De la nécessité d'agir

leeman

commentaire de la seconde maxime cartésienne, présente dans le Discours de la méthode, troisième partie ; numérotage des lignes selon l'édition GF.

Tout au long de notre vie, à savoir tout au long de la construction de notre existence, il n'est pas rare que certains moments nous paraissent euphoriques, tandis que d'autres se présentent à nous comme profondément troubles, et difficiles à surmonter. Et si certains de ces moments sont assez brefs, d'autres comblent un temps long de plusieurs années. Il faut concevoir clairement que le Discours de la méthode traduit le parcours intellectuel de Descartes, autant que la force déstabilisante qui le provoque : le doute. Même si le Discours retrace avant tout « l'histoire de [son] esprit », il est également le texte dans lequel Descartes se livre véritablement au lecteur. Publié en 1637, comme préface à trois autres textes au contenu scientifique, le Discours de la méthode dévoile la véritable personnalité du philosophe. L'œuvre est divisée en six parties, dans lesquelles Descartes expose ce qu'il pense présentement du monde et de lui-même. Dans la troisième partie, de laquelle notre texte à étudier est extrait, le philosophe narre quelles sont les maximes qu'il s'est forcé de respecter, en vue de pouvoir agir a minima convenablement. En effet, sans ces maximes, c'est la quête perpétuelle vers le certain qui domine, et l'action n'a jamais de raison d'être prise en considération. Car la vie pratique se plie à l'opinion autant qu'à la probabilité, choses que souhaite rejeter Descartes du point de vue théorique. Ainsi, dans notre texte à étudier, il est question de la seconde maxime cartésienne, celle qui présente la nécessité de l'action, et donc la nécessité d'adhérer au probable en dépit du certain. La vie pratique pose ce grand problème, auquel Descartes tentera, dans le texte en question, de trouver une solution. De cette manière, il nous semble amplement légitime de nous poser cette question : comment mener une existence assurée tout en étant contraint aux forces du douteux et du probable ? Pour y répondre, nous tenterons de montrer avant tout comment Descartes se considère comme un voyageur perdu, et pour quelles raisons il trouve acceptable d'accorder sa créance en quelque chose de probable. Suite à quoi nous expliquerons pourquoi le fait de se persuader du probable comme étant certain peut mener à une vie « paisible », en évitant ainsi toute forme de regret.

