Des plumes dans les veines

Laurent Buscail

Les gyrophares tapissaient la nuit de rouge, les sirènes hurlaient à la lune. Tu étais allongé sur un brancard, une femme regardait des lignes sautillantes sur un moniteur. J'étais là aussi, comme toujours, condamné à te voir souffrir et peut-être mourir. Quelques gouttes d'un liquide épais suintait de tes veines encore gonflées par le poison. Tu avais les yeux révulsés, la tête en arrière comme un dément. Tes muscles se contractaient dans des spasmes effrayants. Ce n'était pas la première fois que je te voyais ainsi, mais à l'intérieur de moi une certitude grandissait. J'étais las de te voir te détruire, fatigué de te relever. Je me sentais coupable de faire partie de ce cercle vicieux. Je me perdais à te soutenir quoi que tu fasses. L'un de nous deux devait laisser l'autre s'en aller.

L'ambulance traversait les carrefours aussi vite qu'elle pouvait. Les quelques voitures noctambules s'écartaient de notre chemin, certaines plus que de raison au risque de créer un accident. Les lumières de l'hôpital étaient encore loin, beaucoup trop loin. Combien de fois avions-nous fait ce voyage ? Combien fois l'auras-tu encore fait ? Trop souvent, nous sommes arrivés in extrémis. Secrètement, je souhaitais te voir déménager à côté de l'hôpital. Ton cœur galopait jusqu'à l'explosion, les bips affolaient l'infirmière qui criait au chauffeur d'aller plus vite. Te souviens-tu du sprint que tu avais fait sur le quai de la gare lorsqu'Alice t'avait quitté ? J'avais dû t'arrêter en te lançant des coups de poignard dans la poitrine. Elle avait été ta première excuse pour plonger. Je ne te suffisais pas moi. Constamment à tes côtés, depuis le premier jour.

Toutes les étoiles pourraient en témoigner, elles aussi étaient présentes la nuit où je t'ai accompagné acheter tes premières doses. Tes mains tremblaient, tes phrases étaient mal assurées, à peine audibles au milieu de la musique étouffée. Les traces de vomis et de pisses collaient aux pieds, les lavabos transpiraient des sécrétions humaines multiples, l'odeur me soulevait le cœur. Le vendeur arborait un sourire narquois, sous ses lunettes de soleil se cachaient des yeux paranoïaques à l'affut du moindre geste, de la moindre personne suspecte. Tu avais pris très maladroitement le sachet d'héroïne et avait manqué de le faire tomber. Je ne te cache pas que j'aurais voulu qu'il te tombe des mains, ou qu'un flic arrive à l'improviste, ou même qu'un tremblement de terre emporte le vendeur et ses doses. J'aurais voulu que tu t'aimes assez pour ne pas faire ça, mais te voilà, couché sur ton divan, à suivre des instructions piochées sur internet pour te faire ton premier fix.

Ma gorge était nouée, j'étais paralysé, tu avais mis ta petite préparation dans une cuillère tordue comme l'on voit dans les films et tu commençais à la porter jusqu'à ébullition. J'espérais encore te voir abandonner lorsqu'il te fallut t'y reprendre à deux fois en rajoutant du jus de citron, car il restait toujours de gros morceaux non dissous. Pendant que tu remplissais ta seringue, des larmes roulaient sur tes joues. Tu pleurais pour moi. Je regardais tes dents serrer violemment la ceinture enroulée autour de ton bras. L'aiguille perça un trou dans ta peau et l'espace d'une demi-seconde tu hésitas, le pouce sur le piston je priais pour que tu arrêtes. Le liquide brunâtre se frayait un chemin à travers ta veine, remontant le bras, les épaules, la tête, le cerveau avant de redescendre jusqu'au cœur pour enfin contaminer ton corps tout entier. Et là pour la première fois tu m'as parlé, tu m'as vu, tu m'as presque touché. Je ne m'y attendais pas du tout. Je t'avais fait peur, toute cette lumière. Tu m'avais souri, je m'étais approché. Tu m'as juste dit : « Aide-moi. » J'étais totalement désemparé, je ne savais pas comment faire ça. J'avais l'impression de n'avoir jamais su. Ce fut la seule fois où tu me vis aussi clairement, malgré tous tes autres shoots avec différentes drogues. Un soir, quelques minutes pour toute une vie à tes côtés, enfin jusqu'à ce qu'on se retrouve une dernière fois dans cette ambulance.

Je pensais que jamais nous n’arriverions à ce maudit hôpital. Ton cœur battait si vite. Je me souvenais de tes premiers bobos, c'était moi qui te chuchotais au creux de l'oreille que ce n'était rien, que tu pouvais te relever, continuer à avancer. Jamais je ne te lâchais, constamment enchaîné à tes côtés. Tu avais peur, je te tenais la main. Tu avais froid, je t'enlaçais de tous mes bras. Tu riais, je riais encore plus fort. Tu aimais, je te laissais aller un peu. Tu pleurais, je séchais tes larmes.

