David contre Goliath (mythe moderne)

David Humbert

L'écran de l'ordinateur sort de sa veille. Je reste debout, je ne peux pas m'asseoir de toute façon.

Des gouttes ruissellent le long de mon corps et forment deux petites flaques d'eau tiède à mes pieds.

Je double-clique en une sorte de spasme volontaire de mon index et la page de recherche s'affiche en 0,42 seconde.

Dans la petite barre blanche en forme de saucisse, le curseur clignote...

Mes pupilles passent de la droite à la gauche de mes yeux, je réfléchis.

Il ne faudrait pas que je tombe sur un site dégueulasse, il me faut pas non plus un truc trop médical, plutôt entre les deux dans l'idéal.

Je pianote les touches du clavier. Comment espace extraire puis je reste appuyé sur la touche effacer.

Non, plutôt : tomber espace, dans espace, la espace, douhce efface efface efface, che et entrée.

Sous la saucisse de recherche, une ligne indique : essayez, puis en bleu, tombé dans la douche.

Juste au-dessous, je lis :

Voulez-vous dire : je n'ai pas utilisé le sextoy adapté, j'ai un vibromasseur coincé dans le cul ?

Mon cerveau gèle pendant une seconde, puis je reprends le contrôle de ma tête.

Le moteur de recherche doit, j'imagine, parcourir une sorte d'arborescence qui mène à des vérités inavouables autour ce genre de requêtes.

Oh oh, j'ai l'impression que mon problème va se résoudre tout seul !

J'essaie de rester zen.

Je fléchis mes genoux et j'entends ce bruit béni : le son caractéristique du petit moteur qui fait vibrer mon Goliath. Je le saisis entre mon index et mon pouce, le lubrifiant ajouté à la vibration me suggèrent d'utiliser aussi le majeur. Ce que je fais.

Doucement, j'expire.

Mon visage frémit quelques secondes et j'extrais le jouet que je dépose, encore vibrant, sur mon bureau.

Vvvvvvvrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr...

J'imagine que penser à autre chose à m'aura détendu...

Par contre, depuis quand les moteurs de recherches sont devenus si familiers et vulgaires ?

Je retourne dans la moiteur de ma salle de bain et termine ma toilette.

Quand je reviens dans le salon, mon vibromasseur n'est plus sur le bureau, les vibrations l'ont sûrement fait tomber. Je ne le vois nulle part et je ne l'entends pas non plus.

Merde, et si Kathy tombe dessus quand elle rentre...

Je me mets allongé sur le ventre et vérifie sous les meubles, je trouve :

- Un crayon en papier mâchouillé
- Une rognure d'ongle
- Un coupe-ongle
- Un morceau de viande momifié
- Un morceau de puzzle, représentant une oreille, peut-être un oiseau...

Mais pas de dildo en vue...

Ce truc est bien quelque part, il n'a pas pu grimper aux murs. Je regarde quand même en hauteur.

Alors que je me gratte le crâne, j'entends pendant une seconde ce bruit de vibration.
Cela vient de la chambre à coucher.

Goliath est là, sur le parquet, se déplaçant au ralenti comme une limace, laissant derrière lui une traînée brillante.
Je le ramasse et le passe sous un filet d'eau tiède et savonneuse quand j'entends la porte d'entrée s'ouvrir.

« C'est moi chéri ! Je suis rentrée plus tôt, Michel a le covid, ma réunion est annulée ! »

C'est Kathy, merde ! Je gesticule dans tous les sens à la recherche d'une cachette.

Tout va très vite dans ma tête :

Dans le panier à linge sale ? Non, si elle décide de lancer une machine, je suis gaulé.
Dans le meuble sous le lavabo ? Non plus, il y a ses crèmes, on sait jamais.
Là non plus, là non plus, là non plus...

Depuis le salon, elle demande : « T'as renversé quelque chose sur le bureau ? C'est tout gras. »

Oh, putain, pense à un truc, pense à un truc. Je l'entends qui s'approche de la salle de bain.
Vite, vite, vite !
Je pense un instant à le remettre là d'où je viens de le sortir, mais j'ai peur qu'il se retrouve encore coincé.

« T'es où David ? »

« J'arrive, j'étais sous la douche. »

Une serviette autour de la taille, je sors de la pièce. Kathy m'embrasse.

« Alors, tu as fait quoi de ta matinée ? » Elle me demande.

« Pas-grand-chose, j'ai bossé un peu sur mon mémoire. »

Alors qu'elle s'assoit sur le canapé pour se déchausser, j'essuie la trace de lubrifiant sur le bureau avec un coin de la serviette.

« Tu veux un p'tit caf ? » Je lui demande.

« Ah oui, un p'tit café, s'il te plaît. »

Je verse du café dans une petite casserole et allume le gaz. Quelques secondes plus tard, l'odeur amère monte à mes narines.

