D'Échéance
Stéphane Rougeot
Chapitre 1
La trentaine bien sonnée, Jean a tendance à devenir un célibataire de classe diamant. Ses conquêtes se succèdent très régulièrement, succombant à son charme indéniable. Puis il s'enfuit en hurlant, terrorisé par la monotonie de la routine qui ne manque pas de survenir dès le deuxième jour.
Relativisant avec son esprit vagabond, il ne se considère pas comme prêt. Le jour où il rencontrera celle qui lui est destinée, il est persuadé que tout lui apparaîtra différent, qu'aucun effort ne sera nécessaire.
Car voilà bien son principal défaut : il déteste la difficulté. Si les choses ne se passent pas en douceur, tout naturellement, c'est qu'elles ne doivent pas avoir lieu. Généralisant ce dogme, il ne cherche aucun emploi, avec un avantage non négligeable : il ne se plaint pas. Prendre ce qui vient, sans ressentir de manque pour ce qui n'arrive pas, voilà son credo. Il attend, sans pour autant s'ennuyer.
Confiant, il sait que son heure approche.
Une sonnerie retentit. Ce n'est pas encore son heure, il s'agit seulement de son voisin un peu dérangé qui agite fièrement une lettre qu'il a subtilisée dans la boîte éventrée de Jean.
À l'intérieur, une cousine, la vingtaine s'essoufflant, y a placé l'invitation pour un anniversaire qui se veut aussi une grosse promotion pour son premier rôle dans un long métrage. À en juger par l'ampleur de la fête, son cachet ne suffira pas à couvrir tous les frais, mais les apparences comptent plus que tout.
Le voisin, qui croyait dur comme sa tête qu'il s'agissait d'un rendez-vous galant, s'éloigne, dépité.
Jean affectionne de ce genre de soirée surtout pour les rencontres qu'elles occasionnent.
Il appartient à cette catégorie de personnes qui s'ennuient dès qu'elles sont seules. Préférant se qualifier d'hyperactif social, il ne s'offusque pas si quelqu'un le traite de dragueur. En effet, la gent féminine constitue le principal centre de ses intérêts, ce dont il ne se cache pas, préférant que les choses soient claires dès le départ, car il gagne ainsi un temps précieux.
Comme à son habitude, Jean arrive parmi les premiers. Il n'a pas mis longtemps pour rejoindre la banlieue ouest de la région parisienne. Tout en séchant sa chevelure noire de la pluie fine mais persistante qui enveloppe la ville depuis plusieurs jours, il se positionne stratégiquement vers l'entrée, dans l'unique but de filtrer ses proies potentielles. Les critères qu'il considère comme prioritaires sont principalement d'ordre physique, cependant il ne néglige pas d'observer qui s'accroche à leurs bras, avec, le cas échéant, une information sur le niveau des sentiments qui peuvent les lier.
Dans une chasse, les plus infimes indices peuvent se révéler d'une importance cruciale. Choisir une cible trop facile ou inaccessible ne serait qu'une perte de temps. Non pas que Jean se sente pressé. Son expérience montre seulement que, passé une certaine heure, les chances de décrocher la timbale s'amenuisent considérablement.
Il bondit, avec toute la grâce d'un félin affamé, sur une magnifique rousse, et lui sort comme des griffes son équipement du parfait compagnon de soirée, voire plus si affinités. Pour commencer, la flatterie, en lui demandant si elle ne serait pas une nièce de la maîtresse de maison, alors qu'elle tient visiblement plus d'une cousine, elle aussi. Il se permet de jeter de furtifs coups d'œil à la marchandise, subtilement discrets pour ne pas paraître goujat mais suffisamment appuyés pour qu'elle les relève. Ensuite vient le moment de sa phrase fétiche « Sans votre présence, je serais déjà parti ! », qu'il considère comme un véritable test.
