De druimes et de train

juliette-cortese

Je suis ordinairement considérée comme une belle femme. Quand je croise une homme dans une rue quelconque, je ne mens pas si je dis que je m'attends à voir ses vertèbres cervicales tourner les unes sur les autres pour que toute sa tête puisse suivre l'objet que ses yeux désirent voir, et que cela se produit, le plus souvent. Ce phénomène ne provoque rien de plus en moi que la pluie qui tombe. Si j'avais dit le soleil, vous auriez pensé « elle aime bien ça » avec une condescendance un peu envieuse. Alors je dis la pluie : comme ça, pas d'envie, pas de condescendance. Juste l'idée que je me fais de ce regard. Ni suave ni dérangeant, ni accablant, ni même exaspérant. Juste terne, comme un trottoir qui commence à sécher.

Parfois, je suis dans la vie, et parfois je n'y suis pas. Mon analyste me dit de vivre au présent, mais je ne vois pas de quoi il veut parler. On ne peut pas vivre au passé ou à l'avenir. Trinquer, peut-être. Vivre, non.

Parfois je suis si loin, si profondément loin que ne parviens pas à rester accrochée aux wagons prestes du réel. Ce train-là roule trop vite pour moi. Alors je saute en marche, je m'assois sur le bord, à côté de la voie, et le laisse passer. Comme une vache, je rumine, et je regarde. Mon imaginaire me tient lieu d'herbe. Je broute de grands morceaux de rêve, et j'examine le vide avec patience. Ensuite, quand la porte du wagon de queue disparait dans une brève nuée de brume, je reste là, posée sur le ballast. Il y a de la tourmente, après le passage d'un train : le bruit des roues sur le métal des rails, le vent vif qui s'engouffre derrière le convoi, puis toutes ces sensations qui s'évanouissent ensemble, laissant place à un drôle de silence. Mais je ne pleure pas. C'est bon d'être enfin seule, livrée à moi-même, fuyarde et abandonnée.

En hiver, je sors de temps en temps sans mes apparats habituels. J'enfile un jean trop large, je ne me maquille pas mais j'attache mes cheveux. Je vais dans les mêmes endroits, croise les mêmes hommes, mais bien moins réagissent, leur cervicales se tiennent tranquilles. C'est comme si j'étais là incognito, fausse star bêtement affublée d'une paire de lunettes de soleil. En rentrant chez moi, je me demande à quel moment j'usurpe : belle ou naturelle ? Peu importe, puisque les hommes sont idiots et qu'ils ont autant de discernement que les cochons d'Inde.

Pourtant, je suis mariée. Certaines fois, même, je travaille, mais ce n'est pas très utile, et je n'ai pas de vie à gagner. Il l'a déjà gagnée, ma vie. Malgré tout, je crois que je l'aime. Il a quelque chose de très profond qui m'attache. Comme si la chèvre de M. Seguin avait hésité à partir, et finalement préféré la sécurité du clos à l'herbe goûteuse des montagnes. Alors je suis restée. Et pour prendre la fuite, j'ai toujours le ballast.

Ce week-end nous allons chez des amis. De très bons amis. Nous passons d'agréables moments, ils ont une conversation suave et distincte, et avec eux mon encombrant monde intérieur se dissipe, parfois presque totalement. Nous parlons, buvons, rions, parlons encore et encore, jusqu'à se gorger de soleil levant. Puis nous nous couchons, ivres et harmonieux. Souvent, elle et moi avons de longues discussions en tête à tête. D'autres fois, nous parlons tous en même temps, bruyamment. Il apparait presque toujours que nous nous ressemblons. Mais cette similitude s'inverse avec le sexe. C'est à dire que cet homme a des choses en commun avec moi. Pas toutes, bien sûr, mais il y a là quelque chose de difficile à définir : la même conjugaison infantile de rêves brisés, d'échine courbée à contrecœur et d'imagination insatiable. Et le sentiment persistant de n'être pas celui ou celle que les autres croient voir. De l'autre côté, mon mari et cette femme parlent une langue commune : celle des vrais adultes qui ne font plus le dos rond depuis qu'ils ont plié sous le poids du raisonnable. Comme si une sagesse de bon aloi faisait désormais partie d'eux. Je ne les envie pas. Car notre sentiment d'usurper est certes gênant, notre exaltation importune, mais notre vie intérieure mille fois plus riche et vibrante que ce bon sens affiché et cette misérable tempérance.

Nous y sommes. Il est tard et déjà la nuit va, tambour battant, nous entraîne dans des discussions éthyliques où chacun se livre. Il me parle de son enfance. De ce malaise sourd qui le prend quand il se réveille après un rêve où il avait six ans, de ce trouble qui le tient toute la journée dans un éveil de cocaïnomane, et du désespoir de la perte de cette innocence-là. J'entends très bien, et, comme souvent, ses mots résonnent en moi, mais je n'y peux rien : l'extériorité et l'alcool font que rapidement je décroche, saute du train et me retrouve sur le ballast. A peine deux wagons plus tard, je remonte et suis contrainte d'acquiescer alors que je ne sais plus de quoi il est question.

