Des mondes en héritage
Laurent Buscail
Que s’est-il passé, qu’a-t-il bien pu me passer par la tête ? La violence de ses mots, mais plus encore leur pertinence. En quelques phrases, il m’avait entièrement mis à nu, des vérités si puissantes qu’elles avaient détruit ma carapace en un instant. Un tourbillon emportait toute ma cervelle hors de ma tête, je ne pouvais plus penser. L’adrénaline accentuait chacun de mes mouvements, mon corps se déplaçait comme au ralenti. Je n’entendais plus rien, seulement les battements de mon cœur qui gonflaient de plus en plus vite mes veines. Mes yeux se troublaient autour de mon regard et seul le centre de ma vision était parfaitement net. Je voyais sa longue barbe blanche qui cachait son cou depuis toujours. Soudain, je m’approchais violemment de son corps fatigué et dans ma main je sentis un objet long qui me paressait lourd, à tel point que tout mon bras se contractait. Je ne voyais plus que ses yeux à présent, il était effrayé. Cela faisait des siècles qu’il n’y avait plus eu une telle proximité entre nous. Son souffle court hérissa les poils de ma barbe de quatre jours. Ma main se leva d’elle-même, je ne commandais plus mon corps depuis déjà quelques secondes. Son attention fut attirée par quelques choses qui sortaient de mon poing fermé. Ses lèvres bougèrent, mais je n’entendis qu’un sifflement par-dessus le tambour qui frappait de plus en plus fort mes tympans. Je sentis sa pression sanguine dans mon autre main qui s’était emparée de son poignet et le rythme de nos cœurs s’entendit immédiatement sur le tempo à suivre. Ma main s’abattit avec une rare violence sur sa poitrine, une légère résistance l’empêcha de frapper son corps tout de suite, mais tous mes muscles se contractèrent et mon poing parvint à entrer en contact avec son pull tout doucement. Un voile noir passa devant mes yeux, l’ultime battement de son cœur avait résonné le long de la lame jusqu’au creux de ma main. Son poignet de l’autre côté se décontracta d’un seul coup. De ses yeux coulèrent deux larmes avant de très rapidement s’assécher, un rictus se dessina lentement puis mon reflet disparut de sa prunelle. Soudain, ma conscience revint peupler ma tête et me dégagea violemment de ce corps brusquement inerte. Un instant avait suffi pour stopper cette machine infernale. Des millions de connexions entre mes neurones se reformèrent et je compris ce que je venais de faire, mais je ne pouvais encore le détailler précisément. Je venais de tuer ; quelqu’un, un être vivant, un homme, un vieil homme, un père. Le couteau tomba de ma main et le sang se répandit sur le carrelage. Le corps pendait au bout de mon autre main, flasque, sans vie. Je relâchais le poignet et vit cette masse informe s’effondrer sur le sol lentement dans un léger bruit de frottement. À cet instant, je voulais tellement chasser de mon esprit ce qu’il venait de se passer que j’agissais comme si de rien n’était et me précipitai près du corps pour le réanimer. Je m’agenouillai contre lui et faisant abstraction de la tache sombre au niveau de sa poitrine, je lui tapotai les joues pour le sortir de cette torpeur passagère. Au milieu de sa chambre, je le redressai légèrement contre mon buste et me mis à le bercer dans un état proche de la catatonie. Je me mis à fondre en larme, alors que je peignai ses longs cheveux blancs autour de son crane et déposai un baiser sur sa tête dégarnie. Puis la colère revint, il m’avait poussé à bout, il l’avait bien cherché, il l’avait mérité, il le voulait. Sinon pourquoi me provoquer ainsi, pourquoi m’offrir ce couteau juste avant. Il voulait mourir et que ce soit moi qui le fasse. Je dois bien avouer que cela faisait bien des millénaires que j’attendais cet instant, mais maintenant que c’était fait, je me sentais vide. Quelque chose manquait et manquera à jamais, il ne sera plus là désormais. Que faire à présent, je ne m’étais jamais posé la question, que faire maintenant qu’il n’était plus et d’abord qu’allait-il se passer. Le monde allait-il continuer de tourner ? J’entendis les pas de l’infirmière arriver dans le couloir, puis frapper à la porte. Je bondis si brusquement que la tête du vieil homme retomba lourdement sur le carrelage.
