Dedans dans l'au-delà

Thierry Kagan

Quand mes yeux se rouvrent, à contre-jour des diodes du réveil matin, je parcours tant bien que mal la ligne de crête du profil de maman.


Elle a mis tant d'années à vieillir que je ne faisais plus attention aux détails : les cheveux courts et le creux de sa tonsure, le front plié / tailladé et cette énorme bosse due à sa chute hier dans l'escalier, le nez racé mais plus épais que celui de mon enfance, les lèvres ourlées, entrouvertes là précisément, un menton prognathe et quelques poils que j'ai trop laissé pousser.


Ça, je le débroussaillerai au petit déjeuner.


Je sais son sommeil lourd et l'envie me prend d'avoir un contact physique avec elle et de poser ma main libre sur son épaule, forcément non loin de la tête.

Chou blanc, puisque l'atterrissage se fait dans la couette qui s'enfonce jusqu'au plat. Elle doit dormir le corps sur le côté - drôle de contorsions, tout de même, pour me donner à voir son profil.


Je ne fais pas d'autre tentative et envisage de me rendormir.


Fermant les yeux, maman réapparaît, lumineuse, comme aux temps de ses splendeurs. Celles des jours de fête, quand elle se vêtait pour recevoir, en robe sexy, pour plaire à papa et, surtout, aux hommes des autres femmes.

Plus petit que nature, sans que cela ne me gêne d'une once, je plonge dans son corsage et me retrouve chaudement bordé au sein de sa lourde poitrine, m'accrochant d'une main ferme à chacun de ses tétons, le rythme me ballottant, comme la danse que savouraient les gourmands quand elle s'affairait, en fredonnant, au four et au moulin, pour les repas débordants qui enchantaient le monde, y compris les jalouses.

Ce songe se passe dans la lumière d'un printemps, le chèvrefeuille que sa peau retient sans le faire tourner se mélangeant aux compositions de viandes, de fruits et d'épices de ses plats.


Tout à coup, à ce film maternant se greffe le paternel, à la limite de la réalité, dans ce lit, à sa place, puisque j'y suis en vrai.

Pile dans l'enfoncement qu'il a façonné lourdement jusqu'à sa fin de vie ici-même, lui qui ne pouvait dormir qu'en offrant un dos massif à sa femme, mal qu'il avait à se tenir autrement du fait des douleurs, à la colonne comme ailleurs.

Ce n'est pas simplement la forme fossile du père endormi que j'occupe, mais lui-même, tout entier, en creux. Il me colle en tous points du corps, palpable tout autant que calorifique : une chaleur suintante, ses battements de cils me frôlant la joue, sa barbe drue fouinant jusqu'à s'infiltrer en gorge, sa stature aux os déplacés me faisant mal aux méridiens, me déséquilibrant l'énergie vitale, me paralysant et j'halète et je suffoque et j'étouffe et je… je ne respire plus du tout.


En sueur, en rêve comme en réalité, je décide de m'éveiller et me calme comme je peux. Toujours allongé, sur le dos. À la recherche d'un repère, je regarde à nouveau sur ma gauche : mère est toujours là.

Rassurant.

Ce qui l'est moins, c'est l'heure sur l'horloge : elle n'a pas varié.

Tout cela se serait donc produit sans délai : que le cerveau est puissant !


Je me tourne complètement vers ma partenaire d'une nuit et la retrouve comme elle était avant mon songe éclair : détourée par la lumière horaire, de profil, bouche entrouverte.


Cette fois-ci, ce n'est pas l'épaule que je vise.

J'approche mon extrémité digitale de la sienne, digestive et respiratoire et m'arrête juste au-dessus, en stationnaire.

Et j'attends.

Mon doigt s'interroge de cette drôle d'impression : la température n'est pas celle attendue à cet endroit précis.

Il y fait frais, pas de courant d'air : mère n'a donc plus de souffle.

À l'esprit me vient immédiatement de remercier je ne sais qui pour ce petit sursis laissé, après sa chute d'hier soir, à se cogner la tête contre le bronze du salon, cadeau de papa pour leur tout dernier anniversaire de mariage.