La vie pratique témoigne inexorablement d'un besoin d'agir, et le philosophe souligne cet aspect, l'action nous prive hélas de temps. C'est ainsi que cette seconde maxime cartésienne se présente à nous comme un second commandement pour une vie morale et pratique. Cette morale, Descartes la nomme « par provision », ce qui signifie qu'elle est une morale qui permet de combler les lacunes ressenties par ce besoin d'agir. Elle est par provision, puisqu'elle est là, proposée par le philosophe « en attendant » de trouver une morale bien plus stable, avec comme fondement la certitude. Cette seconde maxime témoigne ainsi de la véritable volonté de Descartes, puisqu'il s'impose « d'être le plus ferme et le plus résolu en [s]es actions qu'[il] le pourrai[t] » (lignes 1/2). Une fois cette fermeté imposée, le philosophe se sent désormais apte à prendre une décision, d'une manière plus ou moins stricte, mais qui déjà le fait s'éloigner quelque peu du doute et de l'irrésolution. Il est ici nécessaire d'agir, autant que de trouver de quoi montrer une certaine conviction dans les choix que chacun fait dans sa vie pratique. La résolution et la fermeté semblent donc être des modulations de l'esprit, ou du cœur, dans lesquelles une puissante vague vient se propager en nous pour nous insuffler la force d'agir. Être ferme, et résolu dans ses actions, c'est être capable de faire un choix. Les deux termes ainsi se rapprochent en ce sens qu'ils soulignent tout deux combien la volonté de Descartes se combine à la capacité de faire un choix. Cette volonté permet de cette manière de faire preuve d'une certaine assurance au sujet du probable, qui n'a pas cessé de nous poser problème, de nous causer doutes et remises en question. Et cette assurance doit mener aux multiples décisions que nous devront faire à l'avenir. Sans ces modulations de l'esprit, la volonté est loin d'offrir à l'homme tout son profond potentiel, et il nous est impossible de faire un choix. Se comporter de manière résolue et ferme dans chaque action que l'on entreprend revient à faire preuve de volonté et d'action. De plus, nous avons déjà mentionné combien l'irrésolution pose problème à l'existence, car être irrésolu c'est s'enfermer dans le non-choix, dans le fait même de ne pas être capable de choisir, car nous sommes faibles. Cette seconde maxime est un commandement dans lequel Descartes souhaite réellement ne pas être irrésolu, c'est-à-dire en position de doute concernant les choses, ou même concernant les choix qu'il pourrait avoir à faire à leur propos. L'objectif de cette morale par provision est d'être assuré dans la vie pratique, de ne plus être déstabilisé. Le conditionnel utilisé par le philosophe : « […] que je pourrais » (ligne 2) souligne la capacité qui l'habite ; c'est-à-dire que Descartes souhaite peut-être se prouver à lui-même qu'il possède la potentialité en matière d'agir, et que sa volonté reste inébranlable, qu'elle est capable de l'emporter loin dans le torrent de la vie. Savoir faire un choix n'est pas chose aisée, puisque trancher entre deux choses, c'est favoriser l'une en dépit de l'autre. Là intervient la seconde maxime, car sans elle, le philosophe demeurerait dans l'irrésolution, incapable de prendre quelconque décision. Cette maxime est donc fondamentale pour l'action, et il apparaît presque que, sans elle, la volonté d'agir est nulle, tout autant que la capacité à faire un choix. Pour faire un choix, il nous faut la force du vouloir, c'est presque comme s'il se répandait à la manière dont nous le décrit Lucrèce. La volonté transcrit ici comme un rapport entre soi-même et le monde, et c'est elle qui nous permet d'avancer, après avoir tranché entre les options. Il faut, de plus, vouloir être ferme et résolu. C'est un commandement qui pousse Descartes à ne pas être dans la lâcheté. Quelqu'un qui n'est ni ferme, ni résolu, ne sera jamais capable de faire un choix. Cela nous prouve d'ailleurs que la volonté et la conviction nous permettent d'éviter le doute, puisqu'il faut nécessairement choisir, et ne pas demeurer douteux quant à notre décision. La volonté nous élève au-delà du doute, pour nous faire avancer plus sereinement dans notre vie. Si nous ne faisons aucun choix, il nous est impossible de mener quelconque vie.

Il est primordial de noter combien les nécessités de la vie nous arrachent à nos entreprises théoriques. La vie théorique ne fonctionne pas comme la vie pratique, et le philosophe nous explique qu'il lui faut « suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsqu'[il] [s]'y serai[t] une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées » (lignes 3 à 5). Le point de vue est ici fondamentalement différent, ce qui donc implique une considération différente. Ce qui doit primer dans la théorie, c'est le certain. Cela semble être la même chose pour la vie pratique, mais à en constater l'élaboration de la morale par provision et des quatre maximes cartésiennes, on comprend bien que le certain ne peut pas être trouvé aussi rapidement. Ce n'est pour autant pas une morale définitive ou absolue. Pour le philosophe, il ne semble pas y avoir spontanément de certitude saisissable dans notre vie pratique : il faut alors considérer plus amplement le probable. Pourquoi ? Parce qu'il apparaît difficile et long d'établir ou de trouver des certitudes dans notre vie pratique. En attendant, Descartes juge bon d'accorder sa créance et son jugement dans les choses probables ; c'est-à-dire dans les opinions, lesquelles permettent d'agir, peut-être même de penser, en tous cas dans l'immédiat. On dénote donc un nouveau passage qui se crée, puisqu'il est explicitement conté qu'il faut accepter les opinions, mais aussi qu'il est bon de les considérer comme étant certaines. On trouve donc, dans la morale par provision, une nécessité de considérer le probable comme étant certain, et cette considération seule permettra d'agir d'une manière assurée. Le douteux devient certain, puisque, comme nous l'avons souligné, les nécessités de la vie pratique sont bien différentes de celles de la vie théorique. Descartes considère en vérité le douteux et le probable comme incertains du point de vue théorique ou du point de vue de la connaissance. Mais les deux, à savoir le doute et la probabilité, doivent être pris comme certains dans notre vie pratique, et ce devoir, qui finalement se lie à la nécessité, ne fait que mettre en lumière que « l'action est urgente » (Discours de la méthode, édition GF, page 57, note 1). Nous n'avons pas le temps d'élaborer, dans l'immédiat, une morale qui prenne en compte les certitudes (métaphysiques).