À la mort de tes parents, je t'avais serré si fort dans mes bras que tu ne pouvais plus bouger. Tu étais si jeune quand l'appartement du dessus avait explosé. Tes muscles étaient si frêles lorsque tu avais voulu tirer ta mère de dessous les décombres. Tes poumons étaient encore trop peu développés alors que les flammes et la fumée envahissaient l'appartement. Tes yeux étaient encore inondés d'innocence tandis que tu regardais ton père, assis par terre au milieu des flammes, les membres fracturés, t'implorant de t'en aller. C'était la première fois que je me permettais d'intervenir. Une seconde explosion t'avait sorti de ton expectative et t'avais même projeté par la fenêtre vers le parking trois étages plus bas. Je t'avais alors pris dans mes bras et accompagné ta chute. Les pompiers t'avaient retrouvé sur le toit en toile d'un cabriolet qui exceptionnellement était garé à une autre place que la sienne.

Il ne restait plus que deux carrefours, mais l'ambulance pila devant deux camions de pompiers occupés avec deux voitures en flammes qui bloquaient la route. Le chauffeur prit une ruelle juste assez large, les rétroviseurs explosèrent immédiatement. De l'intérieur, on pouvait voir des étincelles filer derrière les fenêtres. La fourgonnette ballotait d'un mur à l'autre. Je me souvenais la fois où ta famille d'accueil t'avait emmené aux montagnes russes. Tu n'avais pas eu besoin de moi, tu n'avais pas peur. Tu n'avais plus peur. Ton visage se refermait un peu plus à mesure que les bosses s'accentuaient. Tout autour de toi, les enfants riaient, criaient, mais tu n'étais déjà plus un enfant. Cela me faisait tellement mal qu'une de mes larmes roula sur ta joue. L'ambulance sortit de la ruelle dans un formidable dérapage, renversant poubelles et autres débris.

L'aurore déposait déjà ses touches de roses sur l'horizon et quelques matinaux commençaient à se presser dans les rues. La sirène précipitait le réveil de ceux qui avaient laissé leur fenêtre ouverte, profitant des nuits encore fraîches de ce mois de juin. Ton cœur s'était arrêté, l'infirmière cria à son collègue de se grouiller. Elle s'empara des palettes du défibrillateur, le temps de charge me parut durer une éternité. Je ne devais pas t'aider, si je le faisais je savais que je ne te reverrais plus. J'enrageais, je maudissais le ciel. Ce choix impossible me torturait. Je te criais dessus, je criais sur l'infirmière, l'ambulancier et toute la création. Je voulais revoir ton sourire qui te faisait défaut depuis qu'elle était partie. Te revoir aussi heureux que lorsque tu avais échangé ton premier baisé avec Stéphanie l'après-midi de tes sept ans sur la balançoire dans son jardin. Sentir ton corps vibrer comme la nuit où tu as entendu le public t'acclamer lors de ton premier baissé de rideau. Te voir fondre pour les yeux d'amandes d'Alice, échanger des sourires gênés puis vous dévorer du regard dans un bar enfumé. Vous contempler toute la nuit, enlacés, passionnément beaux. Au lieu de ça, je te voyais te détruire, explorer des réalités qui n'existaient pas, m'oublier, t'oublier.

Cette machine me faisait toujours horreur. Tes muscles se contractèrent une première fois. Le spot lumineux continuait de tracer une ligne désespérément plate. Des palettes sortirent à nouveau de l'électricité qui parcourut ton corps, à travers les tissus, suivant les muscles et les veines jusqu'au cœur qui ne voulait plus rien savoir. Fallait-il te laisser mourir et te garder tout à moi pour l'éternité ou te faire vivre au prix de mon existence à tes côtés ? Et pour vivre dans quel cauchemar ?

Un bip retentit dans la machine, le spot lumineux dansait de nouveau, très lentement, mais tu vivais toujours. Prêt à repartir dans ton calvaire. Soudain, des pensées me torturèrent, si je pouvais t'aider à vivre, je pouvais sûrement t'aider à mourir. Cette idée me terrifia, mais te voir ainsi ravagé et sans avenir me rendait malade. Les premiers rayons de soleil traversaient les immeubles, des ombres de géants arpentaient les trottoirs. Je n'arrivais pas à chasser de mon esprit ton regard, la seule fois où tu m'avais réellement vu. Je ne pouvais m'empêcher de penser que nous serions réunis dans la mort. Un amour égoïste et cruel m'aveuglait. Tu serras fort la main de l'infirmière, sa main était douce. Tu ouvris fébrilement les yeux, les siens étaient deux billes de turquoises parfaitement taillées. Je ne sais pas si elle t'a entendu, mais tu lui as demandé de ne pas te laisser crever. Son visage qu'elle s'efforçait de garder le plus inexpressif possible jusqu'à présent, se détendit un instant et malgré les larges sillons creusés par la fatigue, elle te sourit. Elle s'adressa à toi, te faisant parler. Tu la fixais, tu ne pensais plus qu'à elle, qu'à ses yeux, sa bouche, ses oreilles, ses courbes légères sous son uniforme. J'étais soudainement jaloux de l'intérêt que tu lui portais, elle qui venait de te ramener à la vie. Elle qui semblait si facilement effacer toutes les autres. Au prix d'un effort surhumain, tu souris à ton tour et tu chuchotas une phrase qu'elle n'entendit pas à cause de la sirène qui résonnait à l'intérieur de l'ambulance. Elle approcha son oreille de ta bouche. Je souffrais de cette subite intimité, mais me réjouissais de te voir porter un nouvel intérêt à la vie. Tu répétas, je vous aime.