— Je peux entrer, il est l’heure de la soupe, demanda l’infirmière en tournant la poignée de la porte.
Collé contre le mur près de la porte je pris la poignée avec les deux mains et la soulevai dans le sens inverse de l’ouverture.
— Non, merci, nous avons tout ce qu’il faut pour ce soir.
La pression sur la poignée disparut, mais l’infirmière resta un moment derrière la porte.
— Il lui faut quand même ses médicaments, insista-t-elle.
— Je passerai vous les réclamer dans quelques minutes, nous avons des affaires urgentes à régler pour le moment.
L’infirmière laissa passer quelques secondes qui me parurent une éternité avant de repartir en déclarant :
— Vous n’aurez qu’à me faire appeler à l’accueil.
La pièce tournait à toute vitesse, j’avais beaucoup de mal à respirer. Il continuait de m’emmerder dans sa mort. Les idées se bousculaient dans ma tête, cacher le corps, le laisser là, fuir, nier, avouer, mourir. Seulement dans ce genre de situation, aucune solution n’est la bonne et c’est généralement la pire que l’on choisit. Le fauteuil roulant me sauta aux yeux et mon esprit élabora un scénario qui aurait paru bancal au plus distrait des lecteurs. Je me ruai dessus puis le plaçai au milieu de la pièce bloqué par les freins, face à la masse sans vie. Je passai mes mains sous les aisselles du vieux, pris une grande inspiration et employai toutes mes forces pour le tirer jusque dans la chaise roulante. Une fois le corps jugé dans une position satisfaisante, je pris la couverture posée sur la tablette et l’emmitouflai à l’intérieur de sorte qu’il ne puisse se balancer de part et d’autre de la chaise. Ses lunettes de soleil et son chapeau finirent de le grimer en parfait petit vieux paré pour une sortie de fin d’après-midi.
Je contemplais le résultat à la recherche d’un détail qui pourrait démasquer le subterfuge lorsque je vis la tête se relever doucement et à travers la broussaille de poils blancs un rictus se dessiner. Malgré mon accoutumance à ce que l’on appelle l’étrange et le surnaturel, je perdis l’équilibre à la vue de ce cadavre s’animant devant mes yeux et je me retrouvai sur le carrelage, les fesses baignant dans le sang du vieil homme. Je mordis violemment ma lèvre de peur de laisser s’échapper un terrible juron des plus inquiétants pour le personnel soignant. En reposant le regard sur le vieux, sa tête reposait à nouveau sur son sternum et son sourire avait disparu. Je pensai que mon esprit me jouait des tours, puis ce furent ses doigts qui se mirent à s’agiter sous la couverture, pianotant d’impatience sur l’accoudoir du fauteuil. Il revenait déjà me hanter et s’amusait à me torturer l’esprit. Je le refusais, pas lui, c’était impossible. Quoi que ? S’il m’avait donné la vie, il devait bien être capable de tout, même de survivre à sa propre mort. Et puis ça s’était déjà produit, il y a très longtemps, mais aussi rapidement. Non, ça devait être mon imagination. Je me précipitai sur ses mains pour arrêter ce vacarme stressant. Lentement, je m’avançai vers sa tête et cherchant son regard par delà les lunettes noires je lui chuchotai :
— Tu es mort et moi je vis. Voilà la réalité de tous les mondes que tu voudras.
Posté derrière les poignées du fauteuil je partis à l’assaut du couloir de l’hôpital quand soudain je vis la flaque de sang rayé par mon pantalon. Merde ! Vite éponger et changer de pantalon. Le nettoyage se fit très rapidement, la salle de bain était fort bien pourvue en ustensile de nettoyage. Restait le problème du pantalon, un rapide coup d’œil dans son sac de voyage et je me retrouvai vêtu d’un pantalon à pince, bleu pastel absolument immonde. Je fourrai mon vêtement taché sous la couverture avec le vieux et avançai le fauteuil vers la sortie lorsqu’un dernier élément me vint à l’esprit. L’arme, bordel ! Le couteau me dévisageait d’un air accusateur sous la tablette, je le saisis et le glissai dans le dos de mon compagnon à porté de main en cas d’imprévu irrationnel et irraisonné.