La suite du texte nous fait part d'une image utilisée par le philosophe : il se compare en effet à des promeneurs/voyageurs, perdus dans une forêt. Citons le philosophe : « Imitant en cela les voyageurs qui, se trouvant égarés en pleine forêt, ne doivent pas errer en tournoyant, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre » (lignes 5 à 8) ; que nous explique-t-il ici ? Cette image est très intéressante, car elle permet d'illustrer dans une double mesure, d'une manière redondante. En effet, elle illustre d'abord la situation du philosophe lui-même, lorsqu'il devait agir d'une manière spontanée et hâtive. Elle illustre aussi dans quelle situation le philosophe serait resté s'il n'avait pas considéré le probable comme étant certain. C'est donc qu'être perdu dans cette forêt s'apparente au fait d'être perdu dans la précipitation, et de tourner en rond, lorsqu'il s'agir de choisir. Si nous restons dans le doute, et si nous ne choisissons pas, nous ne faisons guère autre chose que nous poser trop de questions, de douter. La première illustration nous permet de dire la chose suivante : puisque la vie pratique incite d'agir rapidement, et puisque le fait d'agir vite mène parfois à la précipitation, alors la vie pratique est bien souvent malmenée. C'est en tout cas ce que le philosophe explique en montrant combien l'égarement est dû au doute, et à l'incertitude, à propos des choix devant être faits. La seconde illustration nous permet de dire la chose suivante : les voyageurs subissent le même sort que l'homme irrésolu. C'est-à-dire que la situation d'errance est due à l'absence de volonté, et au fait que les voyageurs ne savent pas prendre une décision et s'en tenir à elle. D'où l'importance de cette maxime, puisqu'être aussi ferme et résolu dans nos actions nous permet de trouver un chemin, et surtout de le suivre, autrement dit de ne pas flancher, ni de rebrousser chemin. C'est dans les lignes qui suivent que Descartes désire nous prouver qu'il est possible de trouver une voie dans le probable, en tant qu'il est considéré comme certain. On reste égaré dans la vie pratique si l'on en reste au stade du probable envisagé comme le probable. Cela ne fait que témoigner de la nécessité de quitter le douteux ; évoluer dans la vie, se frayer un chemin, c'est être capable de transformer le probable en certitude. Et si l'on veut suivre un chemin d'une manière ferme, il faut aller tout droit, et le vouloir volontairement ; si nous ne le voulons pas, nous resterons au stade du doute, de l'hésitation. Et cette hésitation nous fera tourner en rond, tant dans une forêt que dans nos pensées : nous ne savons pas ou aller, ni comment agir. S'en aller ainsi, c'est partir hasardeusement, c'est en quelque sorte se perdre, car on ne fait pas confiance au chemin que l'on a choisi, on ne fait pas non plus confiance, alors il nous est impossible de trouver quelconque stabilité. Nous n'avançons jamais réellement, nous ne sommes que perdus, égarés, et lâches du fait de notre irrésolution. Il n'existe ainsi pas de chemin fixe dans le probable ; il n'existe qu'un chemin dans lequel on ne sait pas toujours ou l'on va en le suivant, mais il faut malgré tout le suivre. Ne suivre aucun chemin, c'est se condamner à l'inaction totale : on demeure, comme le dit Descartes, dans l'égarement. Et rester dans l'égarement, c'est « errer en tournoyant, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre » (lignes 7/8), c'est aussi ne pas franchir le pas des besoins de la vie pratique.

