DARK BREATH 1
mazdak-vafaei-shalmani
Rien ne me prédestinait à assister à ce spectacle macabre, je suis juste un promeneur que les voies de la providence ont amené vers la mort. J'étais juste parti boire un café vers quatorze heures à « L'entracte », seule brasserie de la rue de la roquette qui a su conserver le charme des vieux rades d'autrefois, et dans lequel j'adore prendre un verre, en compagnie d'un ami d'enfance, un ami lointain mais fidèle, qui fait son service là-bas. Le café tient autant du bar PMU que du café tendance . Avec son écran géant Panasonic de 125 cms, qui diffuse jour et nuit tous les matchs de football existants, depuis les rencontres au sommet de la Ligue des Champions, jusqu'au dernier match de National (un championnat encore inconnu des profanes) , et l'irrésistible trait fashion de la rue la plus animée du XI arrondissement derrière la rue Oberkampf, le Café devait servir de lieu de ralliement aux habitués du théâtre de la Bastille, situé juste en face. Mais la brasserie a peu à peu perdu de son intérêt au fil des ans. Car les bobos du IIIème arrondissement de Paris, qui se tenait jusque-là dans le marais, aux portes du monument de la Bastille ont pris la décision irrévocable de coloniser les rues adjacentes partant toujours plus haut dans le onzième arrondissement jusqu'au boulevard de Belleville, devenu aujourd'hui hors prix. L'Entracte n'a pas réussi à s'adapter à cette nouvelle clientèle, on y retrouve aujourd'hui les habitués, les anciens du quartier, tous ceux que la luxuriante et nouvelle rue de la roquette rebute en raison de sa population trop excentrique ou trop superficielle.Jugez-en par vous même, la rue keller, qui ne se trouve pas très loin de la brasserie, réputé très calme il y a deux ans encore, ne désengorge plus, les amateurs de Japanimation, les satanistes, et les skatteurs en tout genre viennent désormais visiter les dizaines de boutiques qui sont dédiées à ces tendances marginales mais renaissantes.
C'est donc en plein milieu de ce quartier très vivant que se tenait la résidence « Lutèce 2000 ». La résidence est un havre de paix, c'était comme si les portes de la résidence retenaient l'hystérie des citadins, elle s'élevait tel un oasis dans un désert qui ne demandait que la tranquillité. Car si le quartier de la Bastille n'a rien d'un désert, les habitants de la résidence, et même les rares promeneurs qui osaient s'aventurer dans cette résidence privée jalousement gardée par un:maître chien, devaient ressentir la même sensation qu'un homme assoiffé devant une source d'eau fraîche. Car il s'agissait d'un immense ensemble d'immeubles retenu par des colonnes en pierre et entouré par un jardin, qui nous semblait grandiose lorsque nous étions encore enfant. A Barcelone, lorsque je me suis installé sur le plus grand banc du monde dans un parc imaginé par Gaudi, j'ai ressenti la même sensation. La résidence est loin d'être une œuvre d'art, mais elle est fixée dans notre imaginaire comme un lieu interdit, insaisissable, dans lequel seuls quelques privilégiés ont un droit de passage. Ce sentiment c'est une soif de relaxation, et de calme, que seuls les habitants d'un centre-ville aussi mal aménagé que la ville de Paris peuvent ressentir.
J'étais là, assis à la terrasse de l'entracte, un verre de café à la main, juste devant le théâtre de la bastille qui n'avait par encore ouvert ses portes, et à côté de la résidence. Je me suis soudain surpris à imaginer ce que deviendrait cette résidence sans ces grands grillages verts, sans cette surveillance électronique et humaine. Une fois offerte à la ville, elle serait devenue une partie intégrante du quartier. Pourquoi se poser ce genre de question ? Seulement, parce que contourner cette résidence a été un calvaire quotidien, et que la résidence que nous appelions, plus jeune, notre passage secret, regorge de légendes et de mythes forgés par des parents qui voulaient empêcher leurs enfants d'aller jouer dans cet espace vert interdit au public, et d'affronter le terrible M.Ferrara, le gardien des lieux, et son monstre de chien. J'étais justement en train de demander des nouvelles de Ferrara à Alex le serveur :
-Après la mort de sa femme, il n'a pas résisté. Pendant deux mois, il a distribué le courrier, il a rangé les poubelles, mais le cœur n'y était plus. De mémoire, je crois que je n'ai jamais vu Ferrara aussi apaisé, ils laissaient les enfants des habitants jouer dans la résidence et même sur le gazon. Il avait peut-être l'intime conviction qu'il allait rejoindre sa femme. En tout cas, il est mort deux mois après en laissant assez d'argent à ses deux filles pour qu'elles puissent vivre. Elles sont inconsolables, mais je pense que certaines personnes sont soudés pour l'éternité comme des âmes sœurs. Tu vois ce que je veux dire ?
Ferrara, le cauchemar de mon enfance, ma course à pieds favorite, le monstre du passage secret transformé en un homme romantique, prévoyant et généreux, c'était difficile à croire, je lui ai quand même posé la question : Non, qu'est ce que tu veux par dire par âme sœur ?
-Tu sais, on l'a fait en grec.
-Tu faisais du grec toi ? D'après ce qu'on m'a dit, il y avait quatre élèves dans la classe, et à eux quatre, ils ont jamais réussi à atteindre la moyenne...
-Oui mais bon...Je te raconte. A l'Aune de l'humanité.
-Oui je sais, on avait plus de poils.
-Arrête, laisse moi finir, dans la vie céleste, chacun de nous était unis à son âme sœur.
-Comme des siamois ?
-Oui, et on nous a séparé, et tout au long de la vie terrestre on cherche à retrouver notre âme sœur.
