la seule seconde nécessaire pour que l'esprit soit de nouveau plus rapide que la mort, l'instant fugace du recul sur les enjeux de ce qui se joue tout autour, ce qui a échappé aux Compilateurs avant la Catastrophe, l'instant d'une décision, d'une émeute, d'un soulèvement organisé, l'Uni-VER empirique s'expose à être renversé par la mémoire vivante en action des hommes qui choisissent de lutter.


Ce n'est toujours qu'une question de temps, de jours et de prise de conscience dans n'importe quel monde.



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