De l'art ou du cochon
Fabien Dumaitre
La nuit était particulièrement claire en ce 24 octobre. Un doux et chaud vent venu du sud balayait les rues bondées de touristes de la belle et grande capitale de l’art, de la mode, du luxe et de la culture. Paris ce soir-là était the place to be. Toute la jetset s’était donnée rendez-vous sur le parvis de la Défense où venait de s’ouvrir la toute nouvelle galerie d’art Le coin des arts. Le talentueux Américain Irvin Blackwood avait le privilège d’être le premier artiste à présenter son travail dans ce qui allait être sans aucun doute l’une des places importantes de l’art mondial. Les gens s’agglutinaient devant les portes de l’immense salle aux allures de bunker géant à la teinte grise et terne. Une banderole fixait en haut du bâtiment souhaitait la bienvenue à toute cette faune hystérique. On entendait jacasser de toute part.
Je pris Julie par la main et nous nous frayâmes un chemin parmi la foule. Arrivés devant l’entrée, un colosse noir comme l’ébène nous réclama les invitations. Je cherchai dans la poche de mon blouson et lui présentai les précieux sésames. Il nous regarda d’un œil sombre puis nous fit pénétrer dans la salle. La lumière était vive et les murs d’un blanc immaculé. La première chose qui me vint à l’esprit fut que les toiles étaient recouvertes de rideaux mais, quand je m’approchai du mur, je constatai avec un certain étonnement que le revêtement était constitué d’une sorte de papier rêche et granuleux. Je fus encore plus surpris au moment où je posai les yeux par terre de constater que le sol était revêtu du même matériau. Un homme à ma droite se mit à me parler d’un ton monocorde tout en contemplant au loin d’un air pensif :
- « Saviez-vous que le blanc est un mélange de toutes les couleurs qui existent ? » déclama-t-il de sa voix fade et sans saveur.
Fier de son entrée en matière, il se tourna vers moi et me tendit la main. Je fis de même. Il avait une poigne de fer et mes articulations en firent la triste expérience. Il avait le teint hâlé et des dents d’un blanc ivoirin. Son pantalon en toile était droit et bien taillé. Un petit veston vert foncé épousait son corps maigrichon et un foulard volumineux ceignait son cou long et frêle. Une fine moustache surlignait sa lèvre supérieure. J’étais absorbé par son regard ténébreux quand soudain il me lança avec curiosité :
- « Vous êtes… ? »
- « Oh, pardon ! Fabien…Balarme. Fabien Balarme. Enchanté ! Excusez-moi mais je n’ai pas bien saisi votre nom. »
- « Mais je ne vous l’ai pas donné. Je me nomme Marc-Henri de Vilan. Tout le plaisir est pour moi ! »
L’homme tourna la tête vers deux femmes qui discutaient à quelques pas de là. La première, une vieille aristocrate à la robe gris pâle et au chapeau frisant le ridicule, saoûlait d’un flot discontinu de paroles une magnifique créature aux longues jambes fines et à la chevelure noire tombant jusqu’aux omoplates. Elle portait une robe de soirée noire qui lui allait à ravir. Elle était juchée sur de hauts talons qui accentuaient la cambrure de ses reins. Le haut de sa robe, échancré, épousait parfaitement sa poitrine laissant apercevoir le sillon qui traçait la frontière entre ses deux seins fermes et de bonne tenue. Marc-Henri me dit sur un ton fier :
- « Et la superbe créature que vous voyez là-bas, c’est ma femme, Liz Beth. Elle est néo-zélandaise. Je l’ai connue lors d’un voyage à Auckland. »
Un instant, l’idée me vint à l’esprit que la femme qu’il désignait si fièrement était la vieille rombière au chapeau fantaisiste puis je me repris.
- « Ravissante. » lui dis-je sur un ton qui se voulait flatteur.
- « N’est-ce pas. Seul défaut…c’est une brouteuse d’herbe…elle est végétalienne. Enfin bon, chacun son truc. Je ne vous ai jamais vu dans les soirées. Vous venez d’où ? »
Je me retournai et cherchai du regard Julie partie à l’assaut de l’immense buffet qui trônait au centre de la salle. Je la localisai près de délicieux petits fours à discuter avec un jeune homme au style vestimentaire chargé. Je la pointai du doigt puis me ravisa. Cela ne se fait pas dans la haute bourgeoisie.
- « Vous voyez la petite blondinette là-bas ? C’est mon amie. Son père est PDG d’une grande boîte de cosmétique. »
Mon interlocuteur regarda Julie de la tête aux pieds puis me lança un clin d’œil complice. Soudain, quelqu’un le héla et il disparut, happé par la foule gesticulante. Je me retrouvai seul. Un peu gêné, je me mis à regarder autour de moi. Il n’y avait aucune fenêtre. En revanche, le toit de l’édifice était en verre. Dans la lueur de la lune, je crus détecter comme des formes humaines qui marchaient sur le toit du bâtiment. Cela m’intrigua quelques instants puis je repris mes esprits et m’approchai du buffet gargantuesque. Je regardai un moment tous les succulents petits fours puis mon estomac me rappela que je sortais d’une sévère gastro. J’eus un léger haut le cœur et détournai mon regard de toutes tentations gastronomiques. Une petite fille approcha en courant. Elle se saisit d’un petit cake et le portait à sa bouche quand une main lui fit lâcher prise.
- « Maeva, tu as mangé ma chérie. Alors pas de petits fours. La gourmandise est un vilain défaut. »
La fillette regarda celle qui était vraisemblablement sa mère aux vues des ressemblances morphologiques de leurs visages puis adopta un regard de chien battu. Nos regards se croisèrent un court instant puis elle s’éloigna à contre cœur. Soudain quelqu’un demanda le silence d’une voix forte et affirmée. C’était l’auteur de cette curieuse exposition en personne qui prit la parole.
- « Mes chers amis. Ce soir est un grand soir. Ma toute première création sur le sol Français et pas n’importe laquelle. Elle sera unique car c’est vous qui allez la créer à ma place même si j’en retirerai les honneurs. Mes amis, bon appétit ! »
Il eut un rire sonore assez désagréable puis se retira par l’unique porte restée ouverte. Les battants se refermèrent derrière lui nous laissant complètement coincés dans cette vaste salle avec juste un buffet géant comme décor. Tout le monde se regarda dubitatif puis les discussions reprirent leur cours.