Or, si l'on suit la maxime que Descartes s'est imposé à lui-même, et qu'on considère le probable comme étant certain, alors on devient assuré, on devient « ferme » et « résolu », et cela nous pousse à « marcher toujours le plus droit […] vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons » (lignes 9 à 11). Penser le probable comme étant certain mène à agir fermement et résolument dans nos actions, sans être foudroyé par le doute. La certitude ainsi gagnée doit devenir aussi intangible que possible ; si elle devenait tangible, le doute s'imposerait à nouveau, faisant ainsi rebrousser chemin les voyageurs et le philosophe. Les faibles raisons dont il est ici question doivent être esquivées, voire affrontées, pour ainsi se prouver à nous-mêmes que nous sommes régis par les certitudes. Qu'importe la cause qui a pu faire marcher les hommes vers telle ou telle direction, ils doivent subsister résolus et fermes dans la direction de leur périple. Comme le dit Descartes, concernant le chemin : « encore que ce n'ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir » (lignes 11 à 13), une direction n'est pas nécessairement déterminée par la volonté, mais elle peut apparemment aussi l'être par le hasard, cela n'a que peu d'importance. Descartes tend à montrer, de plus, que le plus important n'est pas forcément dans la cause ou le motif qui nous a fait aller ici ou là, mais dans la volonté qui nous permet de maintenir la direction de ce chemin. L'existence pratique doit être gouvernée par la volonté et par la certitude, toutes deux nécessitant d'être intangibles. Le probable ne doit pas être un frein. S'il est un frein à notre existence, alors il est impossible d'établir quelconque morale, ni d'agir de quelconque façon. Mais la morale que souhaite établir le philosophe est une morale qui transforme le probable en une certitude. Ainsi poursuivre le chemin que nous nous sommes imposés, car qu'il s'agisse du hasard ou de notre volonté, si les voyageurs « ne vont justement où ils le désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part, où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d'une forêt »(lignes 13 à 16). Descartes souligne qu'au-delà des conséquences et des circonstances, il faut continuer à être ferme et résolu. Les voyageurs et le philosophe ne savent pas ou débouchera le chemin ; ce qui est capital est de ne pas flancher, et de maintenir alors notre force et notre volonté, ou plutôt la force de la volonté, pour ainsi ne pas changer de chemin. Maintenir notre volonté permet au moins d'arriver quelque part. Et si jamais notre volonté et notre décision ne sont pas maintenues, nous n'arriverons jamais quelque part, et nous ne ferons que tourner en rond, qu'il s'agisse de la forêt pour les voyageurs, ou des lieux de l'existence pour l'homme/philosophe. S'affranchir du doute revient à mener sa vie avec assurance et hardiesse. Et qu'importe l'issue de notre vie, c'est la volonté qui prime, et qui doit absolument rester inflexible. Il est nécessaire de maintenir la volonté fougueuse et active, car elle nous permet de transformer le douteux et le probable, de quitter le palier de l'incertitude et de l'irrésolution. Des maux qui, aux yeux de Descartes, engendrent l'égarement. Par les mots du philosophe, les voyageurs doivent être poussés par la volonté, et non par l'incertitude. S'ils restaient dans l'incertitude, chacun d'eux demeurerait dans la forêt. À l'inverse, s'ils suivent tous leur volonté, et la certitude qui les anime désormais, « ils arriveront au moins à la fin quelque part, ou vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d'une forêt » (lignes 14 à 16). C'est-à-dire que, peu importe la cause, peu importe l'issue du chemin, il vaut mieux, aux yeux du philosophe, suivre sa volonté d'une manière intangible et ainsi se laisser guider par une force intérieure qui nous guide quelque part, nous faisant alors progresser, tant géographiquement qu'existentiellement.