S'étant rapproché du buffet pour satisfaire les besoins alimentaires de sa charmante interlocutrice, il se retrouve à côté d'une brune qu'il ne peut s'empêcher de remarquer avec sa chevelure nuageuse lorsqu'ils se penchent tous deux au même instant vers le plat de salade au thon. Elle s'excuse avec diplomatie, mais engage immédiatement la conversation. Délaissant la précédente comme s'il s'agissait d'une vulgaire serveuse, Jean ne peut éviter de constater que la robe de sa nouvelle future ex-conjointe est si légère qu'un souffle de pensée suffit à la faire voler. Il doit rassembler beaucoup de volonté pour parvenir à détacher ses yeux des formes féminines qui s'étalent sans aucune pudeur dans son esprit. Un manque de sang-froid loin de ses habitudes et qu'il se reprochera sûrement longtemps.
Il apprend ainsi qu'aucun lien de parenté ne les unit, ce qui l'arrange. En effet, il est dégoûté rien qu'à l'idée d'un baiser entre cousins. Il s'agit de la styliste actuelle de la maîtresse des lieux. Bien entendu, Jean ne prend aucune pincette pour gifler le visage soyeux à l'aide de la surfaite, et néanmoins toujours efficace phrase « Ainsi vous êtes passée de modèle à styliste ? » Pour une fois, il manque son but, car elle lui répond sèchement qu'elle n'a pas quitté le mannequinat.
Ne cherchant ni à s'excuser ni à rattraper le coup, il se retourne d'un geste, et tend un verre à la rousse, en racontant vaguement qu'il a retrouvé une vieille connaissance. Elle refuse poliment, arguant qu'elle ne boit jamais d'alcool. Il récupère un jus de fruit sur la table qui se trouve à proximité. Cette fois, elle ne dispose plus d'aucun prétexte et l'accepte avec un petit sourire.
Il est toujours à la travailler au corps lorsqu'il aperçoit, à travers la baie vitrée mouchetée de gouttes de pluie, un homme se pencher déraisonnablement sur la balustrade de la terrasse. Il porte un imperméable sombre ainsi qu'un chapeau. Les 62 étages d'altitude de l'appartement remontent instantanément dans la mémoire de Jean quand soudain il reconnaît le visage de l'individu.
— Mais qu'est-ce qu'il fout encore, ce con ?!
Posant sa main sur le bras de la rousse, ce qui créée par là un premier contact physique entre eux qui ne la laisse pas indifférente, il s'excuse :
— Je suis désolé, j'ai l'impression que mon frère tente une nouvelle fois de se suicider !
Sans attendre la moindre réaction, il galope vers la porte-fenêtre.
Chapitre 2
Mona vient de trouver son train au milieu du panneau électronique qui surplombe le hall de la gare. Elle pointe sa main qui tient les billets en direction de sa découverte.
Son visage se détend l'espace d'un instant, mais se contracte à nouveau quand elle regarde l'heure : 23 h 10. Il ne lui reste que quelques minutes pour embarquer.
Elle se retourne vers l'homme qui la suit afin de lui dire, assez fort pour dépasser le brouhaha :
— Pierre, c'est quai B. Quai B !
L'interpellé tire une énorme valise. Comme elle dispose de roulettes aux quatre coins, il n'éprouve pas de difficulté, autre que slalomer parmi la foule sans renouveler son spare de tout à l'heure. Il tourne la tête de tous les côtés.
— Le K est ici, je pense qu'il faut aller vers la gauche.
Le quai B ne nécessite plus de jouer des coudes pour avancer. La proximité du départ, ainsi que l'absence de toit l'ont rendu désert. Mona déploie son parapluie en s'immobilisant devant l'affichage de la composition du convoi.
— Voiture 7, repère U ! Évidemment, c'est en plein milieu. Dépêchons-nous !
Sa crinière blonde rythme une course compliquée par des talons hauts. Son agilité, conférée par quelques années d'expérience, lui permet cependant de rester en tête du cortège. Ils pourraient tout aussi bien prendre la première ouverture, et poursuivre tranquillement leur remontée dans l'allée centrale. Sauf qu'ils mettraient plus de temps. Ils choisissent d'accélérer le pas sur le quai qui est maintenant bien dégagé, en priant pour que les portes ne se ferment pas avant qu'ils n'aient atteint leur voiture.
Voulant éviter de poser le pied sur un papier trônant fièrement au milieu d'une mare, Mona allonge sa foulée. Hélas, son talon, formant un angle trop aigu avec le sol, glisse et se détache de la chaussure. Immanquablement, la femme perd l'équilibre, et tombe de tout son long. La réception est lourde, sans aucune grâce, et arrache malgré lui un sourire à son compagnon. Le parapluie rebondit deux fois avant de s'immobiliser quelques mètres plus loin, à l'envers.