A un moment, les autres, mon mari et la femme, décident qu'ils sont fatigués et vont dormir. La campagne blanchit déjà, lorsque nous décidons d'aller marcher dans le lever de soleil. La marche agit sur moi comme un passage à niveau, et bloque le cheminement des trains, réduisant les risques d'échappées belles en ballast fantasmatique. J'en profite. Mes sens sont comme aiguisés à la lame d'une clarté pure. Mon cœur, mal habitué à me sentir si leste, est gauche et engourdi dans ma poitrine. Je suis vivante et je souris. Son regard à lui est juste serein.

Nous marchons longtemps sur un chemin de campagne. Dans les champs, l'attraction de la rosée me pousse à retirer mes chaussures pour fouler l'herbe menue. Tel un enfant, il me conduit dans son « coin secret ». Au détour d'un chemin, il faut franchir un ruisseau, et plus loin, il y a un grand trou. Comme l'entrée d'un terrier à taille humaine. Agile, il se glisse à l'intérieur. Il nous faut ramper à même la terre battue, avancer à quatre pattes durant quelques mètres encore, avant de voir le jour, de l'autre côté. Ça monte curieusement avant de déboucher à l'air libre. La sortie ressemble elle aussi à l'issue d'un terrier géant. Il se dégage le premier, puis me tend une main que je saisis à peine.

Le terrain est très pentu ; la mer, devant. Rien de tout cela n'est possible, mais je n'ai que faire de ces conventions-là. Cette pente est entièrement couverte de végétaux étranges. Il s'agit de tiges d'un vert fade, épaisses comme le pouce d'un obèse, ramollies par une langueur crasse, et qui jonchent le sol dans un enchevêtrement bizarre. C'est presque un entrelacs de serpents, un fouillis de lianes ayant leur vie propre. Cette végétation m'angoisse soudain, je me sens comme Blanche Neige effrayée dans sa forêt d'arbres malveillants. L'homme me regarde, mais je ne soutiens plus la lumière de ses yeux. Même la mer est ambigüe. Elle se montre puis se cache, elle est violette, grise et incertaine. Il règne une ambiance de sombres méfaits.

C'est alors que j'entrevois une bête. En premier lieu, j'ai peine à croire que c'est un animal. Je cherche du regard ce qui pourrait expliquer la présence d'une forme aussi abjecte ici. Mais les lianes vivantes et flasques s'étirent à perte de vue. Il n'y  a de place que pour ce type de plante, la terre au sol qui semble battue, invivable, et cette mer équivoque. Ce n'est ni un rongeur ni un poisson, mais un peu des deux. C'est assez plat, allongé comme une truite, poilu comme un rat et pourvu de pattes, qui, comme celles d'un lézard, permettent de ramper. La tête forme un triangle à l'avant, et les deux yeux sont du même côté du poisson, vers le haut, bien sûr. La queue ressemble à celle d'un brochet velu. C'est tout simplement ignoble. Ça grouille sous les buissons ligneux. L'homme me dit qu'il s'agit d'une druime.

Il me regarde en souriant, comme s'il était fier de me montrer cet endroit vicié et ces animaux lamentables. J'ai honte et mon cœur tangue. Mal à l'aise, je le regarde remonter la pente, passer à côté du trou. Tout autour de l'entrée, la végétation a été taillée court, presque au ras du sol. Un peu plus haut, il marche sur une druime qui couine et dévale la pente dans ma direction. Elle rebondit, s'agrippe comme elle peut à ce qu'il reste de fourrés, et atterrit sur mon ventre. Son contact chaud, mou et humide, assorti à la peur qui s'accroche à chacune de mes veines, me plonge dans une colère noire. Je ramasse la druime à mes pieds et la jette violemment vers l'homme qui rit un peu plus haut. Elle s'écrase contre sa poitrine dans un bruit de viande crue, et macule de sang son t-shirt blanc. Puis je m'engouffre dans le trou, persuadée d'être suivie par ces immondes bestioles qui me dégoûtent et m'épouvantent. Je rampe, étouffe, panique, puis finis pas obtenir du tunnel qu'il arrive à son terme et me laisse, en sueur et hagarde, retrouver la couleur du vrai ciel. Je tombe allongée dans l'herbe, le nez dans les nuages. Le soleil est déjà haut dans le ciel.

Peu à peu mon tempo intérieur s'adoucit, et je reprends pied. Je perçois le sifflement d'un train dans le lointain. Je me relève doucement, me tiens accroupie longtemps, caressant l'herbe drue et profitant du vent qui me fait frissonner. Je l'entends qui sort de son terrier et s'approche. Je me mets debout. L'instant d'après il est contre moi. Je sens son sexe contre mes fesses, et sa langue qui vient lécher ma nuque. C'est comme une drogue dont le plaisir mauvais m'envahit. Le désir fait remonter mon estomac dans ma poitrine, et, l'espace d'un instant, je crains d'en mourir.

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