Déploie tes ailes petit ange

manou-croze

Bien qu'il se soit évadé de ma mémoire défaillante, ce jour est arrivé, emportant avec lui cette carrière féerique qui m'était promise et ma jambe droite. Ce monde paré de diamants et d'or qui était le mien venait de s'effondrer subitement, et je ne pouvais accepter cette réalité abrupte. La seule idée de ne plus pouvoir me laisser guider par Tchaikovsy me semblait tout bonnement inconcevable, alors je l'ai rejetée.


Cependant le temps semblait avoir ralenti, et j'avais la sensation que cet événement avait transformé les minutes en heures, et les jours en mois entiers. Chaque instant était un calvaire, car à chacune de mes respirations, j'avais la sensation de m'empoisonner, humant une part de cet univers sinistre et injuste. Le haine avait relayé le chagrin, plus aisé à supporter ainsi. Mes visites chez ce traducteur d'âmes dotée d'une haute renommée ne menaient à rien, et je refusais systématiquement de confier quoi que ce soit à ce personnage manipulateur. On m'avait pris une jambe, mais l'on ne me prendrait pas mes secrets.


Chaque chose m'entourant avait peu à peu perdu l'éclat de sa couleur, et la nourriture était devenue insipide et irritante pour mon palais. Je m'éteignais, lasse d'assister à cette vie maussade que le destin m'avait imposée. Je m'imaginais à la place des professionnelles que j'admirais dans les revues de danse et d'art, acclamées et aimées pour cette poésie gestuelle dont elles étaient les metteurs en scène. Je rêvais de paillettes, de soie et de dentelle. Je rêvais d'un avenir qui ne serait jamais le mien. Je rêvais d'un corps qui m'avait été arraché.


Mais un jour d'automne, alors que les arbres perdaient les uns après les autres leur pelage somptueux, se préparant à affronter un hivers plus rude encore que l'année précédente, je l'ai aperçue. Elle devait avoir la soixantaine, assise dans son fauteuil roulant, et elle souriait en regardant deux pigeons se battre pour quelques miettes de pain. Je suis allée la rejoindre, et nous avons longuement discuté. Elle n'était pas triste d'avoir perdu ses jambes, non, elle était heureuse de pouvoir voir ces proches, de pouvoir entendre les récits de ses petits-enfants de la bouche de sa fille, et de pouvoir sentir le vent sur sa peau quand il se lève pour faire chanter les arbres d'une simple caresse. Cette vieille dame m'avait offert bien plus qu'un échange de mots : elle m'avait offert un nouvel espoir. J'avais enfin l'impression de frôler ce miracle imprévisible qu'est la Vie.

Signaler ce texte