-Le divorce d'avec mon âme sœur de femme aurait pu être très compliqué avec tes bêtises, on ne se serait plus battu pour savoir qui garderait la maison, mais plutôt pour savoir qui garderait le second bras. La connaissant, j'aurais fini estropié.
-Arrête de blaguer avec ce genre de chose, tu vas réveiller des forces inconnues, moi je crois en tout, sauf en Dieu. Si les hommes ont inventé autant d'histoire c'est pour expliquer la nature, et il y a une poésie derrière tout ça, que n'importe quelle explication scientifique ne te donnera jamais. Mais arrête ça.
Et là, nous avons été coupé par un bruit assourdissant, c'était comme si une comété s'était écrasée sur la résidence. Un très long silence a suivi, peut-être une éternité, nous n'avions pas la force de réagir. La première idée qui m'est venue est celle de l'attentat terroriste. Mais devant l'inertie du voisinage et des autorités, j'ai lâché cette idée. Je me rappelle que nous nous étions lancés des sourires au début, car nous avions l'impression de vivre quelque chose d'extraordinaire, puis nous avons pris peur. Enfin, devant ce silence persistant, j'ai lancé à un Alex qui regardait fixement derrière les grilles, et qui commençait à avoir les larmes aux yeux :
-Tu avais raison, le ciel nous tombe sur la tête...
-Ta gueule ! Merde « Le Père Goriot » s'est suicidé. Rentre, vérifie et appelle les secours..
J'ai fait exactement ce qu'il m'a dit tout en me demandant comment il avait pu reconnaître le père Goriot à cette distance. Et là, je l'ai vu étendu sur le parvis de la résidence. Lorsque les portes de l'au-delà se sont refermées sur lui, il était seul, comme à l'accoutumé, couché sur un parterre en marbre, que son sang avait transformé en un long tapis rouge qui s'étendait sur trois mètres. L'homme avait fait une chute du quatrième étage de son appartement, il était tombé dans un vacarme assourdissant, comme s'il voulait mettre un terme à une vie de mutisme en faisant le plus de bruit possible. Cependant, aussi étonnant que cela puisse paraître, le voisinage d'habitude très prompt à donner l'alerte lorsqu'il s'agit de rapporter les méfaits des uns et des autres, avait unanimement choisi de garder le silence. Un droit reconnu à tous les coupables dans tous les systèmes juridiques de la planète mais que l'humanité devrait bannir lorsque la vie d'un homme en dépend. Combien de temps avait-il passé dans cette position avant de fermer ses paupières définitivement ? Est-ce que pendant toute l'éternité de ces secondes, où le seul bégaiement des feuilles et les seuls aboiements des chiens, avaient répondu au gigantesque fracas de son corps pulvérisé sur le sol, il avait seulement regretté son geste. Son agonie a du être terrible, discret dans la vie de tous les jours, il était apparemment resté muet jusqu'à dans la tombe Mais.il était parti dans un concert de sang magistral et minutieusement orchestré par lui-même devant une salle boudée par un public qui n'a même pas pris la peine de venir voir son grand final. Car il existe plusieurs façons de se suicider, celle qui consiste à se jeter du haut d'un immeuble ne peut vouloir dire que deux choses. Soit l'individu a agi sous l'effet d'une pulsion incontrôlable, soit il a voulu montrer au monde entier qu'il n'en pouvait plus. L'homme qui venait tout juste de fêter sa soixantième année, et qui paraissait en avoir dix de plus, était méconnaissable sous l'effet du choc, et il tenait dans sa main droite une feuille de papier journal abîmée. Il s'agissait de la Une d'un quotidien qui avait titré en première page « un violeur récidiviste présumé tueur en soi-disant cavale ». C'est moi qui ai donné l'alerte et s'il devait me rester une dernière image de cet homme c'est la violence avec laquelle il avait agrippé ce vieux torchon. Je n'ai touché à rien, et j'ai quitté les lieux en attendant qu'une ambulance vienne rendre son verdict.
Cet homme, je ne connaissais ni son nom, ni sa profession, je le voyais faire ses courses dans le quartier tous les jours. Il vivait dans la résidence avec ses trois fils dont tout le quartier disait le plus grand mal. La rumeur les disait criminels, paresseux et violents. En vérité, ils étaient très différents les uns des autres, même s'ils faisaient tous effectivement preuve d'un peu de jusqu'au boutisme dans leurs spécialités respectives. Je ne les connaissais pas non plus, et je ne pourrais les présenter que très brièvement par ici et en utilisant leur surnom, leur blaze, que l'on retrouvera en ce jour de deuil gravés sur tous les plus beaux murs de la rue de la roquette : Sansa, D.J Had, et Cerbère. Ces jeunes, dont ils font partie, qui n'ont aucune propriété, ni aucun héritage, s'approprient le bien public, après tout si un ouvrage n'appartient à personne, c'est qu'il appartient à tous. Et ce père selon le voisinage les haïssait. En vérité, toute la semaine il achetait le strict minimum, pratiquement que du thon et du sopallin, « de quoi nourrir ces chiens » comme le faisait remarquer sa voisine de palier avec laquelle j'avais eu une aventure, une femme forte entreprenante soit dit au passage. Mais lorsque venait le week-end, lorsque ses fils quittaient l'appartement chacun leur tour, et que l'ombre de sa fille apparaissait sur le parvis de la résidence, il y a avait comme une métamorphose. Il mettait sa plus belle chemise, et ses veilles Clark's, et au lieu d'aller à Ed, il sautait dans le premier monoprix pour y cueillir une belle bouteille de vin, et des jolies fruits de mer. J'ai tout de suite été fasciné par cette cérémonie hebdomadaire à tel point que j'ai baptisé cet homme « Le Père Goriot » , et ses fils « Les frères Karamazov ".