Nous avons ici tenté de témoigner des difficultés causées par la vie, notamment concernant le chemin qu'il nous faudrait emprunter pour marcher assurément. L'existence est à façonner, et la vie pratique nous réclame sans cesse d'agir.

L'existence est à façonner perpétuellement. Et il est dans notre pouvoir de faire les choix qui nous plaisent, puisque choisir, c'est agir. Or, nous avons à maintes reprises souligné combien l'action relevait de l'urgence chez Descartes. La nécessité de l'action est immédiate : « Et ainsi, les actions de la vie ne souffrant souvent aucun délai, c'est une vérité très certaine que lorsqu'il n'est pas en notre pouvoir de discerner les plus vraies opinions, nous devons suivre les plus probables » (lignes 16 à 20). Ces mots que le philosophe emploie reflètent que l'action ne réclame pas les mêmes besoins et nécessités que la théorie. Dans cette dernière, nous devons vouloir le certain. Mais lorsqu'il est question de notre vie pratique, nous n'avons guère le temps de vouloir le certain, même de le trouver. Car c'est que l'action nous sollicite à chaque instant, et qu'il nous faut faire des choix dans toutes circonstances. Quelle solution Descartes nous propose-t-il ? Elle consiste à faire confiance au probable, d'une manière provisoire, c'est-à-dire en attendant de trouver les certitudes les plus fondées. Nous le savons c'est une morale par provision. Nous sommes donc immensément pris par ces nécessités de la vie pratique, et le doute nous trouble lorsque l'on souhaite agir spontanément ; car le doute pour Descartes consiste à remettre en cause le probable, celui que nous nous sommes efforcés de suivre en le considérant comme certain. Il y a donc un paradoxe. Le probable est une contrainte inéluctable, mais il nous faut lui accorder notre créance en vue d'agir « normalement ». Comment faire confiance en quelque chose qui, existentiellement, nous freine dans l'édifice de notre vie ? La vérité certaine ici énoncée par Descartes : « c'est une vérité très certaine que lorsqu'il n'est pas en notre pouvoir de discerner les plus vraies opinions, nous devons suivre les plus probables » (lignes 17 à 20) vient encore plus mettre en lumière la nécessité de l'action ; nécessité qui d'ailleurs demeure constante, et qui incite à faire un choix dans l'immédiat, sans que nous puissions, comme Descartes l'aurait sûrement voulu, discerner le vrai d'avec le faux. Car en effet le discernement doit être le fruit de la mise en mouvement de notre critique. Or comme le souligne le philosophe, l'action nous dérobe à cette fonction, puisqu'elle fonde un besoin permanent et présent. Nous le disions, l'action se présente perpétuellement comme une contrainte pour un esprit tel que celui de Descartes ; ce derniersouhaite en réalité de trouver une certitude. En effet, la contrainte implique une réduction drastique des choix possibles ; et sans doute aurait-il pu agir en régime de certitude. Mais il ne peut pas pleinement s'affirmer face aux nécessités du monde pratique. Nous n'avons pas encore le pouvoir de distinguer le vrai du faux, ou d'éclaircir les choses. La volonté de construire ainsi la voie vers la vie pratique témoigne, chez Descartes, d'une méthode rigoureuse.

