Dernier réveillon

Loumir

Une femme borderline, et le drame s'invite dans la famille...

''Il a posé cinquante balles sur la table, et sa queue.

C'était pas une petite somme à l'époque, c'est qu'il était généreux, le vieux !"

Autour de la table, un silence épais (comme la brume au sommet de l'Arcellin un petit matin de décembre) s'est insinué entre les convives et, avec les chandelles, on aurait cru qu'on veillait un mort, puis quelques rires embarrassés ont fusé, mon mari a piqué du nez dans son saumon fumé et mon andouille de fils a ri aussi, un peu plus jaune que les autres, son visage était blanc comme un linge.

J'avais fait mon petit effet dès l'entrée, quelques coupes de champagne et le traitement que j'avais pris avant la soirée m'avaient rendue d'humeur joyeuse. J'étais très fière de moi, je me trouvais vraiment drôle.

Je m'apprêtais à raconter la suite de ma petite histoire mais la maîtresse de maison a fait diversion. Comme si la provenance de la dinde farcie qui serait servie plus tard avait le moindre intérêt, pfff ! Mais ils ont tous semblé passionné d'apprendre que le foie gras venait de Sarlat et la bûche aux marrons, de la meilleure pâtisserie de St Jean. Ca devenait d'un ennuyeux, mais d'un ennuyeux !

Alors je me suis abstraite de la tablée, je les ai abandonnés à leurs conversations domestiques, leurs voix ne me parvenaient plus guère que dans un brouhaha et je me suis mise à repenser au vieux, il était gentil le vieux. Il est sénile aujourd'hui, parait-il, mais il faudra bien que je pense à souhaiter une bonne année à sa famille. Je les avais quittés voilà 45 ans et depuis je n'ai jamais oublié de les appeler au jour de l'an.

La mère m'avait placée chez eux, j'avais 15 ans. 5 ans plus tard j'étais revenue dans ma vallée pour m'engager à l'hôtel du Commerce. J'étais femme de chambre, serveuse, je faisais le linge, le ménage... bonne à tout faire, quoi ! C'était du boulot mais je n'étais pas une paresseuse et ce que je préférais c'était être derrière le bar. Je trônais comme une reine sur la petite estrade. Les types, une clientèle de VRP et d'ouvriers de l'usine voisine, me charriaient tout le temps et comme je n'avais pas ma langue dans ma poche et un peu d'intelligence, j'avais toujours une répartie amusante. J'aimais leurs boniments, Il y avait ceux qui me tournaient un gentil compliment et les autres qui me pelotaient les fesses. Qu'est ce que j'ai ri !Quand ils me plaisaient je les suivais dans leur chambre sans faire de manière. Et quand ils quittaient l'hôtel, certains me glissaient la pièce et les moins radins, un petit paquet de billets. Je m'offrais une place de cinéma mon jour de congé (c'était mon évasion, et Danielle Darrieux, Nathalie Wood, mes modèles. Ah ce qu'elles pouvaient me faire rêver ! ), le reste gonflait mon modeste pécule. Un des gars avait voulu me marier, j'approchais la trentaine, j'ai dit oui et je suis partie au hameau d'à côté. C'était plus la même vie, fini le cinéma, plus de compliments, ça rigolait pas souvent à la maison. J'avais un gosse de 6 ans qui me tapait sur les nerfs quand le docteur, un jour, est venu m'annoncer que j'allais me requinquer à Sainte Madeleine, une maison de repos où je serais bien soignée ; les gens disaient que c'était un asile de fous. J'y suis restée longtemps, sa tante s'est occupée de lui. Depuis, quand il venait nous voir (il étudiait à la ville) c'était toujours chez elle qui vivait au rez-de-chaussée, qu'il s'arrêtait en premier. Pourtant moi, je l'attendais à ma fenêtre, le cœur battant quand j'apercevais sa voiture au détour du virage. J'étais impatiente de le serrer dans mes bras. J'aurais voulu, dès son arrivée, qu'il grimpe l'escalier en courant. C'est normal, c'est mon fils, je suis sa mère. Mais mon crétin de fils, c'est toujours elle qu'il embrassait d'abord. Enfin plus aujourd'hui. Parce qu'un jour elle a attrapé une cochonnerie au sein, puis à l'intestin et à la tête pour finir. Un genre de crabes et quand son corps s'est mis à grouiller de crabes, elle est morte. Tant mieux. Mon imbécile de fils, je l'ai pour moi toute seule maintenant.

J'ai mal, je ne comprends pas ce qui se passe, pourquoi est-ce que je pense à tout ça, et le dîner... je m'ennuyais ; des sirènes hurlent, des gens crient, je les entends dire qu'il y a des morts.

Je me souviens. Nous rentrions du réveillon. Mon fils conduisait et mon mari était à son côté. Ils ne parlaient pas. Puis mon mari est entré dans une colère noire. Il m'a dit qu'une fois encore je leur avais fait honte, que j'étais juste bonne à raconter des insanités ou faire la gueule. Il hurlait que j'étais une vieille folle, une folle à lier. Que j'allais finir à Ste Madeleine, que je devrais y être depuis longtemps et même que j'aurais dû y rester. J'ai pleuré et mon fils a crié aussi...   

Je me rappelle que la voiture a glissé, et d'un choc violent.

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