Daping ou Terne terre, plus près des étioles

koss-ultane

                                                 Daping ou Terne Terre, plus près des étioles

     Coincé entre le plateau de Mongolie au nord, le plateau de Loess à l’est et les contreforts du plateau tibétain au sud, il avait eu un temps, à la lecture du prospectus, l’impression d’être redevenu serveur mais ce n’était que le prestigieux corridor naturel de la cultissime “route de la soie” en la sous-estimée province de Gansu.

     J’ai échoué en France. J’ai même pas tenté aux “staitss”. J’ai un peu foiré en Russie aussi. Chuis allé en Inde mais quand j’ai vu qu’cinq mille types étaient là pour tendre un énorme élastique en guise de propulseur j’ai mis l’cap au nord-est et j’me suis retrouvé dans la compétition, pile-poil à temps, sur la ligne de départ comme n’importe quel pékin d’base, en Chine. Un des pays les plus fascinants, non ? Si !

     J’ai toujours voulu êt’e gardien d’phare puis cascadeur puis mec riche puis pilote de quelque chose puis, et définitivement, cosmonaute à l’âge de vingt-huit ans. J’m’étais donc bien volontiers inscrit à l’impitoyable sélection sur l’site de Jiuquan, “ville-préfecture au nord-ouest de l’empire du milieu” racontait l’dépliant. Une seule place à pourvoir, p’t-êt’e deux si on était sage. Première épreuve dans un immense hangar où ça caillait fort les miches. Que des têtes de premiers d’la classe. En trois cessions, cinq-mil-six-cent-cinquante-neuf postulants ont passé un examen écrit de quatre heures quarante sept par une absence de température significative. Mon quat’e couleurs et moi, on les a tous pilé, j’ai fini trois-mil-cinq-cent-quarante-huitième. Après la batterie d’tests physiques de l’après-midi, j’ai un peu reculé au cinq-mil-cinq-cent-soixante-quinzième rang. J’vomis beaucoup, c’est mon souci. J’avais déjà tout rendu à Toulouse, dégobillé mon tripoux à Chtchiolkovo-lès-Moscou, et m’étais un peu vidé d’partout à Bangalore, sans même passer d’test, juste à cause d’la bouffe locale. Amibe mon amie.

