Danse macabre
François Vieil De Born
Nouvelle danse macabre.
« Non c’est impossible, pas maintenant, j’ai le budget de ma direction à défendre demain matin, un projet de marché de consultance à valider sur la stratégie RH du ministère, la note sur la communication de crise, et ma directive sur l’organisation à adopter pour nous ajuster aux contraintes européennes. Il faudra que cela attende, je ne peux pas mourir maintenant. »
« Si tu savais, ils disent tous cela.. »
« Qui vous a permis de me tutoyer, seuls mes camarades de promotion me tutoient et encore ! »
« Je suis la Mort et ta mort d’ailleurs et fais ce que me chaut et ce que je dois, c’est d’ailleurs même chose. ».
« Non, sérieusement, des orientations majeures doivent être arrêtées, et je suis le seul à pouvoir vaincre les résistances qui peuvent être anticipées en conduisant moi même la présentation de cet après-midi au ministre. Que j’assure cette présentation constitue déjà un jalon essentiel de notre démarche. Il y a au demeurant deux réunions qui s’enchainent ensuite où ma présence est absolument indispensable si les intérêts supérieurs de l’Etat doivent être correctement servis. » dit-il en reprenant de l’assurance.
« Tu vas devoir abandonner tout cela, la flanelle grise, la chemise blanche, la cravate indistincte, le ruban rouge à la boutonnière, les poussées d’adrénaline avant, et d’endorphines ou de dopamine après, qu’en sais-je, quand tu sors victorieux d’un combat arbitré par le cabinet mais tes semblables parlent beaucoup avant de mourir, et je viens d’emmener un médecin danser. Tu meurs d’un AVC massif et je t’emmène danser une bourrée allemande. »
Il retrouve le corps gras et emprunté qu’il occupait à treize ans, et qu’il détestait, il est embringué dans une bourrée lourde et aussi échevelée, ne pouvant se soustraire à la poigne squelettique et dure qui le maintient fermement à la main et aux épaules et qui le laisse aller, longtemps après, et tomber, sur un sol dur, froid et poussiéreux, recru de fatigue et suant profusément une sueur mauvaise quand la musique s’arrête. Il est immédiatement envahi d’impressions bizarres, qui se contredisent et se cumulent insupportablement, l’odeur acide et froide des feuilles de peuplier qui pourrissent en automne, le contact d’un sol dur, sec, poussiéreux et froid, froid qui entre dans ses os, une autre odeur, celle suave, chaude, douce et sucrée, fangeuse, de paille salie par des bestiaux, puis celle violente des pois de senteur pourrissant dans l’eau des vases ou quand on enfouit le nez dans leurs corolles, la lumière vive de projecteurs au sodium dans une banlieue grise et mouillée, la clarté crépusculaire dominant l’orage proche qui tonne derrière un arc en ciel, les couleurs agressives soulignées de noir ou d’argent de graffiti périurbains sur des murs lépreux, le bruit de rats qui dévorent bruyamment du papier, le son chaud et sifflant de moteurs de vespas invisibles près de lui, la résistance de toiles d’araignées qui se tendent, se cassent et dont les fils s’enroulent dans ses cheveux, des flashes sur un tapis rouge, des pages de textes officiels illisibles qui défilent trop vite pour qu’on les lise, sensations (?) qui le maintiennent dans un qui-vive permanent et instinctif et l’empêchent de penser.