Maintenant tout était bon, plus aucune trace, plus rien. Je partis satisfait, emportant avec moi les seuls témoins de mon acte irréparable. Un coup d’œil à droite, un coup d’œil à gauche, les couloirs se vidaient de leurs visiteurs. Je devais me hâter, des éclats orangés traversaient déjà les vitres du côté ouest. Je parcourais rapidement les quelques mètres qui nous séparaient des ascenseurs. Trop rapidement peut-être, je voyais la tête du vieux dodeliner devant moi. Il semblait écouter une valse. Soudain, l’infirmière sortit de la dernière chambre avant le virage vers les ascenseurs. Son attention était concentrée sur les plateaux-repas restants. En nous croisant, elle releva la tête et du coin de l’œil elle dut nous apercevoir, car je sentis son regard s’interroger dans mon dos. Avant de plonger vers les sorties, je vis ses lèvres amorcer une interpellation, mais en vain. Par chance, la porte d’un ascenseur s’ouvrit et nous montâmes dedans à peine les précédents usagers fussent-ils sortis. Tout se passait à merveille pour l’instant. Je venais de tuer quelqu’un et me baladais avec son cadavre dans un hôpital.
À un étage du rez-de-chaussée, la porte de l’ascenseur s’ouvrit et deux médecins entrèrent. La tête plongée dans un dossier, ils discutaient sur l’utilité d’une opération. Un son me transperça le tympan, des gouttes de sang s’écrasaient sur le sol, sous le fauteuil. L’un des deux chirurgiens se tourna vers moi et jeta un regard vers le fauteuil. Ma main glissa instinctivement vers le couteau. Il me lança un sourire, les portes s’ouvrirent et je vis ses yeux interroger la tête du vieillard qui roulait sur la grande couverture. Je m’éloignai le plus vite possible de leur vue. Dans le hall d’entrée, une infirmière de l’accueil m’apostropha et je lui répondis que nous n’en avions que pour quelques minutes tout en continuant ma folle évasion.
Une fois les grandes portes automatiques refermées derrière moi, je soufflai longuement, mesurant les imprudences que je venais d’accumuler. Non content de ce constat je m’apprêtais à les multiplier à une vitesse exponentielle. Les taches de sang devraient alerter rapidement quelqu’un si ce n’était pas déjà fait, je me dirigeais rapidement vers le parking, les places handicapées de préférences. Après un tour rapide des véhicules encore présents j’aperçus, un grand monospace garé en biais. Un rapide coup d’œil à l’intérieur me conforta dans mon choix, l’auto était spécialement aménagée pour recevoir un fauteuil roulant à l’arrière. Les loquets de serrures étaient relevés, le conducteur avait dû quitter le véhicule en toute hâte, car les clés étaient encore sur le contacteur. Comment était-il possible que les choses s’enchainent de manière aussi fluide. Avait-il tout prévu jusqu’à mon évasion ? Peut-être que je continuais de suivre son plan, peut-être me dictait-il encore mes faits et gestes. Même mort je n’arrivais pas à me défaire de son emprise. Je restai un moment à le contempler installé à l’arrière, me dominant sur son trône. Le soleil n’en finissait plus de descendre derrière moi. Pourquoi continuait-il à m’aider, malgré les guerres entre nous, malgré la mort, il était là. Il fallait qu’il disparaisse complètement. La porte coulissante se referma brusquement.
Nous partîmes en route vers un lieu que je savais désert. Un grand entrepôt désaffecté à l’extérieur de la ville. Dans le rétroviseur, je voyais sa tête acquiescer à tout ce que je disais. En chemin, prendre un bidon d’essence et une masse. Un premier arrêt à un dépôt de bricolage pour acheter le bidon et la masse, puis un second à la station-service. La nuit s’étendait à présent au dessus de nos têtes. J’étais de plus en plus froid dans mon attitude, la détermination était tatouée sur mon visage. La nuit s’annonçait très longue.