— Chérie ? Ça va ?
Si une bonne quinzaine d'années les sépare, Mona et Pierre sont mariés depuis le printemps dernier. Leur relation, ni consécutive à un coup de foudre ni fusionnelle, n'en est pas moins solide. Il la protège et lui apporte tout ce qu'elle désire. En échange, elle lui sert de faire-valoir par sa beauté et sa jeunesse.
Il laisse la valise sur le côté, et se penche vers Mona. Lui prenant le bras, il l'aide à se relever. Ils constatent tous deux au même instant que le manteau, resté dégrafé, n'a pas empêché le tailleur de s'imbiber de la flaque sur laquelle il s'est couché.
— Tu as mal quelque part ?
Elle ne peut contenir un juron, qui détonne dans sa bouche fine et maquillée.
— Fait chier, merde ! Tu ne pouvais pas me retenir ?
— Mais, chérie… T'étais trop loin, à courir devant !
Prenant conscience des dégâts, Mona soupire, mais pense néanmoins à vérifier que les portes du train sont toujours ouvertes. Elle remarque alors qu'ils se trouvent devant la voiture 6. Tant pis, il vaut mieux monter maintenant que risquer une autre mésaventure, même si elle ne pourrait être plus désastreuse.
Pierre sort un mouchoir de sa poche, et le tend à son épouse pour qu'elle s'essuie le visage. Elle le repousse, exaspérée.
— Tu crois vraiment que c'est le moment ?
Boitant à cause de la dissymétrie de ses chaussures, elle récupère le parapluie, le ferme, et déplace elle-même la valise vers l'ouverture, devant un Pierre désabusé et immobile. Il se ressaisit et l'aide en se penchant pour attraper une roulette, et ainsi franchir la marche qui donne accès à la plate-forme.
À peine se trouvent-ils à bord qu'une sonnerie retentit, juste avant que le battant ne glisse sur ses rails.
— Ah, ben… Il était temps ! C'est pas grâce à toi !
— Excuse-moi, chérie. Tu veux quelque chose pour te changer ?
— À moins que tu préfères passer tout le voyage à côté d'une souillon !
Il pose le bagage à plat, l'ouvre et commence à fouiller parmi les vêtements. Mona, voyant une petite pochette plate, la prend d'un geste agacé. Elle contient divers documents qu'elle pourra compulser pour s'occuper. Elle aura besoin de se changer les idées, après être parvenue à se calmer, bien entendu.
Pierre tend à sa femme une jupe bleue, ainsi qu'un chemisier blanc, tous deux pliés à la perfection.
— Ça ira ?
Elle les prend en soupirant.
— Faudra bien. Sors-moi aussi un gilet, j'ai pas envie d'attraper froid.
Pour la première fois, elle se trouve à bord d'un monorail suspendu, réservé aux lignes interurbaines. Pourtant elle repère très vite les toilettes, et s'y enferme en claquant la porte.
Chapitre 3
Jean ouvre la porte-fenêtre. Se moquant de la pluie, il se jette en avant avec un hurlement :
— Léo ! Ne fais pas ça !
Léo se redresse, et tourne vers l'arrivant un visage surpris.
— Jean ? Qu'est-ce que tu fais là ? Et qu'est-ce que je dois pas faire ?
Jean ferme la porte-fenêtre, ce qui les coupe du capharnaüm de la fête à l'intérieur. Afin de ne pas effrayer son frère qu'il croit sur le point de commettre l'irréparable, il adoucit sa voix :
— Ça sert à rien de te suicider. On va t'aider. Comme l'autre fois. Tu t'en sortiras, d'accord ?
Tiens, regarde, revoilà le lapin ! T'as pas une carotte ou un brin de paille à lui faire grignoter ?
En effet, Léo a déjà fait une tentative. Il y a trois ans, environ. Loin d'être dépressif, son geste était surtout la conséquence d'une lassitude et d'une profonde désorientation consécutives aux voix qu'il entend. Car, oui, Léo entend des voix. Comme celle qui vient de comparer son frère à un mammifère aux grandes oreilles.