Poursuivons dans notre analyse : « et même, qu'encore que (..) qui nous y fait déterminer se trouve telle » (lignes 20 à 27). Comment interpréter cette phrase ? Il nous est apparu spontanément que, le probable étant bien moins fiable que le certain, il est assez difficile d'avoir des idées claires et distinctes à partir du probable. Le probable nous induit originellement en erreur ; mais hélas, nous devons faire avec, puisqu'il nous faut agir. Ainsi, le probable étant moins fiable que le certain, il nous paraît plus ardu de trouver ce qui différencie chaque opinion probable d'une autre qui lui est similaire. À l'inverse, une certitude sera à la fois claire et distincte ; elle sera donc plus aisément perceptible, en tant qu'elle sera définie, « cadrée ». Faire confiance au probable comme probable revient à se noyer dans les idées obscures et les idées confuses. C'est ce que le philosophe souhaite à tout prix éviter, et nous le voyons à travers les lignes suivantes. Alors, le probable ne doit plus être pris comme probable, mais être perçu comme une certitude. Car, en effet, nous ne pouvons pas accorder notre créance en toutes les probabilités qui existent, aussi confuses soient-elles. Il nous faut bien quelque chose de stable qui puisse nous permettre d'agir sans être dans le flou. Cette stabilité paraît ici résider dans le passage de notre considération du douteux vers le certain. Si nous considérons le douteux comme certain, alors nous pouvons plus facilement être actifs, avoir une vie active et pratique désormais fondée. En outre, il nous est possible d'exister, car le douteux pris comme certain n'implique non plus une contrainte, mais à nouveau la possibilité de choix. Les opinions ne doivent être les victimes de nos rejets : il nous faut les accepter, les intégrer, et les considérer autrement, comme si elles étaient des certitudes. Il ne faut pas seulement les tolérer, auquel cas il serait bien difficile de mener une vie. D'un point de vue moral et pratique, il est fondamental de s'affranchir de cette contrainte, et d'avancer maintenant en régime de certitude, même, et nous disons presque surtout, dans notre vie pratique. Il est, de plus, énoncé qu'il y a une raison certaine qui nous pousse à nous concentrer sur telle ou telle opinion probable pour la considérer comme certaine. La raison en question, qui désigne en réalité le motif de ce passage et de cette considération, se fonde sur cette vérité très certaine de suivre les opinions probables lorsque notre pouvoir est inefficace. Ce motif certain mène de ce fait à une opinion certaine, claire, et distincte, qui permet l'action autant que le choix ; qui permet en somme la stabilité dans notre quotidien. La façon dont nous pouvons avancer dans la vie devient plus claire. Ainsi agir implique à la fois de s'élancer dans le monde, et de se vouer aux choses probables. Difficile de se confronter aux choses et de se convaincre que le probable est certain. Mais il nous faut bien répondre aux appels de la vie pratique, et la morale par provision est un outil qui nous permet de réparer ce problème posé par la spéculation de Descartes et la vie, posé par le douteux qui nous trouble tous, le douteux qui nous contraint.