Le magasin de bricolage allait bientôt fermer ses portes, je laissai le vieux dans la fourgonnette garée à l'entrée sur une place handicapée et m'engouffrai dans les rayons. J'hésitais longuement devant les différentes masses. Il m'en fallait une que je puisse manier sans trop me fatiguer et qui soit assez robuste pour réduire des os en miettes. Un conseiller du magasin interrompit ma réflexion et me matraqua de question.
— Puis-je vous aider ?
Je restai les yeux collés sur les outils. Pourquoi y avait-il autant de masses différentes, cela me dépassait.
— Pour quel usage en avez-vous besoin ? Si c'est pour le bois, je vous conseille une masse merlin de 3kg.
Je m'emparai de la masse qui me paraissait la plus lourde. Je n'avais qu'une envie c'était de lui défoncer le crâne avec.
— Ah, par contre pour la démolition, une masse couple de 4 kg c'est idéal.
Je soupesai l'objet, le faisait passer de main en main. Sa bouche continuait de produire des sons, mais je n'arrivais plus à l'entendre. Je voyais la masse réduire sa tête en morceau. Des gouttes de sueur perlaient sur ma chemise. La masse s'éleva dans les airs, il fallait qu'il se taise, je devais savoir si cela réduirait des os en miettes. Le vendeur leva les yeux vers moi avec un sourire narquois.
— Attention l'ami, ça peut faire beaucoup de dégâts.
Au même moment, un policier entra dans le magasin, roulant des épaules, un air arrogant et satisfait flottant sur son visage. La masse retomba violemment dans le vide. Je vis une légère inquiétude déformer la figure du vendeur lorsque la tête de l'outil frôla le sol du magasin.
— Je prends celle-ci.
— excellent choix. Vous fallait-il autre chose ?
Mes doigts griffaient le manche de la masse.
— Des jerricanes d'essences.
Le vendeur partit dans l'allée centrale me faisant signe de le suivre.
— Suivez moi, c'est par là.
La masse me démangeait.
— C'est bon, dites moi juste où elles sont. Pour un bidon, je crois que je vais m'en sortir.
— OK, nous y sommes. Juste au bout de l'allée.
Des dizaines de bidons différents me faisaient face. Le vendeur sentit mon désappointement et pencha la tête vers moi, un sourire forcé agrafé sous le nez.
— Vous êtes sûr que vous n'avez pas besoin de mon aide.
Les ténèbres obscurcirent mon regard et je me tournai violemment vers lui.
— ça ira, merci.
Le vendeur comprit qu'il valait mieux me laisser et partit rejoindre sa collègue à la caisse.
Je pris quatre jerricanes de vingt litres chacun et alors que je me battais avec mes encombrantes acquisitions, le policier fit irruption dans le rayon. On aurait dit une mauvaise parodie de shérif, les deux mains accrochées à la ceinture, un cure-dent gigotant au bout de ses lèvres.
— Un coup de main ?
Je me demandais quand et qui allait prononcer le mot de trop, celui qui allait me faire imploser.
— Non.
Il détaillait avec attention les articles que j'essayais de trimballer jusqu'aux caisses.
— Vous partez traverser un désert ?
J'étouffai un rire nerveux.
— On peut dire ça.
Il me regardait traîner les jerricanes tout en se grattant la tête, l'air préoccupé.
— Mouais, dites-moi. C'est à vous la fourgonnette sur la place handicapée ?
Le sang se glaça dans mes veines, je restai un bref instant en suspens, mes yeux s'agitaient de gauche à droite.
— Heu, oui. Pourquoi, monsieur l'agent ?
Je posai mes articles sur le tapis de roulant de la caisse tout en gardant la main sur le manche de la masse.
— Oh, c'est juste que vous avez laissé la porte arrière grande ouverte, je vous l'ai refermée. Il n’y a pas grand monde dans les environs, mais quand même.
Mon cœur se sera, les questions se bousculaient dans ma tête. Qu'avait-il vu ? Le vieux s'était-il barré ? L'officier de police m'aurait dit s'il avait trouvé un vieil homme à l'intérieur. Où était-il parti ? Et merde !
