Décodages

fragon

C’est un été très particulier. Je rêve de plongée profonde. C’est toujours le même rêve. J’ai mon matériel, masque, tuba et ceinture de plombs, la bouteille bien ajustée au creux des reins. Une plongée profonde sans mélange. Au moment où tout le monde se lance, je reste sur le plat-bord, il me manque des palmes.

- Merde, j’ai pas de palmes.. Personne aurait des palmes ? Ils ne m’entendent pas. De toute façon, ça serait vraiment une coïncidence extraordinaire s’il se trouvait une personne à bord pour avoir une paire de palmes à ma pointure et dont elle ne se servirait pas. Je me tiens seule et inutile. Ils sont déjà dans la verticale. J’aperçois leurs bulles dans le bleu minéral. Peu à peu leurs corps sont totalement absorbés. Parfois, le rêve est encore plus douloureux. Avant même de réaliser que j’ai oublié de chausser mes palmes, j’ai sauté. La mort presque assurée si l’on n’a pas le réflexe de bazarder le tout à toute vitesse. J’ai perdu un copain un peu comme ça un jour, bêtement. Il avait un matériel tout neuf. Au bout de quelque temps, à lutter contre le courant, il s’est essoufflé, s’est peu à peu asphyxié et n’a pas pu remonter, incapable dans sa panique de décapeler son matériel mal maîtrisé. On l’a retrouvé quelques jours plus tard. Il a fallu faire la feuille morte pour retracer son parcours et réussir à localiser son corps. Mais l’histoire des palmes oubliées, c’est une blague usée qui se transmet au bord des piscines et sur les ponts des bateaux de plongée. C’est sûrement une façon d’exorciser ses peurs que de dire à la volée qu’on en a toujours vu un qui a coulé à pic parce qu’il avait sauté sans vérifier l'ensemble de son matériel. Ça jette un froid. Chacun y va de son ricanement un peu nerveux. Moi je rêve de ça souvent. À vrai dire, depuis l’utilisation des stabilisateurs à la place des vieilles Fenzi, ça ne peut quasiment plus arriver. La plupart gonflent légèrement leur stab avant de s’immerger. Ils ont l’air de bouchon de liège ou de canards qu’on plongerait à l’envers dans une bassine jaune électrique et qui nous montreraient parfois leur petit cul rebondi. Quand je me mets à rêver de plongée, je sais que je ne vais pas bien. C’est le signe que mon cerveau est en bonne santé. Il m’alerte et évacue - par ses propres moyens- mon stress. Oui, j’avoue, c’est pas la grande forme.

Un mois en enfer. Nous nous laissons couler. Chacun derrière son masque se demande combien de temps la descente durera.

Un jour, quelques semaines en arrière. Ça commence par un constat. On n’est pas très bien là où l’on est.. on aimerait partir ailleurs. Ce n’est pas vraiment un projet. Mais moi j’y pense depuis longtemps. Tu n’es pas très chaud, mais tu en comprends cependant les raisons. J’ai l’habitude de te suivre, tu en es conscient et tu m’en remercies parfois. Cette fois-ci j’aspire à inverser les mouvements. Tu mets du temps, mais rallies ma cause et nous entreprenons les formalités. Je reste sceptique de longs mois. J’ai du mal à accepter l’idée que tu t’y résolves.

Car très vite, je réalise que ce que nous sommes en train de faire est un véritable bouleversement. Il va y avoir de la casse. Les difficultés à surmonter sont énormes. La plus étonnante est sûrement ta peur irraisonnée que je te quitte pour un autre que toi. Il n’en est pourtant pas question. Même pas besoin que j’ajoute l’adverbe « absolument ». Je t’emporte avec moi malgré nos fréquentes séparations. Le changement n’a rien avec un quelconque mal-être dans notre histoire qui se tricote encore. Je reste seulement persuadée qu’on doit avancer. On fait chacun son tour. Longtemps tu as été le moteur. J’ai envie de prendre un peu les rênes. Ça évite les murs de la dépression et l’impression que nos vies sont au bout de leur rouleau.

Mais notre aventure tourne court au cours de l’été. Rien ne se présente comme on l’avait rêvé.

À l'approche des obstacles les mots s’emportent. Les regards se font lourds et vitreux. Les rides plissent les fronts. On devient laids. Voie directe vers l’abjection. Les plaintes se croisent. Nous nous écorchons à grands coups de griffes On ne se reconnaît plus, on ne se touche plus. Tu réussis à provoquer en moi ce que tu crains le plus. Comme si pousser à bout mes résistances pouvait te rassurer alors qu’au contraire ton comportement me fait détester celui que tu es et me force à te dire que je vais te quitter, là, tout de suite, que tu ne mérites que ça. Tu te tais. Je monte en puissance. Parfois je m’arrête net de nous voir aussi répugnants. Mais très vite on recommence notre cirque, les reproches fusent de nouveau et rien ne nous obligera à renoncer. Ça dévale. Faut-il bêtement croire à l’amour pour regarder sans plier les fils distendus de nos patiences émoussées. Un montage en pression parfait que la chair se contente d’absorber, l’esprit ventilant à toute vitesse pour éviter la surchauffe. Bouton rouge de l’alarme en permanence activée. Après des jours de lutte pour déterminer les responsabilités de la tempête que nous traversons, le matin de ton départ, la façon très personnelle que tu as de presser mon cou me rend confiance.

Dans la foule les jours d’après, je cherche ton reflet. L’asphalte graisseux fait crisser mes pneus. Je patine légèrement évitant de justesse une vieille Peugeot au guidon déglingué et aux roues voilées. Sur le grand boulevard qui longe la mer, je piaffe dans l’embouteillage quand je réalise que les quatre files continues ne sont là que pour permettre aux automobilistes d’aller s’empiffrer au Mac do du coin. Tu me manques terriblement.

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