L'action désormais fondée sur le probable pris comme certain permet à Descartes de se « délivrer de tous les repentirs et les remords » (lignes 28). Avant d'aller plus loin, que désigne le philosophe à travers le repentir et le remords ? La note 1 de l'édition GF citée plus haut page 1 nous apprend que les deux mots sont définis par Descartes dans les Passions de l'âme ; le repentir est défini comme étant la « tristesse résultant de la conscience d'avoir mal agi » (articles 63 et 191) tandis que le remords est défini comme étant la « tristesse résultant du doute relatif à la bonté d'une action qu'on a accomplie » (article 177). Considérer ainsi le douteux comme certain semble permettre d'éviter le repentir et le remords. Il nous paraît en vérité assez logique d'éprouver telles passions si l'on ne fait qu'agir en régime de probabilité, et non en régime de certitude. La nécessité du passage du probable au certain est ici doublement importante. D'abord car il nous faut agir dans l'immédiat, ce constamment, et qu'on ne peut pas agir si l'on demeure dans le probable, car comme nous l'avons souligné, le probable témoigne des idées obscures et confuses. Mais aussi parce qu'il nous faut éviter quelconque forme de regret, de troubles qui sauraient nous faire douter quant à nos propres décisions et actions. Or il ne semble y avoir, aux yeux de Descartes, que le probable pour nous faire regretter. Autrement dit, seul le probable sait nous faire flancher, seul le probable sait nous évoquer cette question : « ai-je bien agi ? ». Pour ne pas regretter, il faut alors selon le certain. Les repentirs et les remords « ont coutume d'agiter les consciences de ces esprits faibles et chancelants » (lignes 28 à 30) ; des esprits qui, donc, se laissent guider par le probable, et demeurent ainsi envahis par les repentirs et les remords. Nous souhaitons cependant souligner ici un élément qui nous paraît être un paradoxe. En effet, Descartes qualifie-t-il ces esprits de la sorte, mais si l'on se rattache aux lignes précédentes, ainsi qu'à tout ce que nous avons pu dire à leur propos, nous pourrions également qualifier l'esprit de Descartes comme étant chancelant. Et cela parce qu'il est obligé de se plier aux nécessité de l'action, à sa vie pratique, et de considérer le probable comme étant certain, comme étant le pilier même de la certitude. Le philosophe est chancelant face aux besoin quotidiens, à la hâte que demande l'instantanéité de l'action. Descartes se trouve alors déstabilisé. Ce qui tend à souligner cela, c'est la morale par provision qu'il y aura établi, pour combler les lacunes de l'existence pratique et sa peur de l'irrésolution. À partir de cette morale, Descartes s'est imposé quatre maximes à lui-même, dont nous avons tâché ici de décrire en quoi consistait la seconde. Mais pourquoi la morale va-t-elle dans le sens du paradoxe que nous avons énoncé ? La réponse n'est pas bien difficile : son principe n'est pas d'être une morale définitive. Elle est une morale en attendant, autrement dit, une « morale de secours », qui répond aux nombreux besoins de l'action. Ainsi, si ce paradoxe est « vrai », alors cette formulation « les repentirs et les remords [ont] coutume d'agiter les consciences de ces esprits faibles et chancelants » (lignes 28 à 30) fonde en réalité comme un reproche du philosophe à lui-même autant qu'à d'autres. Le possible pris comme tel mène alors au regret des actions que nous avons faites. Enfin, ces esprits « se laissent aller inconstamment à pratiquer comme bonnes les choses qu'ils jugent après être mauvaises » (lignes 30 à 32). Cette prise de conscience est le fruit du regret ; l'impression d'avoir mal agi, c'est-à-dire le repentir autant que le remords, s'imposent à nous si nous agissons en régime de probabilité. A contrario, et nous l'avons amplement souligné, si l'on transforme le probable sur lequel on se sera concentré, et qu'on l'amène au statut de certitude, alors il nous est possible d'être plus assuré dans notre marche que si seule la probabilité nous guidait. Cette dernière phrase est donc un reproche à ces faibles esprits ; faiblesse que Descartes désire ardemment esquiver, en suivant à la lettre les maximes qui jusqu'alors commanderont sa vie. Morale par provision, mais morale qui, au moins, évite au philosophe d'être épris par les passions du regret.


Le monde est virulent, parce qu'il nous impose l'action, parce qu'il nous force à faire des choix. Nous avons vu combien l'existence doit être menée d'une main de fer ; mais main qui est souple, pour pouvoir accepter toutes les complications que cela engendre. Faire un choix, c'est suivre la morale par provision, autrement dit suivre une maxime qui accorde l'importance à la vie pratique. La théorie est ici mise de côté, pour offrir toute sa place à la pratique. Malgré son lien très fort avec le douteux, Descartes a su nous prouver que le douteux pouvait devenir certitude. Problème pour autant, car cette contrainte ne nous rend pas la tâche aisée. Mener sa vie ainsi selon les quatre maximes cartésiennes relève d'un effort profond, mais que l'homme doit être capable d'être en mesure de pratiquer, surtout s'il veut espérer un jour trouver les certitudes les plus certaines. Quoiqu'il en soit, il n'en ressort pas que du négatif, puisque c'est dans la volonté du philosophe de nous prouver combien même le probable peut devenir une certitude de secours, et donc qu'il y a une action possible, malgré le doute permanent. Nous l'avons bel et bien précisé, ce qu'il nous faut éviter le plus possible, c'est l'irrésolution. Ne pas choisir est impensable ; choisir est nécessaire. Il faut pouvoir être en mesure de trancher parmi les choses de la vie.

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