     S’qui m’a regonflé comme un dirigeable c’était que, au matin du deuxième jour, après l’affichage des résultats dans la cour, “beaucoup d’abandons étaient à déplorer” m’a expliqué l’consul. Au troisième jour d’sélection, la tendance se confirmait, on était plus que mil-huit-cent-soixante-et-onze déterminés à affronter les pires tortures. D’étape en étape, quand l’encadrement découvrait mon classement les yeux s’débridaient devant autant d’rage de vaincre et d’points d’retard. Y z’étaient sciés. C’est s’jour là qu’y m’ont baptisé “Zeouikelémente”, certainement un mot mandarin signifiant “le grand étranger aux yeux clairs” ou que’que chose dans s’goût là. C’est que ch’commence à bien les connaît’e ces zozos là. Pourtant chuis p’tit avec les yeux marrons mais y sont très bizarres ici et donnent des noms incompréhensibles pour tout. Encore pire que l’accent toulousain ou les Russes qu’avaient d’temps en temps des mots qui ressemblaient, eux. Bref, le troisième jour on séparait “la crème de la crème”. C’est une expression qu’mon grand frère emploie souvent, bien qu’ei soit pas très claire ch’trouve. Mais c’est p’t-êt’e de l’argot d’son métier, il est dessinateur sur beurrier chez nous dans l’sept-huit pouilleux. En tout cas, moi, s’qu’était sûr, c’est qu’j’étais prêt à séparer l’blanc du jaune. Mil-huit-cent-soixante-dix adversaires à écœurer, j’vous l’rappelle. Premier atelier, les calculs à effectuer en dette d’oxygène. J’ai toujours été très bon en calculs du moment qu’c’est pas trop compliqué ni une division. Les dettes, ça me connaît d’puis toujours et puis y a longtemps qu’j’ai r’marqué qu’mon cerveau avait pas besoin d’beaucoup d’oxygène pour fonctionner. C’est un don naturel, ch’sais, c’est limite injuste pour les autres mais bon. J’ai car-ton-né. Deuxième atelier, porter des trucs fragiles au fond d’une piscine. Là aussi, j’me suis baladé. J’ai été aide-carreleur un été et j’avais pris l’coup pour marcher sur les carreaux humides pieds nus. En cramponnant bien avec le gros orteil ça roule tout seul. Même les juges-arbitres avaient du mal à m’suivre. Troisième atelier, l’apesanteur dans l’avion. Là, j’dois reconnaître que j’ai eu du pot. Au moment où j’allais êt’e malade, l’avion s’est écrasé sur un p’tit village très sympa et pas trop loin d’not’e site de tri. Du coup, l’mec de l’encadrement survivant nous a attribué tous les points possibles. A la fin d’la journée, après une p’tite marche digestive pour rallier l’camp, les résultats affichés dans la cour du centre de lancement disaient qu’j’étais l’nouveau neuf-cent-soixante-et-unième du classement. Neuf-cent-dix places grattées dans la journée ! Demain à la même heure, chrai cinquante-et-unième. Chuis arrivé au réfectoire du soir avec une patate d’enfer. J’toisai tous les premiers du classement d’ma stature d’occidental qu’en avait déjà déroulé du câb’e d’amarrage. D’ailleurs mon succès futur s’précisa l’lendemain comme prévu à l’atelier du matin : manipulation d’outil la tête en bas et tout l’tintouin. Là s’sont mes grandes mains et ma fascination pour mon animal fétiche, l’opossum, qui m’ont permis d’ramasser un max de points : soudures, dessoudures, rivages, dérivages, vissages, dévissages, gueulages, dégueulages, emboîtages, déboîtages, assemblages, désassemblages de toutes sortes avec des chalumeaux énormes et des clefs d’douze, de vingt-huit ou d’trois-cents à faire débronzer tous les mécanos d’la terre. D’ailleurs à l’issue d’cet atelier, j’étais r’monté sept-centième tout rond. Les premiers du classement m’avaient baptisé d’un nouveau surnom : “Ouéixian de fengzi”. La secrétaire du consul m’a dit qu’c’était pas insultant mais d’l’argot difficilement traduisible. On commençait sérieusement à m’craindre chez les premiers. Un Chinois mauvais perdant, éliminé à l’atelier “tête-en-bas”, m’avait même cherché des noises en clopinant derrière moi dans les couloirs d’l’infirmerie. Y traînait un responsab’e de l’encadrement par la manche et y m’désignait du doigt devant tout l’monde en chouinant sa mère. Y montrait son mollet tout rôti en m’criant d’ssus. A l’endroit, j’avais eu du mal à le resituer mais il avait été l’opossum à coté d’moi sur la barre métallique où on avait été pendu par les pieds. “Quand on craint l’chaud, on monte pas dans une fusée !” que j’y ai dit. Pan ! Eliminé l’mi-cuit. Un d’moins !

     L’infirmerie, j’y passe ma vie. J’ai pourtant une santé de fer, à part l’vomi, mais j’ai un cœur qui bat à trente pulsations par minute et ça les trou les professeurs ici. Ça et mon onze-cinq de tension invariab’e, y m’regardent comme le divin sur terre. Et bientôt dans les cieux, les amis ! Bientôt extra-terrestre le Jean-Claude ! Au bord du triomphe, je signe plus mes courriers à la famille, et aux amis restés au pays des rampants, que “de fengzi” sous-titré “iouzeforslouk”. Tiré d’mon film de chevet dont j’vous f’rai pas l’affront d’une citation. Luc est mon deuxième prénom.

