Derrière la porte...

Xavier Reusser

Nouvelle écrite pour un concours dont le thème était : "Derrière la porte..."

Jour 2


Ce matin, j'ai trouvé une ramette de papier et deux stylos bille sur la petite table. Alors j'ai commencé à écrire, sans savoir pourquoi ni pour qui. Il faut bien passer le temps. Je me suis réveillé hier dans cette petite pièce, trois mètres sur trois environ. Pas de fenêtre, des murs blancs, un lit scellé au mur, dans un coin une cuvette WC et un lavabo avec un distributeur de savon liquide, une table et une chaise accrochés ensemble comme les vieux pupitres d'écoliers, le tout également fixé au mur. Un néon au plafond diffuse une lumière agressive, chirurgicale. La porte close n'a pas de poignée. Juste une petite trappe en bas, comme une chatière, verrouillée de l'extérieur et par laquelle ils me font passer les repas. "ils". Qui sont-"ils" ? J'ai beau tourner et retourner la question, je n'en ai pas la moindre idée. Avant-hier soir, j'étais seul chez moi. Je me suis couché après avoir visionné un épisode de Prison Break, j'ai réglé mon réveil sur 6h30, pas de rendez-vous prévu, mais j'avais décidé de reprendre ma vie en main et tout commençait par un footing matinal en bord de Seine. Puis je me suis endormi... et réveillé là, dans cette pièce inconnue. Mes vêtements étaient posés au pied du lit. Je me suis habillé à la hâte, j'ai essayé d'ouvrir la porte, puis j'ai paniqué. J'ai appelé au secours, crié tant que j'ai pu, rien ne s'est passé. J'ai alors repéré un plateau de petit déjeuner sur la table. J'ai mangé en essayant de réfléchir à ce que je faisais ici, enfermé dans ce qui ressemblait de plus en plus à une cellule. Impossible de me rappeler quoique ce soit de la nuit, pas de mal à la tête, je n'avais pas la sensation d'avoir été drogué, mais forcément, pour me transporter ici dans mon sommeil... Je n'ai pas fini le petit déjeuner.

J'ai passé beaucoup de temps à chercher un moyen de sortir, j'ai essayé de desceller le lit ou la table, sans succès, de défoncer la porte à coups d'épaule, j'ai hurlé à me casser la voix, puis j'ai fini par m'asseoir sur le lit et me demander qui m'avait enlevé, et pourquoi. Je ne suis pas riche, je n'ai pas d'ennemi, je n'ai pas d'ami non plus d'ailleurs, je n'ai pas de famille... Que veulent-ils de moi ? "ils". Qui sont-"ils" ? J'ai inspecté le moindre recoin de ma cellule à la recherche de caméras ou de micros, mais je n'ai rien trouvé. J'étais prostré sur le lit lorsque la chatière s'est entrouverte pour laisser passer un nouveau plateau repas dans la pièce. J'ai eu beau me précipiter en criant, le temps que j'arrive à la porte, la trappe s'était refermée et j'étais de nouveau seul. J'ai mangé sans appétit, je me suis allongé, la lumière s'est éteinte et je me suis endormi instantanément.

Au matin, les deux plateaux avaient été enlevés et remplacés par un nouveau petit déjeuner, avec une ramette de papier et deux stylos bille sur la petite table. Alors j'ai commencé à écrire, sans savoir pourquoi ni pour qui.




Jour 3


Toujours aucune idée de la raison de ma présence, j'ai hurlé toute la journée d'hier en me persuadant que quelqu'un me répondrait... Personne ne m'a entendu, ou bien personne ne m'a écouté. De là où je suis, la nuance entre les deux n'existe plus. En fait, tout ça ressemble un peu à ma vie d'avant, ma vie d'il y a cinq jours. Simplement, aujourd'hui, le monde extérieur assume son indifférence à mon égard. Ces derniers jours – mais je ne sais même pas si ce sont des jours, je n'ai aucune notion du temps, la lumière s'allume, je m'éveille et mon repas (du matin ?) est déjà là, puis après un laps de temps indéterminé, la trappe s'ouvre et mon repas (du soir ?) arrive. Peu après la lumière s'éteint, mais je suis déjà dans un état de somnolence avancé. Alors je sombre dans le sommeil jusqu'au prochain allumage. Ces derniers jours donc, j'ai guetté la main qui me jette mon repas du soir. Une main gantée, des gants à usage unique, comme dans les hôpitaux. Une main sourde à mes cris. J'essaierai demain d'attraper cette main, ou de la blesser peut-être ? Non. Si je la blesse, elle reculera et je serai toujours aussi prisonnier. Et elle ne reviendra plus. Il faut que je la saisisse, que je m'y agrippe de toutes mes forces et que j'oblige celui qui se tient derrière la porte à me parler, à m'expliquer...