Son escalade du parapet, à l'époque, n'avait pas du tout pour but de mettre fin à ces hallucinations, ou à sa vie. C'était seulement parce que, dans sa tête, une voix le lui avait demandé.
Au début, il a eu beaucoup de mal à résister. Principalement parce qu'il pensait que sa conscience s'adressait à lui de cette manière. Quand il se rendit compte de sa méprise, il crut devenir fou. Une longue thérapie n'aurait pas vraiment arrangé la situation, sauf qu'il aurait alors eu la certitude d'être aliéné. Il apprit petit à petit à vivre avec. Il fut néanmoins soigné pour la dépression qu'il prétexta.
S'il est difficile de les ignorer, tant elles résonnent dans sa boîte crânienne, il tente malgré tout de prendre ce qu'elles disent à la légère, comme un narrateur au ton humoristique dans un mauvais film. Cependant, quelques fois, il se surprend à leur obéir. Jusque-là, il lui a été impossible de les contrôler.
— Mais qu'est-ce que tu racontes ? Je n'ai pas du tout l'intention de sauter !
Non, cette fois, il agit de sa propre volonté. Aucune influence, ni extérieure ni intérieure. Et aucune envie de mettre un terme à son existence, même si elle n'est pas des plus réjouissantes.
Réalisant sa méprise, Jean ne sait quoi répondre et balbutie des syllabes sans queue ni tête :
— Euh… Je… Tu…
La dernière fois qu'ils se sont croisés, ils étaient à l'hôpital, après que Léo eut été repêché, inanimé, quelques centaines de mètres en aval du pont. Le cadet était en colère, légèrement plus pour la sauterie qu'il avait loupée que pour la peur ressentie du fait du saut de son frangin.
Ils se voyaient déjà peu, mais cet incident fut le déclenchement d'une rupture plus volontaire, d'un commun accord tacite.
— Ça serait une sacrée coïncidence qu'à chacune de nos rencontres, tu me sauves la vie, tu ne crois pas ?
— Non, ce n'est pas ce que je veux dire. Mais j'ai vraiment cru que…
La jolie rousse, inquiète de la situation, pointe le bout de son minois et intercepte la dernière réplique :
— T'as cru quoi ? Tout va bien ?
Elle reste néanmoins à l'abri juste devant la porte-fenêtre. Les deux hommes, trempés par la pluie qui s'intensifie, remarquent également un grand nombre de visages collés de l'autre côté de la baie vitrée. La musique est étouffée, cependant personne n'a plus envie de danser.
Détestant se donner en spectacle, Léo réagit le premier :
— Il s'est trompé. Ce n'est rien. Retournez vous amuser.
Son regard, surplombé par le bord d'un chapeau, balaie timidement l'assemblée avant de revenir à la contemplation de la ville illuminée s'étirant sans pudeur à perte de vue.
— Excuse-moi, Léo, je ne voulais pas te mettre mal à l'aise.
La brune se glisse entre sa concurrente et le montant en aluminium. Elle ouvre un parapluie et tend son avant-bras, sur lequel repose le manteau de Jean. Ce dernier ne se fait pas prier. Le couple s'approche ensuite du supposé dépressif, et s'appuie sur la balustrade un peu plus loin, de l'autre côté d'une grande plante verte.
— Je sais. Comme moi, t'es un grand gaffeur, Jean.
— T'es arrivé il y a longtemps ? Je t'ai pas vu passer.
Prolongeant sa pensée, Léo souffle :
— Gaffeur et distrait.
Il ne remarque que ce qui a des nibards, de toute façon. Y a qu'à mater la belle paire qui se frotte contre lui en ce moment… Fonce, Jeannot, c'est du bon ! Une bonne lapine comme tu les aimes !
Léo ne peut réprimer un coup d'œil, qu'il regrette aussitôt, vers la plantureuse teneuse de parapluie. Elle est belle. Trop belle pour lui-même, à n'en pas douter. De longues et douces oreilles velues reposant délicatement sur une robe soyeuse et sombre. Un petit nez rose qui semble frissonner – sûrement l'humidité. Un bassin confortable qui ferait, à n'en pas douter, un cocon douillet.
Non, Léo préfère chasser cette image de son esprit que chasser le gibier pour se le farcir.