Dernières minutes du temps règlementaires
Michael Ramalho
L'origine de la terreur liée à ma propre mort ne date pas du décompte funeste auquel s'adonne un pauvre vieillard désœuvré, calculant le faible nombre de jours qu'il lui reste.
Elle est bien plus ancienne. C'est au moment où s'est refermé un autre chapitre de mon existence sur un échec, celui de devenir parents avec ma tendre Adélia, que cette angoisse m'étreint pour la première fois.
Après ceux sur l'enfance et l'adolescence qui ne comportèrent aucun reliefs particuliers, elle arriva par surprise, me condamnant depuis à l'éprouver sans répit et tuant mon Adélinha au passage. Car c'est bien elle, j'en suis sur qui l'a fait mourir. Confrontée au désespoir de se résoudre à l'absence de rires et de joies dans notre univers, elle s'est laissée dépérir.
Les gamins de la résidence vont encore se moquer de moi lorsqu'ils me croiseront dans ma tenue de footballeur. Ils me prennent pour un vieil homme gâteux mais je n'ignore pas ce qui les fait rire. Le maillot il est vrai, est trop ajusté et fait ressortir mon ventre, mais sa teinte bleue roi ornée du numéro dix, celui des artistes de ce jeu, me sied encore pas mal. Et puis mes mollets, musclés par une pratique intensive de ce sport tout au long de ma vie, ceints dans mes chaussettes rendues plus volumineuses par les protège-tibias, me donnent de l'allure.
Les petits saligauds, ils caquètent quand je passe devant eux. Ils trouvent que mes jambes malingres et ma panse rebondie me donnent l'air d'un poulet. Avec peine, j'ai dû me résoudre à ne plus aller au stade déjà chaussé de mes crampons. La marche sur le bitume me provoquait d'intenses douleurs aux genoux et au dos.
Ce matin se déroule la rencontre inaugurale de la phase de groupe de la coupe du Val de Marne des Vétérans. Mon équipe, le Nogent FC affronte l'équipe du Braga de Joinville, un club composé d'anciens immigrés du nord du Portugal. Je me souviens avoir bondit de joie en découvrant le tirage car c'est de cette région –le Minho- dont étaient originaires les parents de ma chère Adélia.
Cette année, je prie pour que nous nous qualifiions pour le tournoi principal. Et pourquoi pas aller au bout. Il reste de la place sur l'étagère à trophée du bureau du président. Pourvu que Dédé notre numéro neuf, soit efficace. Même si mes guiboles ont perdu en vélocité, je promets de faire de mon maximum au milieu de ce terrain qui me semble immense désormais.
J'avance doucement le long de la marne en regardant les magnifiques maisons qui la bordent. Des tondeuses, des perceuses, des tailles haies se mettent au travail. Des enfants jouent dans les jardins. Leurs rires et leurs cris remplissent l'atmosphère. Comme elle aurait aimé les entendre mon Adélia. Les reflets mordorés sur la surface du fleuve me réchauffent et m'encouragent à continuer. En contrebas la plage fluviale apporte une touche d'exotisme au tableau.
Plus jeune, il m'arrivait de me baigner dans ce type d'endroit accompagné de mes amis et plus tard de ma petite Adélia. Ces dernières années, j'ai assisté au retour de cette pratique. A l'ombre, assis sous un peuplier qui vieillit en même temps que moi, j'ai plaisir à revoir cette jeunesse se déployer avec insouciance.
Un peu plus loin, la passerelle de la guinguette. Dans nos belles années, nous venions danser dans un lieu pareil à celui-ci les dimanches après-midi. Il me semble réentendre la musique de l'accordéon et sentir à nouveau le corps souple et chaud de ma femme dans mes bras. Mon menton trésaille.
Je détourne mon attention vers un papier plié au fond de ma poche. Le calendrier des rencontres. Après les portugais de Joinville, nous affronterons l'équipe de Champigny sur marne. Là-encore, j'éprouvai une joie ineffable en découvrant cet adversaire.
C'est dans cette ville que ses parents habitaient. Sa famille s'était installée dans le gigantesque bidonville qui avait poussé comme un champignon dans les années 60. Mon père, possédait une entreprise de bâtiment et s'y approvisionnait en main d'œuvre chaque matin. Il ne tarissait pas d'éloge sur le côté bon marché et travailleur des portugais. Et c'est à cette occasion que je la vis pour la première fois.
Un jour que le vieux voulait me remettre du plomb dans la tête à cause de deux ou trois bêtises que j'avais commises, il m'avait obligé à trimer avec lui sur le chantier. Je m'y revois, affalé sur mon siège, tout renfrogné à cause d'une gifle qu'il m'avait assénée. J'en reçu une autre en la voyant. Je vis cet être gracieux volé au-dessus des immondices et de la boue omniprésente pour apporter à son père la gamelle qu'il était sur le point d'oublier. Celui-ci déposa un doux baiser sur les mignonnes tresses brunes de sa fille pour la remercier. Nos yeux se croisèrent et elle occupa immédiatement le moindre espace de mes pensées. Il me fallut tout mon courage pour l'inviter à sortir un dimanche dans un restaurant portugais qui organisait des après-midi dansantes –je me dis qu'elle s'y sentirait plus à l'aise- se situant à quelques dizaines de mètres à peine de cet infâme campement.
Cette sortie initiale fut un ballon d'essai qui me permit de découvrir un peuple accueillant et chaleureux. Tout au long de ma vie auprès d'Adélia, j'ai découvert leur culture, les personnages bigarrés qui la font vivre et la beauté triste de leur pays.
C'est décidé après le match –peu importe le résultat- je retournerai au vieil emplacement du bidonville. Aujourd'hui, il ne reste plus rien. Un Parc a pris sa place. La boue du terrain vague n'existe plus, remplacée par du gazon donnant un l'endroit un aspect artificiel. Ici et là des arbres ont été plantés. Par beau temps, il est envahi par les familles qui pique niquent, les amoureux qui s'embrassent et des joggeurs essoufflés.
Tout au nord, dans sa partie la plus haute, un monument a été érigé pour se souvenir dans quelles conditions indignes furent accueilli ces immigrés. Sur des oliviers disposés tout autour, je taillerai sur le tronc avec mon canif, les prénoms de Paul et d'Adélia dans un cœur.