Jour 5


Ma tentative pour établir un contact s'est soldée par un échec. Toute la journée j'ai guetté l'ouverture de la chatière. Après une attente interminable, j'ai entendu un cliquetis derrière la porte. La trappe s'est ouverte, le plateau est entré, j'ai aperçu les doigts qui le tenaient. Assis par terre, un pied de chaque côté de la porte, j'ai saisi le gant de mes deux mains et je l'ai tiré vers moi de toutes mes forces en parlant le plus vite possible, en demandant pourquoi, que voulez-vous, laissez-moi sortir... Sans un mot, sans un heurt, un tube métallique est passé par la trappe, et j'ai senti une vive douleur dans ma main droite, une décharge électrique qui m'a cloué au sol. Je me suis évanoui. Quand je suis revenu à moi, la chatière était fermée, mon pantalon trempé d'urine. Je suis allé le rincer au lavabo, j'ai mangé un morceau de pain et je suis allé me coucher.




Jour 6


Je suis constamment à l'affût de ce qui se passe derrière la porte de ma cellule. À force de me concentrer, je perçois des sons jusqu'alors inaudibles. Derrière la porte il y a de la vie, j'entends comme une respiration, un souffle intermittent. S'il y a un geôlier juste là, derrière, et que je parviens à identifier sa respiration, alors lui aussi m'entend. Je lui parle, j'argumente, je négocie, je m'efforce de lui inspirer de la pitié, mais rien n'y fait, le souffle irrégulier continue, imperturbable. Mon gardien est peut-être asthmatique et sourd.




Jour 7


La respiration derrière la porte était en fait le moteur de la ventilation mécanique contrôlée qui renouvelle l'air de ma cellule. Une petite grille sombre placée au bout du mur, à 30 cm du sol m'envoie de l'air frais. Les « expirations » et les livraisons d'oxygène coïncident... Je suis seul...




Jour 10


10 jours, c'est long. Je sais, je sais que le temps est relatif. 10 jours pour un tour du monde, c'est court. Mais 10 jours seul dans une cellule avec pour seul contact humain une main gantée qui me nourrit, c'est très long. Je ne suis pas même sûr d'être ici depuis 10 jours. J'ai eu dix périodes de sommeil et dix périodes de veille selon que le néon m'inondait de sa lumière crue ou non. Mais peut-être qu'ils allument et éteignent toutes les trois heures, peut-être qu'ils m'ont complètement déréglé... Pour tenir le coup, je m'accroche aux bruits. Quand je tire la chasse d'eau ou que j'ouvre un robinet, j'entends l'eau qui arrive ou s'écoule dans les tuyaux. Ils traversent le mur, mais je peux suivre leur trace de l'autre côté en collant mon oreille. Je remonte le cours de l'eau comme les poissons au printemps, mais la piste s'arrête au niveau de la porte de ma cellule. Derrière, la source se tarit, il n'y a plus rien, plus de son, plus de vie.




Jour 13


J'ai pleuré toute la journée, je n'en peux plus... J'ai fait un trou supplémentaire à ma ceinture pour ne plus avoir à remonter sans cesse mon pantalon. Moi qui voulait maigrir, c'est réussi. J'imaginais un régime différent.




Jour 15


Curieusement, je dors bien et facilement. Je ne me réveille qu'au matin, la lumière est allumée, les plateaux de la veille ont disparus et le petit déjeuner m'attend sur le bureau. Les toasts sont encore tièdes, ils viennent de les faire griller. À quelques secondes près, j'aurais pu rencontrer mes ravisseurs. Mais je me réveille toujours trop tard.

Tous les soirs après le repas, je suis pris de somnolence et il m'est impossible de lutter. La lumière s'éteint et je sombre dans le sommeil. Après avoir essayé de veiller plusieurs jours d'affilée au delà de l'extinction des feux, sans succès, j'en ai déduit que ma nourriture était droguée et j'ai sauté le repas du soir. Peine perdue, je me suis de nouveau endormi comme un bébé à peine la lumière éteinte. Peut-être qu'ils envoient un gaz inodore dans la cellule par la grille de la ventilation quand l'heure leur semble convenable. Quoiqu'il en soit, ceux qui sont derrière la porte décident de tout, de mes occupations, de mes repas, de mon sommeil.