La machine se remit à hurler un long râle strident interminable. Tes yeux restaient grands ouverts, ta poitrine restait immobile, ta main flottait dans la sienne. Elle resta quelques instants les yeux dans le vague, comme si tu lui avais vidé son regard.

Ta dernière nuit serait-elle une nuit de pleurs où tu chassais une énième fois les démons de ton cœur ? La télévision à fond dans ton appartement, seul, tu avais pris machinalement ta seringue pleine d'une coke d'un tes nouveaux amis. Après quelques minutes, tu avais été pris de violentes sueurs, la panique gangrénait ton cerveau. Des flashs lumineux t'agressaient sans raison et les couleurs s'échangeaient, se mélangeaient. Un bad trip comme tu n'en avais jamais vécu. Cette nouvelle coke était beaucoup trop puissante. Ton cœur s'était emballé, tu disais que tu allais mourir. Tu t'étais levé pour te rassoir aussi vite. Tu avais rampé jusqu'au couloir, puis tu avais marché très lentement vers la porte. Ta poitrine brûlait de l'intérieur. Tu étais resté bloqué la tête contre la porte de ton appartement grande ouverte. Tu criais à l'aide de toute tes forces. Tes bras désarticulés s'agitaient dans le vide. Une lampe était tombée et avait explosé. Tu restais là, à regarder le sol, la main sur ta poitrine. Tes yeux étaient partis en arrière une première fois puis tu t'étais remis en marche vers les escaliers. Tu continuais à crier, les pompiers, le SAMU. Je vais crever. Une chute t'avait rapproché du rez-de-chaussée. Au secours. Les dernières marches avaient été un véritable calvaire. Tu te balançais de droite à gauche, en caleçon et en t-shirt. Ton élastique pendait toujours lamentable autour de ton bras. Tu t'étais étalé sur le carrelage du hall d'entrée. La porte de l'immeuble n'était plus qu'à quelques mètres. Au secours. Ta gorge s'était gonflée. Tes yeux s'étaient refermés, ton rythme cardiaque s'emballait, le souffle court, tu avais rouvert les yeux brusquement. Ton corps te brûlait. Tu avais essayé de te relever, mais tu t'étais arrêté en plein milieu, le dos vouté, les mains appuyées sur un genou. Tu ne pouvais plus bouger. À l'ai... Ton cri était resté en suspens. Tu étais resté figé comme ça quelques secondes et ils étaient arrivés. L'interphone avait crépité, la serrure s'était débloquée et la porte avait découvert l'ambulancier et l'infirmière. Avant de te prostrer à nouveau tu avais crié coke. Notre dernière nuit.

Le chauffeur entendant le long bip et aucun autre bruit provenant d'une quelconque activité de sa coéquipière, se retourna pour jeter un œil à travers la vitre de communication. Le temps resta suspendu quelques secondes, pendant que l'ambulance se jetait vers l'entrée de l'hôpital à l'aveugle. La roue avant droite se souleva, je me jetai sur toi pensant te protéger. Le véhicule bascula sur le côté droit, la tête de l'infirmière percuta le plafond et elle s'évanouit, éparpillée sur le flanc de l'ambulance qui finissait sa course à proximité de l'entrée. J'avais l'impression que tes yeux me dévisageaient. Ton cœur avait cessé de battre et pourtant tu me fixais. Je t'entendis me parler aussi clairement que je ne t'avais jamais entendu : « Que dois-je faire maintenant ? »

Vis.

Je me sentis aspiré dans ton corps à travers ta poitrine, je me frayai un chemin jusqu'à ton cœur. Je me concentrai sur ton sang, redonner un mouvement, faire repartir la machine. Je poussai encore et encore de toutes mes forces vers les artères et sentis soudainement un courant m'emporter, me dissoudre dans ton corps et puis plus rien.

À toi, maintenant que tu m'as rejoins après toute ses années, raconte-moi ce que j'ai manqué.

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