     Jour quat’e : nous sommes trois-cent-quatre-vingt-huit rescapés et chuis classé deux-cent-cinquante-cinquième. J’viens d’apprendre qu’ici on était pas cosmonaute ou spationaute, ou encore astronaute, mais taïkonaute. Eh ! J’aime bien, ça sent le high-kick plein fruit avec descente d’émail, ragnagnas des narines et déviation obligatoire. Aujourd’hui, j’ai gagné une place au classement. Sans surprise, j’ai été malade aux tests de résistance physique sur leurs tourniquets à la con mais tout l’monde l’a été. Pendant qu’on attendait not’e tour, des tsunamis d’dégueulis ruisselaient du hangar des balançoires. Ça avait pas commencé que t’étais déjà bien dans l’ambiance, les grumeaux derrière les dents et la glotte en position “attention : geyser de chocolat dans quat’e secondes moins trois”. Faut pas bourrer l’mou aux gens, hein, même rafraîchi au nettoyeur haute pression après chaque candidat, on sent dans un lieux clos quand un nem vient d’êt’e mis en orbite ou qu’d’la bile est sortie à la verticale d’un petit corps en souffrance. Bref. Celui qu’a abandonné l’a fait sur crevaison. Y s’est vomi en d’dans pendant qu’il était harnaché dans l’gyroscope géant. D’abord y z’ont cru qu’il avait pas été incommodé par toutes leurs galipettes à la noix puis y z’ont réalisé à la fin qu’il était mort étouffé par sa gerbe. J’ai chanté “Dé-go-bi-llis mor-pio-ni-bus” tout l’reste d’la journée en me gondolant d’rire. Y z’ont pas pu l’ranimer. Dire qu’on a tous tout r’tapissé au tapioca dans le hangar des supplices et qu’lui c’est sa macédoine qui l’a fourré. Et pour de bon. Ironie, mon amour.

     Quand on s’croise dans les dortoirs désormais quasi vides avec les survivants, j’fredonne le générique de “Sankoukaï” pour les impressionner. L’programme communiste prévoit un r’tour à la terre pour rester les pieds dessus et pas oublier l’commun des mortels au milieu d’not’e combat interstellaire. Chacun a une affectation tirée au sort pour un séjour d’un mois en zone rurale, pour les plus chanceux, ou urbaine, comprenez en usine, pour les moins veinards. La fortune des “ouineurs” continue d’me coller aux basques. Doublement. Non seulement, ch’rai pas dans un endroit pollué mais en plus c’est à deux pas d’ici. Toujours dans la province de Gansu. Enfin deux pas chinois. A emporter. Sept-cent-soixante bornes quand même. Et en autocar tocard. J’arrivais néanmoins auréolé du prestige du centre de Jiuquan mais personne à Daping, ni même à Dingxi, la grosse ville la plus proche, savait s’qu’on y faisait. Préventif, j’avais emporté une tenue du centre spatial d’un beau bleu ciel avec plein d’sigles rappelant l’espace et les fusées qu’j’m’étais acheté l’premier jour à la boutique-cadeau du centre de tir. Avec ça sur les endosses, j’détonnais fort au milieu des éleveurs de poules et des paysans et même le plus embouché du coin savait à qui il avait à faire. J’ai dû répéter l’nom d’ma famille d’accueil au moins trente-cinq fois à dix-huit personnes différentes toutes plus ou moins sourdes ou idiotes parce qu’elles savaient pas m’renseigner avant d’tomber par hasard chez l’paysan et sa femme qui devaient m’héberger et m’mettre aux travaux d’la terre. Là aussi, j’avais fait ramasseur de betteraves pendant un stage et j’avais bien l’intention d’flamber et d’rafler un max de points pour faire la bèbête qui monte au classement. S’qu’était génial, c’était qu’le village de Daping était à la pointe des technologies nouvelles et propres. Panneaux solaires, réserves d’eau, et des tas d’aut’es trucs auxquels j’ai rien compris mais qu’avaient l’air sensas, équipaient l’village et ses alentours “afin de dépolluer et de dépauperiser cette région sous-développée” s’astiquait la brochure du consulat. Et l’premier pyjama qui viendra m’baragouiner dans l’oreille, pendant que j’battrai l’record de Chine du ramassé d’patates sur un mois, je lui dirai “eh ! parle à mes pin’s l’asticot, le captain Kirk y fait pas causette à cosette”. C’est vrai quoi, on a jamais vu des aigles garder l’bétail.

