Dédale
Jonathan Penglin
Je souffre. Depuis que je suis né je souffre. Tout mon corps me fait mal. Il craque et il se tord, il crisse et se lamente. J'ai mal, et
J'ai faim. Depuis que je suis né j'ai faim. On ne m'a jamais nourri. On m'a jeté, moi et mon corps tors, dans ces ténèbres où je suis devenu aveugle, à la seconde même où j'ai vu la lumière. Ce fut la première et la dernière fois, et puis
Ma tête s'est courbée. Elle l'est depuis que ces cornes ont poussé, qui m'accablent de leur poids. Malgré les années, et l'habitude, ma tête est courbée tant que je ne fais pas l'effort de la relever. Mais gare si je la relève parce que
J'ai soif de vengeance. Depuis que je suis né cette soif me brûle. Je brûle de me venger. Je me venge sur tous ceux qui croisent mon chemin, tous ceux dont le corps lisse et beau me rend le mien insupportable. Tous périssent sous mes coups, et leur chair nourrit la mienne. Et toi, toi le jeune freluquet qui me fait face, toi comme les autres mes cornes perceront et tordront ton corps jusqu'à te rendre semblable à moi. Toi aussi tu seras ma proie.
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Tu as peur. Pour lui, bien sûr, mais pas seulement. Tu lui as donné la clé du Labyrinthe, tu as fait ce que tu pouvais. Tu as bien vu qu'il était différent des autres, plus beau oui, plus sûr de lui aussi, plus royal. C'est un prince, un vrai, comme tu en as toujours rêvé, comme aimeraient être tous ceux que tu as croisés avant lui. Un héros.
Non, si tu as peur, c'est justement parce que c'est un héros. Tu n'es pas naïve, tu sais qu'il ne faut jamais faire confiance, surtout pas comme ça, au premier regard. Et pourtant tu en as envie. Tu veux croire qu'il est celui qui t'emmènera, qui te rendra heureuse. Tu le crois si fort, c'est que ça doit être vrai, non ?
Tu as peur, mais tu tiens le fil, le fil de sa vie. Il est entre tes mains. Tu pourrais le lâcher, ce fil, le condamner, l'enfermer dans le Labyrinthe, à jamais. Le perdre dans les ténèbres, l'oublier, le chasser de tes pensées. Ce serait si facile. Laisser là toutes ces questions qui te font douter. Tu doutes, n'est-ce pas ? Ta main tremble, pourtant elle tient bon. Tu doutes peut-être, mais pas assez fort. Alors tiens-le, jeune fille, accroche-toi à ce fil comme à tes rêves, et prie pour que la Fortune te sourie. Prie fort.
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Il hésite. C'était peut-être héroïque comme idée, mais ce n'est pas pour ça que c'était forcément une bonne idée. Il ne peut s'empêcher de penser que ce n'est pas lui qui a pris la décision de venir ici, pas vraiment. Le Labyrinthe plie et déplie ses couloirs, le perd un peu plus dans ses entrailles à chaque pas qu'il fait. C'est peut-être à ça que ressemble le Tartare, il pense soudain.
Il hésite, mais il avance quand même. Il n'a pas le choix. C'est ainsi que ça doit se passer. Son destin est héroïque, et on ne badine pas avec son destin. Les Atrides peuvent en témoigner. Il n'empêche : seul dans le noir, avec en tout et pour tout une torche et quelques gouttes de sang divin dans les veines – soit-disant – il n'est plus si sûr de son courage. Ni de sa légitimité à venir défier la Bête.
Il hésite, mais pas assez. La Bête ne l'a pas pris par surprise, pas suffisamment. Son réflexe est bon, il est maintenant accroché au dos du monstre, les bras autour de ses cornes. C'est le moment où jamais. Il bande ses muscles, prie Zeus de lui accorder un peu de sa force. Il tire. La corne craque, et le monstre hurle. Il rugit, il rue et se cabre, envoie le jeune homme rouler dans la terre battue. Il a juste le temps de se relever comme la Bête fonce sur lui.
Il n'hésite pas. C'est ce qui lui sauve la vie, et perd celle de l'Autre. Un instant, c'est tout ce qui sépare vie et mort. Il se relève du bon côté, et il ne le doit qu'à lui. Sa corne fichée dans sa propre poitrine, la Bête agonise. Elle lui parle comme elle meurt. Il écoute, et pleure avec elle. Il maudit les dieux. Jamais plus il ne tuera pour eux.