Ce calme froid de l'instant présent est vite remplacé par le saisissement : tout à coup, ma chimie interne est bouleversée, un frisson infime, subtil, dont l'épicentre est mon corps tout entier, agit néanmoins au point de me figer des pieds à la tête, répercutant toute l'énergie contenue sur la matière qui m'entoure... et c'est le lit qui grince, jusqu'à émettre un claquement sec, suivi immédiatement d'un soubresaut général dans la chambre entière, comme si quelqu'un avait soulevé les meubles, tous d'un coup, en les relâchant dans la foulée.


Et la preuve que ça a bougé : maintenant, l'heure du réveil ne m'est plus apparente.


Sur le dos à présent, je temporise, toujours tétanisé.


Mais cela ne s'arrête pas là : subitement, en suspension dans l'air, des rais épars. Comme de longues aiguilles luminescentes qui volent et s'entrecroisent, plus brillantes encore en leurs points d'intersections.

Tournant le regard sans bouger la tête, je vois qu'ils jaillissent de la bouche du cadavre, qu'ils s'élèvent et migrent en essaim, jusqu'à ne couvrir que mon propre corps à hauteur d'un bras, s'immobilisant quelques interminables secondes. J'essaie d'en saisir, elles traversent ma peau. Sans douleur. Sans dévier. Et ce ballet silencieux, terriblement vif, prend fin aussi rapidement qu'il a commencé : tout retombe en pluie légère, canalisée, comme absorbée par mon visage seulement.


Cet épisode se passe dans le silence total.


Ce sont alors comme des acouphènes à une fréquence suraigüe qui prennent le relais. Une sirène assommante qui ne me charme en rien. Elle m'envahit et me perce le corps, longeant mes chakras, partant de mon sommet et terminant par le plus intime.


Malgré cet atmosphère complètement surréelle et ces souffrances multiples et incisives, je n'ai pas peur.

C'est contradictoire.

Et cela, par contre, m'effraie.


Je me retourne à nouveau pour observer maman, me mets à genoux pour retirer la couette sur laquelle je m'étais affalé et découvre tout son être, bien mal en point d'être si contraint. Qu'elle a dû hurler pour en arriver là. Quelles souffrances pour terminer sa vie. Heureusement, que la mort l'en a tirée


L'heure n'éclaire plus mais je vois sans peine, nyctalope comme un chat.

Étonnant, ça aussi.


À quel moment la mort l'a-t-elle emportée ?

Sans doute, mère a-t-elle convulsionné dès que je me suis profondément endormi, hier soir, après m'être allongé auprès d'elle d'épuisement.

Et ses spasmes l'auraient figée dans cette pose incongrue, la tête sur l'occipital et le corps sur la tranche.


Je porte alors l'index à ma propre bouche pour le mouiller et vais à la sienne, le posant sur la commissure la plus proche de moi. Et sur le pourpre frais et sec, je fais le tour plusieurs fois, comme il me plaisait de jouer, enfant, avec les verres en cristal que je faisais sonner, d'un mouvement circulaire, en contact parfait pour la résonance continue sur une note des plus puissantes.


Là, plus aucun chant ne sort quand je glisse sur ses muqueuses.

Alors, je stoppe et pose mes mains de part et d'autre, l'une sur le haut du crâne, l'autre en-dessous du menton.

Et d'un geste vif, je presse fermement et d'entendre un ultime claquement de dents.


Au moment de lui faire un dernier baiser, posant mon empreinte sur sa bouche close, je ferme les yeux et me plais à imaginer qu'elle me le rend du bout des lèvres jointes.


C'est à ce moment précis que je hurle à la mort : par je ne sais quel magie du corps sans vie, d'un réflexe post-mortem, les deux mâchoires maternelles se sont faites étau et me croquent le doigt au point de me faire tomber une phalange terminale dans le gosier parental.


La douleur intense est salutaire car, immédiatement, m'apparaît la beauté du geste : je te le laisse, maman, ce petit bout de moi qui voyagera à jamais avec toi.

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