     Avec les cellules photovoltaïques, ce qui avait le plus impressionné “Ouéixian de fengzi”, comprenez “le fou dangereux”, c’était le recyclage des déjections animales en énergie par le biais d’une cuve de fermentation.

     Loin des pions et autres garde-chiourmes de la base de Jiuquan, “Ouéix’” avait bien l’intention de s’offrir un plaisir défendu depuis que la compétition avait commencé, un penchant inavouable en temps de tests continus puisque éliminatoire au premier regard. Le frugal repas du soir englouti, une succincte et digestive découverte des environs expédiée, “de fengzi” avait feint une subite envie de pioncer et donc de s’isoler. Ses hôtes avaient acquiescé devant les bâillements répétés du jeune occidental qui venait de boire le rince-pied d’un trait entre deux saluts à la japonaise. Une fois la nuit bien noire et le silence bien fait, “zeouikelémente” s’était relevé et éclipsé, un magazine à la main.

     Les autochtones pensèrent immédiatement à un nouveau tremblement de terre comme il y en eut d’effroyables dans la région ces siècles derniers. Tous les villages autour de Daping crurent aussi que la secousse avait été sismique plus que pyrotechnique.

     Ce vieux travers lui était venu en droite ligne de sa grand-tante. La défécation en lousdé, prétexte à une lecture coquine éclairée à la lampe de poche des caractéristiques des fusées chinoises, avait été agrémentée d’une petite cibiche de réconfort pour l’étranger si loin de son port. Ce que l’on avait omis de dire au fou furieux venu de France c’était que les déjections animales n’étaient pas les seuls à être recyclées dans le bassin de fermentation à son aplomb et que l’énergie engendrée par cette initiative s’appelait “méthane”, hydrocarbure saturé, gaz “soupe au lait” au possible et excellent combustible, qu’un simple mégot d’occidentale cigarette pouvait faire tempêter. Le classé deux-cent-cinquante-quatrième du programme de recherche spatiale de la base de Jiuquan, promotion “nuage blanc deux-mil dix”, venait de toucher les étoiles avant l’heure dite. La catastrophe eut néanmoins du bon, outre les trois morts, l’explosion et son cratère associé permirent de découvrir des vestiges de la culture Daviwan datant de moins six mil ans avant J-C. et huit mil avant Jean-Claude.

     Des morceaux de “fengzi” furent retrouvés un peu partout quelques hectomètres autour de “grotte zéro” comme on désigne désormais la partie dévastée de Daping. Sur le site, on ne retrouva du Français qu’un opossum en peluche à demi fondu appelé Henriette.

     Au dos de l’ultime carte postale expédiée de Chine à sa mère par la victime, on peut lire : “Et devinez comment s’appellent les gens ici ? Des Hans ! Incroyable, non, comment les nazis ont envahi vachement loin et vachement de monde !”.

     En chinois, taïkonaute signifie “homme du grand vide”. Jean-Claude en était, non ?

     Et puis, le programme spatial sino-communiste ne prévoit plus aucun retour à la terre pour son personnel depuis plus de vingt ans déjà, cobayes ou taikonautes en orbite exceptés. Que voulez-vous, des sourires qu’ils provoquent, certains ahuris, dans leur rêve éveillé, illuminent le monde, parfois le temps d’un éclair.

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