Depuis le salon, elle me demande : « Tu t'es encore bloqué le dos ? »

« Non, pourquoi ? »

« Tu marches bizarrement. »

Je réponds : « j'ai le dos qui tire un peu, mais ça va. »

Elle avale son café d'un trait et dit : « J'ai envie de rien faire cette aprèm, » elle lève les bras et s'étire, « j'ai juste envie de rester au chaud, avec mon chéri. »

« Ça me va !»  je réponds.

« Je vais me prendre une p'tite douchette ! » Elle retire son pull en laine et entre dans la salle de bain.
Elle ressort quelques secondes plus tard en soutien-gorge et en culotte, le bac à linge dans les mains et charge la machine à laver dans la buanderie.

Pfiou...

J'attends d'entendre l'eau couler et je retire ma serviette.
Tout va bien, je retire Goliath sans problème.
D'habitude je le cache dans la poche intérieure d'une de mes vestes, dans la penderie de la chambre, mais il y a quelques jours Kathy a mentionné son envie de trier les vêtements pour l'arrivée prochaine des beaux jours, c'est d'ailleurs pour cela que je l'ai sorti aujourd'hui, pour changer de cachette, et de fil en aiguille...

Je tourne dans les différentes pièces de l'appartement, à poil.
Toutes les planquettes me paraissent minables. J'entends l'eau qui se coupe, je planque Goliath dans le bac à glaçons du frigo et fonce dans la chambre pour m'habiller.

On se régale des restes du hachis parmentier de la veille, accompagné de salade verte.
Chaque fois que le moteur du réfrigérateur se met en route, ma gorge se serre, et chaque fois qu'il s'arrête, j'appréhende qu'on entende Goliath vibrer.

La journée se passe sans encombre et je me maudis d'être aussi faible et en proie à mes bas instincts.

Le lendemain matin, je m'installe devant l'ordinateur à la recherche d'astuces pour cacher efficacement les sextoys, je ne dois pas être le premier à avoir ce problème.

Je tape sur les touches blanches du clavier : où cacher son sextoy et j'appuie sur entrée.

Comme la veille, le moteur de recherche flirte avec les limites de la familiarité et m'affiche ce message : voulez vous dire : je n'assume pas un pan de ma sexualité ?

J'efface ma recherche et la remplace par : cacher son argent liquide, entrée.

Voulez-vous dire : mentir aux autres, est-ce se mentir à soi-même ?

J'efface.

Où cacher mon vibromasseur pour ne pas que ma femme le trouve ? Entrée.

Apparemment, le moteur de recherche a, cette fois, compris ce que je voulais dire.

Je parcours la liste de liens relatifs à ma recherche.

Le quatrième semble intéressant, paraphiliphilie.fr, certainement un site de fan de parachutisme. On peut lire en bleu clair l'aperçu d'un message qui m'a l'air prometteur : j'ai enfin trouvé la cachette ultime pour mon Zorro, finie l'angoisse que mon fils tombe dessus par hasard ! J'aurai dû y penser plus tôt. Alors voilà mon astuce, tellement évidente, je...

Je clique sur le lien hypertexte. La page s'affiche instantanément. C'est un forum de discussion, et si j'en juge par le bandeau publicitaire qui trône en haut, c'est un forum spécialisé sur la sexualité.

La publicité me propose l'accès à un site de vidéos, mélangeant classiques de la culture et pornographie débridée pour 3€99 par mois.
D'après eux, une somme dérisoire pour avoir accès à des pépites comme  Autant en Emporte le Gland ou Des Souris et des Zobs (pour les fans de littérature classique) ou Les Bronzés se font des Huskys (pour les fans de comédie) avec Michel Gland, affichant la couronne de cheveux et la moustache réglementaires mais aussi, ce que je pense être une prothèse en latex renvoyant à son pseudonyme en guise de crâne.
Je ne sais pas si je dois en rire.

Sous la publicité, écrit en vert sur un fond rose, il y a le message d'Anis Etoilé, 45 ans : J'ai enfin trouvé la cachette idéale pour mon Zorro, finie l'angoisse que mon fils tombe dessus par hasard ! J'aurai dû y penser plus tôt. Alors voilà mon astuce, tellement évidente, je le mets dans mon cul.

Caisse claire, caisse claire, cymbale !

C'est exactement pour éviter de tomber sur ce genre de trucs que je restais vague dans mes recherches. Et, croyez moi sur parole, la paraphilie n'a rien à voir avec le parachutisme.

Je suis déçu et en colère, mais cela m'aide à prendre la seule décision viable : le jeter à la poubelle.

Je le place tout au fond du sac-poubelle, sous le marc de café, sous les restes de salade cramoisis et sa vinaigrette. Je fais tourner le sac sur lui-même et le ferme à l'aide du petit ruban de plastique orange. Je sors ensuite dans la rue et trouve un container assez éloigné de chez nous et y dépose le sac.

De retour à la maison, j'éprouve une sensation de soulagement, comme si on m'avait retiré un anneau gastrique.

