Décollation de Saint Jean-Baptiste
Emilia Jarry
Ce qui allait s’accomplir ne le surprendrait pas. Non que le Seigneur lui parlât dans les ténèbres de sa prison, non, car il n’était que l’humble Précurseur d’un événement qui retentirait bien après que les pierres de ce palais aux allures d’éternité aient été réduites en une poussière plus fine que la cendre de l’encens qui partout brûlait à la gloire du Tétraque et de son épouse incestueuse, il n’était qu’un simple héraut envoyé pour clamer la venue du Rédempteur et inviter à la repentance, mais il connaissait le cœur des hommes et le sang noir de vices qui le faisait battre. En poussant la pierre qui fermait la cellule, le bourreau ouvrit le passage aux effluves d’agneau rôti, de mulsum et de sueur, et aux rythmes endiablés de derbouka et de fifre émanant du banquet qu’Hérode donnait en son propre honneur, et où Hérodiade, la grande putain, avait envoyé danser sa fille dans l’espoir de la voir soutirer au roi la promesse d’une vengeance , et Salomé dansait tandis que l’écho du festin entrait et se mêlait au silence fétide du cachot, elle dansait, déployant ses sept voiles couleur de chair sous les yeux exorbités des convives qui n’avaient pas assez de tous leurs sens enfiévrés pour goûter l’affolant spectacle de son ventre qui ondule, de ses cuisses qui vibrent au martèlement des talons, de ses seins qu’elle offre en mimant l’étreinte, et de toute cette nudité aussi virginale que corrompue à laquelle des hommes passés maîtres dans la science du vice ne sauraient résister. Exalté par la beauté obscène de Salomé et la lubricité de ses compagnons de débauche, Hérode Antipas vient d’accorder à grands cris le prix que Salomé réclame pour sa danse ; à grands cris, il ordonne qu’on lui apporte la tête de Jean le contempteur, celui qui ne sait pas se taire et que pourtant il ne hait pas, et tandis que Salomé s’incline à ses pieds, enveloppée de ses voiles qui la font plus nue encore d’épouser la courbe de ses reins, le bourreau pousse à genoux Jean le Baptiste qu’il a dépouillé de la peau de mouton qui lui ceignait les hanches. Le martyre est nu et il se réjouit déjà de reposer bientôt dans le sein de l’Eternel. Ainsi tout sera accompli. Plein de ferveur, il tend le cou au glaive du bourreau dont la main tremble à l’heure d’exécuter le prophète car il a entendu la bonne nouvelle, mais celui-ci l’encourage, va, frappe, je dois diminuer pour que mon agneau grandisse, et rasséréné, le bourreau commet le sacrifice, tranchant d’une seule lame le cou de Jean-Baptiste, et c’est alors que du corps encore dressé jaillissent des sources joyeuses dont les eaux baptisent le bourreau qui s’est agenouillé pour en recevoir le jet, plus loin la tête a roulé aux pieds d’un garde qui la brandit par les cheveux, incertain de ce qu’il en fera, jusqu’à ce que Salomé paraisse, portant un plat d’argent prestement vidé de ses fruits, grenades, figues et raisins, et gracieusement le tende au soldat pour qu'il y dépose son présent. La tête aux cheveux drus où se mêlent des brins de paillasse ballotte au pas chaloupé de Salomé qui, triomphante, la rapporte à sa mère la maquerelle, et ainsi ballottant, le sang qui dégoutte encore se répand sur ses voiles couleur de chair, et c’est souillée de ce meurtre que Salomé reparaît au banquet. Les yeux que personne n’a fermés voient le scandale de la fureur orgiaque, les mets au vomi mélangés, le vin répandu où se vautrent des ventres pleins de boissons et de viandes, les femmes dépoitraillées que des hommes dévorent, leur arrachant des cris en même temps que les tétons, les enfants nus dont on pétrit le corps pour le faire à sa main, ils voient tout ça les yeux que personne n’a fermés, et la langue raidie qui saille de la bouche béante une fois encore implore au repentir, à la pénitence et au baptême pour accueillir bientôt celui qui viendra et les invitera à sa table, maintenant que tout est accompli.