— Cent neuf euros, soixante-quatre.
Je payai aussi vite que je pouvais et partis rejoindre mon véhicule vidé de son passager. Le policier resta discuter à l'intérieur, le temps que les employés ferment la caisse.
J'ouvris en grand la porte arrière, espérant le retrouver par miracle là où je l'avais laissé, mais la fourgonnette était bel et bien vide. Je frappai de rage la porte coulissante du véhicule en laissant échapper un juron. Les rideaux métalliques du magasin se refermaient. Mais où était passé ce policier ? Les bidons volèrent à l'intérieur du véhicule et la masse s'écrasa dans un bruit sourd. La porte refermée, je partis à la recherche du vieux et de son fauteuil. Des traces rectilignes me menèrent sur le côté du magasin. En avançant dans la pénombre, j'entendais le grincement des roues. Le fauteuil se balançait en équilibre sur une marche qui menait aux portes de service. La tête du vieil homme pendait lamentablement dans le vide, précipitant l'équilibre instable vers moi. Le fauteuil dévala l'escalier dans ma direction, quelque chose brillait sur le côté. Lorsqu'il sortit de l'ombre, je vis qu'il tenait le couteau pointé droit dans ma direction. Il prenait de la vitesse, le voir si menaçant, si effrayant, lui qui au contraire dégoulinait de bonté et de bienveillance, cela me paralysait. Des graviers ralentirent sa course et quelques-uns plus gros stoppèrent net le fauteuil. Le vieux fut propulsé dans les airs et s'écroula à mes pieds, le couteau planté à quelques millimètres de ma chaussure. Le spot au dessus de l'accès de service s'alluma, je pouvais entendre rigoler les employés derrière la porte. Je remis rapidement le vieux barbu dans son fauteuil, il me paraissait de plus en plus lourd. Lui remettre son chapeau, ses lunettes, non pas ses lunettes. Je replaçai tout juste le couteau dans son dos lorsque la porte s'ouvrit. Le silence se fit derrière moi, puis ils chuchotèrent. Je poussai le fauteuil brutalement vers la fourgonnette. Les employés s'éloignèrent et se remirent à rire. La porte coulissante s'ouvrit et le système automatique pour lever le fauteuil se mit en marche. Pendant que le vieux se faisait balloter par l'engin hydraulique, j'aperçus le policier qui me dévisageait, adossé contre la devanture du magasin en fumant une cigarette. Il ne disait rien, il me regardait refermer la porte coulissante sur le vieil homme. Il détaillait chacun de mes gestes de son regard supérieur alors que je prenais place sur le siège conducteur. J'avais l'impression qu'il me jugeait et que la sentence n'était pas loin. Il me fit simplement au revoir avec deux doigts et je disparus vers les routes qui m'éloignaient un peu plus de la ville.
Juste avant la sortie de la ville, je m'arrêtai à la station-service. Le véhicule étant déjà repéré je ne pris même le temps de payer les quatre-vingt litres d'essences et m'enfonçai rapidement dans la nuit en direction d'un vieux complexe agricole abandonné.