Motivé, j'ai fait mon ménage et préparé un petit plat que j'aurai juste à réchauffer ce soir.

Je vais enfin pouvoir bosser sur mon mémoire. Sur mon bureau, j'ai mis mon mug de café, une barre chocolatée et j'ai lancé ma playlist « travail ». Je n'ai plus rien à faire que bosser et c'est un bon feeling...

Je relis mes dernières notes et Drrrrringggg !
Quelqu'un sonne à la porte. Je pose mon œil contre le judas. Un homme en combinaison grise se tient sur le palier, la mine renfrognée avec un sac-poubelle éventré dans les bras, j'ouvre.

Il dit : « Monsieur, vous avez jeté des ordures ménagères dans un bac de recyclage. »
« Pourquoi pensez-vous que ce sac est à moi ? » Je demande, le visage crispé.
« Parce qu'il y a une facture de téléphone à votre nom dans le sac... Avec votre adresse... Et votre... Numéro de téléphone. »
Je balbutie des excuses, mais il m'interrompt  et entame un discours, certainement appris par cœur : « Tout dépôt d'ordures ménagères dans un bac de recyclage de la ville entraîne une amende forfaitaire de 12 € » il me tend mon procès-verbal et ajoute : « Je vous rappelle aussi, que vous êtes tenu de jeter vos déchets dans les bacs de votre immeuble, pas dans ceux du bas de la rue. »
Je m'excuse, et dis merci, sans trop savoir pourquoi.
« Sinon, y'a votre sac poubelle qui vibre, monsieur. » Dit il en me tendant le sac éventré, le sourire de celui qui a déjà tout vu dans son métier aux lèvres.

Dans l'évier de la cuisine, je vide le contenu du sac en prenant soin de tourner la tête vers la gauche pour éviter un haut-le-cœur.
Vvvvvvvrrrrrrr...
Il est là, à demi caché sous une peau de banane, mon ancien ami devenu mon Némésis.

Je sers les dents puis le saisi à deux mains pour le briser, il se plie puis revient aussitôt à sa forme initiale, comme un ressort.
Saleté de latex.
Je le tords, je le fais vriller, je tire dessus, je le tape contre l'évier, je le mords, je grimace et fini par le jeter de toutes mes forces contre le mur en hurlant.

Sur le carrelage bleu du sol de la cuisine, il me nargue. Vvvvvrrrrrrrr......

Je ramène ma caisse à outils, installe mon étau sur la table et en ouvre les mâchoires.
Je place Goliath entre les deux morceaux de métal et doucement, je tourne la manivelle.
Les deux parties de l'étau maintiennent maintenant le vibromasseur sans mon aide.
Je fais faire un autre tour à la manivelle, mon Némésis commence à changer de forme, il s'aplatit et forme de petites bulles qui gonflent à certains endroits, mais il vibre toujours, alors je fais deux tours supplémentaires, une des bulles éclate dans un pop ridicule.

Un liquide brun-jaune coule depuis le trou, dégageant une forte odeur, un mélange de caoutchouc et d'une autre odeur, piquante.
Je serre encore un peu, le moteur de l'appareil s'emballe et vibre en émettant un son de plus en plus aigu, comme s'il pleurait.
De la fumée s'échappe par une déchirure sur le dessus qui vient me piquer les yeux, mais je n'arrête pas, c'est lui ou moi.
La manivelle est de plus en plus difficile à tourner.
Je réalise que la fumée qui s'échappe de Goliath provient certainement des piles aux lithiums qui l'alimentent. Je dévisse alors le compartiment qui les contient, mais il résiste. Je m'équipe alors d'un marteau et retire Goliath de l'emprise de l'étau.

Il ne ressemble plus à rien, il est aplati et a plus l'aspect d'une sole que d'un sexe en érection. Il est lacéré et percé de toutes parts. Il ne vibre plus, mais les vapeurs de lithium, qui continuent à me brûler les yeux et commencent à irriter ma gorge, montent jusqu'au plafond et déclenchent l'alarme incendie. Je pousse un cri de guerrier et fracasse Goliath à coups de marteau.

Mes épaules montent et descendent au rythme de ma respiration haletante et, devant le champ de bataille que j'ai créé, je ne peux pas m'empêcher de rire.

Je ris à gorge déployée comme si j'avais perdu la raison.
Je ris en voyant le lavabo rempli de détritus, je ris de mes yeux écarlates et brûlants, je ris du vibromasseur explosé devant moi sur la table, j'arrête de rire quand j'entends Kathy, derrière moi qui me demande : « Qu'est-ce que tu fais ? »
Je reste muet.

Elle regarde le capharnaüm dans sa cuisine, son regard s'arrête sur le titan déchu, j'espère qu'il est assez fracassé pour qu'elle ne se rende pas compte de ce dont il s'agit.
« C'est le vibro qu'il y avait dans ta veste ? »


Signaler ce texte