Jour 17


Mon calvaire doit cesser. Je ne supporte plus d'être cloîtré ici sans rien savoir. Je passe la moitié de ma journée à sangloter, en position fœtale sur le lit, l'autre moitié à crier et demander grâce à mes geôliers. Je dois sortir coûte que coûte et c'est physiquement impossible. Je vais me suicider. Mais comment faire ? M'étouffer en avalant de travers ? Arrêter de respirer ? Me jeter sur les murs ? J'ai essayé tout à l'heure, je me suis juste assommé à demi. J'ai recommencé peu après mais la volonté était partie et l'instinct revenu, je me suis protégé le visage en heurtant le mur et je me suis fait mal au bras gauche. Je pourrais boire le savon du distributeur à côté du lavabo, mais je suis assez sceptique sur l'efficacité de cette méthode... J'ai décidé de commencer une grève de la faim.




Jour 19


À force de tourner et retourner la situation dans ma tête, je crois que je commence à comprendre leur mutisme. Ce que j'ai d'abord pris pour de l'indifférence pourrait n'être que pure bienveillance. Il est évident que mes ravisseurs me connaissent. Ils m'ont enlevé pendant mon sommeil, dans mon lit. Ils connaissaient mes horaires et mes habitudes... Ils savent ma solitude et mon isolement. Ils connaissent mes faiblesses et mes névroses. Ils m'ont enlevé pour me révéler à moi-même. Et c'est un chemin que personne ne peut faire à ma place. Seul, je l'étais chez moi, mais j'étais distrait par la vie tout autour. Seul, je le suis ici aujourd'hui, vraiment seul, et je peux enfin faire mon introspection. Cette retraite forcée n'a d'autre but que de me permettre de faire table rase de mon passé en le regardant en face. Je dois affronter mes erreurs, les expier et me pardonner. Mon autocritique est le prix à payer pour m'accepter et avancer enfin. C'est sans doute la raison de la présence du papier et des stylos. L'écrit permet d'assumer.

Alors je commence ma confession. Je la couche sur le papier, et je la lis à voix haute aussi, pour qu'ils entendent tout, qu'ils réalisent que leur plan fonctionne, que je coopère, pour qu'ils me parlent enfin, et qu'ils m'absolvent.

Je commence timidement par les vols de bonbons à l'étalage que je commettais à l'école primaire. J'enchaîne sur les grilles de notation du physique des filles de la classe que nous organisions avec les copains au collège. Ce n'était pas bien méchant, sauf quand nous affichions les résultats au tableau, avec des notes exagérées en bien ou en mal. Nous avons fait pleurer plus d'une camarade cette année-là. Mais je tiens à préciser que je n'étais pas l'instigateur du projet, c'était Seb le chef, moi je ne faisais que suivre le mouvement.

Une fois, c'était une idée de Paul, nous avons fait boire du rhum à un chat. Quand il a été bien saoul, nous lui avons lié les pattes. Puis nous l'avons couvert de miel et déposé sur une fourmilière. Au bout d'un moment, comme rien ne se passait, nous sommes repartis. Je me suis souvent demandé ce qu'il était devenu, ce chat. Paul, lui, est devenu responsable de la veille technologique dans un grand groupe de cosmétiques, il a bien réussi...

Et puis, l'âge augmentant, l'importance des fautes aussi. Il y a eu cette fête, beaucoup de monde, beaucoup de musique, beaucoup d'alcool, et puis Nico qui vient me chercher au bord de la piscine et qui me ramène dans la chambre, où Nathalie, ivre morte sur le lit, culotte aux chevilles, se plie aux désirs sexuels des copains. Et moi, qui sourit et me joint au groupe. Je regrette, mais je ne pouvais pas faire autrement, j'aurais été rejeté par les autres. Et puis Nathalie ne s'est jamais plainte de ce soir-là, elle n'en a jamais parlé, c'est donc qu'elle était partante, au moins un peu...

Tout ça s'explique sans doute par le modèle familial que j'ai subi. Ma mère qui me surprotégeait, mon père qui la trompait sans s'en cacher et qui buvait à en tomber raide dès qu'il passait une soirée à la maison, ma mère qui faisait mine d'accepter et qui pleurait en cachette. C'était toujours mieux que d'être une femme battue... Quand ils sont morts tous les deux dans un accident de la circulation (il était ivre au volant), je crois que je n'ai pas pleuré.

