Dé-rangeant

nat28

Nouvelle écrite dans le cadre des 24h de la nouvelle... événement auquel je n'ai pas pu participer faute d'avoir un blog :-(

            Il ouvrit un tiroir et se mit à le fouiller frénétiquement, sortant un à un tous les objets qui s'y étaient accumulé depuis... Trois ans, déjà ? Il essaya de les regrouper en faisant un tas sur un coin de meuble, pour pouvoir les remettre rapidement dans le tiroir, une fois son exploration terminé. Peine perdue : un porte-clés en plastique, un carnet, des élastiques, des crayons publicitaires et des tickets de cartes bleus, ça ne pouvait pas faire une pile bien stable. 

 

            Elle était assise derrière lui, dans le canapé convertible qui leur servait de lit depuis qu'ils avaient aménagé dans ce deux pièces, 36 mois plus tôt. Ils s'étaient promis de profiter des soldes pour s'acheter un vrai sommier et un matelas confortable qu'ils auraient installés dans l'espace qui aurait dû leur servir de chambre, et puis le temps avait passé sans que rien ne change. La seconde pièce de l'appartement était devenu un débarras, petit à petit, un carton après l'autre, et eux, ils squattaient le clic-clac, comme des étudiants.

 

            Elle ne disait rien. elle ne savait plus quoi dire. Elle n'avait plus rien à dire.

 

            Rien dans le tiroir. Il poussa le bric-à-brac d'un geste de la main dans la case qu'il venait d'explorer et il referma le meuble d'un geste sec. Toujours aucun commentaire de la part de la femme qui lui lança tout de même un regard chargé de haine. Même de dos, il pouvait sentir toute son agressivité, toute sa rancœur, tout son dégoût... 

 

            Il s'attaqua aux étagères où elle entassait des piles de bouquins. Il était persuadée qu'elle n'en avait pas lu la moitié, de ces chers livres, trop occupée à poster des selfies sur Instagram et à alimenter sa story... Quel intérêt ? Elle ne vivait pas sa vie, elle la mettait en scène, et ça, il ne le supportait plus.

 

            Il n'avait plus aucune patience, face à ses manies, et ce qu'il trouvait "mignon" quand il l'avait rencontrée était désormais agaçant au dernier degré.

 

            Rien non plus dans la bibliothèque. De guerre lasse, il se retourna vers elle et il se décida à lui parler.

"Tu n'aurais pas vu mon CD des Smashing Pumpkins par hasard ?"

"Pardon ?"

Elle était sorti du silence dans lequel elle s'était murée, mais le ton sec et cassant de sa voix ne présageait rien de bon.

"Tu sais, Oceania, le live..."

Elle le coupa dans sa phrase.

"J'en ai rien à foutre de ton CD."

Il resta sans voix : il ne l'avait jamais entendu parler d'une manière aussi vulgaire.

"Mais enfin, chérie..."

 

            Elle se leva d'un bond.

"Chérie ? Comment oses-tu m'appeler chérie ?"

"Mais calme-toi !"

Il avait haussé le ton, par réflexe, surpris et effrayé par les éclaires de haine qui lui lançaient ses yeux.

"Me calmer ? Tu me demandes de me calmer ? Alors comme ça, je devrais rester calme et t'aider à chercher ton putain de CD ? C'est sûr que c'est la priorité, là !"

Elle se pencha pour ramasser une basket au sol avant de lui secouer la chaussure sous le nez.

" Avant de t'inquiéter pour ton album perdu, tu ferais peut-être bien de commencer par récolter tout ce que tu laisses traîner par terre. T'as jamais appris à ranger ou quoi ? Je ne peux même pas passer l'aspirateur sans me casser le dos ! Je passe mon temps à me baisser pour dégager tes merdes du passage !"

"Eh ! T'insultes pas mes Air Max !"

 

            Elle se figea un instant avant d'éclater de rire.

"Sérieux ? Tu es en train de prendre la défense de tes chaussures ? Pauvre petite basket ! Ses chastes oreilles ne supportent pas les grossièretés ?"

Sa réaction lui tapait sur les nerfs : il n'y avait pas de quoi rire !

"Tu pourrais au moins rester polie !"

Elle éclata.

"Polie ? Tu veux que je reste polie ? Mais on a largement dépassé le stade de la politesse ! Tu devrais déjà être content que je ne te les balance pas à la gueule, tes pompes puantes ! Et puis qui porte des baskets après 30 ans ? Grandit un peu ! Ou rentre chez ta mère !"

"Eh, tu me parles pas comme ça !"

"Je te parle comme je veux !"

 

            Les poings serrés, elle fit volte-face pour éviter de le frapper. Elle se dirigea vers la porte d'entrée d'un pas décidé puis se ravisa. Elle se tourna à nouveau vers lui et lança froidement :

"Dégage d'ici."

"Pas de problème, je veux juste récupérer mon CD avant de partir !"

 

            Il reprit ses recherches dans les boites en carton qu'elle collectionnait compulsivement. Il y en avait au moins une trentaine ! Il n'arrivait pas à croire qu'il ait accepté de vivre dans un tel bazar pendant si longtemps. Il n'était au final pas si mécontent de le quitter.

 

            "Ton CD ? Il n'y a que ça qui te tracasse ?"

"Oui, j'y tiens !"