À l’entrepôt, une rapide inspection des alentours me rassura sur le caractère isolé des lieux. Je laissai les feux de la voiture allumés et sans plus de cérémonie je débarquai le fauteuil de la voiture et le positionnai au milieu de l’immense salle. Je fis tomber les lunettes du vieux, ses grands yeux me fixaient de la même manière qu’ils m’avaient toujours fixé, avec une bienveillance étouffante. J’ouvris sa bouche en grand et lui insérai un entonnoir. À bout de bras, je déversais dans sa gorge le plus de liquide inflammable que pouvait contenir son estomac. Une fois le cadavre gavé, je le sortis de sa chaise et le déposai sur le sol. Après quelques minutes de réflexion, je remarquai que l’entrepôt devait être à l’origine une ferme, car de grandes et larges mangeoires traînaient au fond. J’en tirai une près du vieux et le couchai dedans. Il me couta encore un effort pour vider le contenu du bidon d’essence sur le corps. Le liquide le recouvrait presque entièrement. Je pris le temps d’un dernier regard vers cet homme qui était encore un dieu il y avait quelques heures. Sa longue barbe douce m’appelait pour une ultime étreinte, mais il était trop tard pour cela. L’allumette glissa sur le grattoir et s’échappa de ma main. Le liquide s’enflamma instantanément. Une épaisse fumée envahit l’entrepôt, malgré tout je restais là à regarder ce corps brûler. À chaque instant, je m’attendais à ce que le sol se dérobe sous mes pieds, la terre s’arrête de tourner, que le monde entier disparaisse avec lui. À fin de préserver la batterie, je décidai d’éteindre les phares du monospace. Pendant plus de quatre heures, le foyer ne s’affaiblit à aucun moment. La graisse en se consumant avait laissé une légère pellicule huileuse noire sur moi. Je pouvais voir les os par endroits et le feu s’essouffler lentement. Armé de ma masse, je frappais le cadavre de toutes mes forces pour écraser les ossements et mieux répartir les braises. Le feu encore vif sur des parties du corps me léchait le visage. Il me fallut encore deux heures pour arriver à un tas de cendres satisfaisant. Il faisait de plus en plus sombre dans l’entrepôt. Mes bras me faisaient mal. À force de maltraiter la mangeoire, la tôle était complètement déformée. Ma sueur se confondait au dépôt graisseux qui tapissait mon corps. Cette ultime communion me rassurait dans un sens, c’était comme une dernière étreinte, la seule qu’il n’y ait jamais eu peut-être.
Au loin, par delà les grandes portes le soleil caressait déjà les brins d’herbe fraichement mouillés par la rosée. Je restai à contempler le tas de cendre qui dirigeait l’univers tout entier. Une bourrasque s’engouffra dans l’entrepôt et se précipita vers moi. Le vent rampa sur le sol survolant avec grâce la poussière, il ne laissait qu’une furtive traînée derrière lui. Je pensais encore que seul lui pouvait être capable de tel tour pour enfant. Puis la rafale plongea dans la mangeoire pour soulever les restes du vieil homme devant moi. Un rayon de soleil transperça brusquement l’entrepôt, les cendres tourbillonnaient devant moi. Chaque petit grain étincelait de mille éclats. Nous restâmes un instant à nous contempler mutuellement, puis je me rendis compte que lorsque je bougeais les bras, le tourbillon allait dans la même direction. La forme semblait même se gonfler et se dégonfler au rythme de ma respiration. Soudain, je compris qu’il n’y avait aucune magie de sa part là dedans. Il était mort, réellement mort. Ce vent, c’était moi qui l’avais fait entrer et c’était encore moi qui faisais vivre le vieux quelques minutes de plus. Je levai les bras en l’air et vis le nuage de cendre s’élever au-dessus de ma tête. Je regardai une dernière fois tendrement ses restes. Les larmes coulaient le long de mes joues, un sourire immense ouvrait ma bouche en grand. Mes bras se jetèrent violemment en direction des grandes portes et le vent emporta les cendres se perdre dans les rayons du soleil. Un rire éclata entre mes lèvres, tout mon être brûlait de désir nouveau, toute mon âme réclamait la vie, la grande vie. Soudain, je partis en courant à la suite du nuage de cendre qui disparaissait déjà dans le bleu du ciel. Les grandes herbes me fouettaient les jambes, la rosée me lavait lentement des vestiges du vieillard et je décidai d’accélérer le processus. Une légère brume se leva, les micros gouttes se déposaient sur moi et me trempaient de plus en plus à mesure que je courrais dans cette nature vierge. Dans mon dos je sentais les ailes repousser et me faire quitter le sol. La tête me tournait en pensant à ce qu’il avait fait pour moi. Il m’avait choisi moi parmi tant d’autres et m’avait donné le monde tout en me laissant le choix d’en faire ce que je voulais. Ce jour-là, alors que je m'élevais dans les airs annonçant le soleil comme dans mes plus jeunes années, je me souvins que mon père m’aimait et croyait en moi tout comme en chacun d’entre nous.
Tout comme moi.