Je termine ma confession sur l'image qui me hante depuis quelques mois. J'étais en voiture, tard le soir, arrêté à un feu, quand j'ai vu débouler devant moi un gamin d'une quinzaine d'années, pas très grand, l'air terrorisé. Il s'est approché de la portière, m'a supplié par la vitre entrouverte de le laisser monter. Une bande de dix jeunes a rappliqué en courant, j'ai accéléré, le gamin est reparti à toutes jambes, coursé par les autres. Je les ai vu disparaître dans mon rétroviseur.

Épuisé d'avoir remué toute cette vase, je m'effondre sur le lit. La lumière s'éteint.




Jour 20


J'ai abandonné la grève. Ce matin, j'ai mangé ce qu'ils m'avaient déposé. J'ai tenu trois jours.

Une fois l'estomac plein, l'absurdité de ma séance d'autocritique d'hier m'a sauté à la gorge. Ça ne peut pas être ce qu'ils attendent de moi, ce serait trop retors. D'ailleurs, les feuillets sont toujours sur le bureau, dans la même position qu'hier. Je me fais à l'idée de subir la situation. Aujourd'hui, je l'accepte. Ma volonté et mon libre-arbitre sont niés ? Je l'accepte. Je dépends d'un ou plusieurs inconnus pour manger, dormir, respirer ? Je l'accepte. J'ai pleinement conscience d'être un chien, soumis au bon vouloir de son maître. Un chien qui se satisfait de sa situation. Si le maître est heureux, je suis heureux. S'il est mécontent, je fais ce que je peux pour le rendre heureux. J'espère qu'ils sont satisfaits de la rupture de mon jeûne. Toute la journée, j'écoute le moteur de la ventilation, les écoulements d'eau. Je guette le cliquetis du verrou de la chatière, quand je vois apparaître la main gantée et mon plateau, je frétille de joie. Il me nourrit, c'est qu'il pense à moi...





Jour 23


Je ne pleure plus, je ne crie plus, j'attends patiemment que les jours coulent. Quand je m'éveille, je dis bonjour au silence de mes geôliers. Je fais mon lit et prends le petit déjeuner. Puis je marche de long en large dans la cellule, et je fais quelques abdos, pour me maintenir en forme, comme dans les vieux films américains avec des prisonniers pendant la guerre. Je fais ma toilette, puis je dessine un peu sur le papier en sifflotant. Quand le repas du soir est déposé, je remercie la main, puis je mange en mâchant bien. Je range les plateaux, les couverts en plastique en parallèle dans l'assiette, les déchets regroupés. Je souhaite une bonne nuit au vide autour et je dors d'un sommeil sans rêve jusqu'au lendemain.




Jour 27


Ce matin, je me suis réveillé chez moi, dans mon lit. Je n'ai d'abord pas reconnu les lieux, je me suis senti perdu, puis j'ai compris que j'étais de retour. Ici, rien n'a bougé. J'ai été absent presque un mois. Je n'ai pas reçu de message sur mon téléphone, pas de courrier. Le manuscrit de ma captivité est posé sur mon bureau, confession incluse. J'ai ouvert la porte de mon appartement, juste pour vérifier que j'étais libre, mais je l'ai refermée aussitôt. Je n'ose pas sortir, j'appréhende les visages. Le simple fait de les regarder dans la rue par la fenêtre m'oppresse. J'ai fermé les rideaux. Je me sens terriblement seul, abandonné.




Jour 28


Personne ne m'a apporté de plateau repas. Alors je me suis fait livrer en commandant et payant par internet. J'ai demandé expressément que le livreur dépose le plateau sur le paillasson, sonne deux fois puis parte. J'ai cru que mon cœur allait percer ma poitrine quand j'ai ouvert la porte, récupéré la nourriture et refermé très vite. J'ai beaucoup de mal à m'endormir, les bruits rassurants de ma cellule, les tuyaux, la ventilation, me manquent.




Jour 6


Je m'endors plus facilement maintenant que je prends deux cachets pendant mon repas du soir. Toute la journée, je suis constamment à l'affût de ce qui se passe derrière la porte de ma cellule. À force de me concentrer, je perçois des sons jusqu'alors inaudibles. Derrière la porte il y a de la vie, j'entends les voisins qui partent au travail le matin, qui rentrent le soir, les télévisions et les bruits de couverts à l'heure du dîner. Plus tard, beaucoup plus tard, je les entends parfois faire l'amour, pas trop fort pour ne pas réveiller les enfants. Les sons étouffés de la rue me parviennent à travers la fenêtre, les bus, les klaxons, les voitures de police. Les rames de métro font vibrer le plancher. En me concentrant, je parviens à les visualiser qui passent en dessous de moi, loin sous la terre. Mais la piste s'arrête au niveau de la porte. Comme toujours.


Signaler ce texte