"Ah, ça, un disque, ça a de la valeur... Mais moi ? Nous ? On s'en fout de ça !"

"J'ai jamais dit ça !"

"C'est vrai ! Tu as juste dit que tu en avais assez et que tu préférais partir avant qu'on se déteste. Dommage ! C'est raté ! Je te déteste !"

Elle hurlait au milieu de leur petit salon, tremblante, le visage rougi et les yeux remplis de larmes.

 

            Lui, il la regardait sans rien dire. "Elle est complètement hystérique !" pensait-il, insensible à sa détresse. Il ne voulait tout simplement pas s'impliquer émotionnellement. Il ne le pouvait plus. Et, au fond de lui, il se sentait coupable. "Celui qui rompt se sent toujours mal" lui avait dit un de ses amis, quand il lui avait parlé de ses doutes sur son couple. D'un autre côté, il ne se sentait plus la force de continuer...

 

            Elle s'était jetée sur le canapé, roulée en boule, en sanglotant. Il faisait tout son possible pour ne pas tourner le regard vers elle. Il avait peur de craquer, d'aller vers elle et de lui dire "Pardon, tout est oublié !". Il était déjà tombé dans ce piège, il en connaissait les dangers. Il se remit à chercher son CD.

 

            "Il y a une autre fille, c'est ça ?"

Elle s'était redressée et la rage avait fait place au désespoir.

"N'importe quoi."

"Ne me prends pas pour une conne ! Et arrête de fouiller partout comme ça ! Bordel, on s'en fout de ce CD ! Tu fous 4 ans d'amour aux chiottes et le seul truc qui te préoccupe... T'es taré !"

Il se força à ne rien lui répondre.

"C'est dégueulasse."

Toujours aucune réaction.

"Tu sais quoi ? Je vais t'aider à le chercher, ton précieux album. Plus vite tu l'auras retrouvé, plus vite tu sortiras d'ici !"

 

            Elle bondit sur ses pieds et se mis à tout retourner dans la pièce, jetant au sol le moindre objet qui lui tombait sous la main.

"Arrête !" lui cria-t-il en constant le désastre.

"Non ! Non ! Non !" hurlait-elle en poursuivant sa folie destructrice.

"Tiens ! C'est à toi ça ! Et ça aussi !"  

Dès qu'elle trouvait un objet qui lui avait appartenu, elle le jetait violemment sur le sac de sport dans lequel il avait regroupé ses affaires.

"Arrête !" répétait-il, de plus en plus affolé.

 

            Elle se figea soudain avant de se retourner lentement vers lui. Elle tenait un disque entre ses mains. Oceania. Sa bouche se tordit en un horrible sourire. Il sentit un filet de sueur glaçé lui descendre dans le dos.

"Oh, ça alors, mais sur quoi je viens de tomber ?"

Elle ouvrit lentement la pochette en plastique et elle sortit le CD. Il était paralysé, incapable de faire un geste. Elle laissa tomber le boitier sur le sol et empoigna le disque à deux mains.

"Non..." murmura-t-il faiblement.

Elle prenait un malin plaisir à le torturer en pliant la galette en polycarbonate qui allait finir par céder sous la pression.  

"Non..." supplia-t-il.

Clac ! Le disque se brisa, en même temps qu'une digue métaphorique. il se laissa submerger par la haine. Alors comme ça, après avoir gâché leur histoire, elle osait briser un objet auquel il tenait plus qu'à la prunelle de ses yeux ? C'était le dernier cadeau que son père lui avait fait, avant de... Elle le savait ! Alors elle était mesquine à ce point là ?

 

            Il se jeta sur elle et lui arracha les morceaux de plastique des mains. Sans réfléchir, il se mit à la frapper avec, lui entaillant le visage, les bras, le cou...

 

            Elle s'écroula sur le sol. Elle se vidait de son sang à une vitesse incroyable, tandis qu'il restait là, au dessus d'elle, impuissant... Son regard se posait alternativement sur le CD brisé et souillé qu'il serrait encore entre ses doigts et sur cette femme qu'il avait aimé, un jour, et qui était en train d'agoniser au milieu de ce qui avait été leur salon. Elle s'agitait encore un peu en produisant d'horribles borborygmes, mais ça ne durerait pas.

 

            Il se laissa tomber lourdement sur le canapé, et il ferma les yeux, soudain étranger au monde qui l'entourait. Ce qui se passerait dans une minute, une heure, demain, l'année prochaine... Il s'en fichait. Il aurait voulu que le temps s'arrête, ici et maintenant.

 

            Ou alors revenir en arrière, de 5 petites minutes, quand son CD était encore entier et son ex-petite amie encore en vie...

 

            Mais c'était impossible.

 

            Il se mit à murmurer les premières notes de Quasar en se balançant lentement d'avant en arrière. Cette étrange berceuse l'apaisa, et, imperceptiblement, il se mit à devenir de plus en plus léger et de plus en plus transparent... Elle aussi sembler se fondre dans le sol, et quelques instants plus tard, ils avaient tous les deux disparus.

 

            Plus un bruit. Plus une trace. Plus personne. Plus rien.     

 

 

  

 

  • Vraiment excellent.
    En plus je suis une grande fan de l'Infinite Sadness des Pumpkins ;)
    Dommage que tu n'aies pu participer au concours.

    · Il y a environ 6 ans ·
    Max

    Max

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