Désastres

François Vieil De Born

 

 

 

 

 

 

D E S A S T R E S

Le mot « désastre » invite maladroitement à l’emphase et à l’alexandrin.

 Voyons ce que l’on peut en faire.

Tokyo.

Pas de sifflement précurseur ou de dégagement de fumée annonciatrice mais des râles surpris, des convulsions épouvantables et contraintes dans la rame bondée, des soubresauts par terre de corps piétinés. La rame s'arrête à la station, les portes automatiques s'ouvrent sur des corps qui en tombent, des yeux exorbités, des bouches dégorgeant de salive moussante et de glaires, des fluides corporels plus longtemps retenus sous l'effet du sarin. Le chauffeur de la rame s'effondre sur le signal d'alerte, son uniforme parfaitement pressé éclaboussé de vomissures.

Les premiers sauveteurs apparaissent et convulsent également. Un centre médical d'urgence est monté en retrait, les masques à gaz sont distribués, l'atropine est injectée aux pompiers et aux survivants.

Les morts et les vivants sont dénudés, douchés et retirés de l'underground japonais. La police arrête l'aveugle sale aux yeux blancs révulsés d'Aum Su Kuyi et lui passe des menottes à peu près inutiles.

Libéria.

Des fusils d'assaut en mauvais état, négligemment tenus et dangereusement orientés encadrent la scène.

Au centre, des coupe-coupes luisants prolongeant des mains noires et des bras noirs luisants tombent en vrombissant, hachent et détachent dans un long et lent jet de sang des mains noires et des bras noirs luisants.

L’enfant à la Kalachnikov pense à l’école, à l'arbre aux palabres, à des rues sans cadavres gonflés, peu à peu dispersés dans l’ordure. Il vise en rigolant les angolais abrités, soldats au casque bleu. Il secoue dans sa bouteille plastique le vin de palme qui étourdit et écrète la douleur. Il n'a plus vu sa mère et ses sœurs battues et violées avant d’être emmenées en forêt par les grands qui l'ont pris. Il couvre le repli des grands, pas même à couvert, sous le feu erratique d’autres enfants tueurs.

Capturé, il est battu presqu’à mort par les observateurs de l'OUA, jeté dans un camion sous l'œil aguerri, commerçant et photographique des correspondants de guerre. Les descendants d’esclaves, affranchis revenus de l’Amérique à l’Afrique se battent pour le bois et puis pour le diamant.

Mayotte.

Les touristes suants dans leurs vestes à poches et sans manches, lourdement chaussés, descendent du lac acide, couleur émeraude, presque parfaitement circulaire formé dans l'ancien volcan et se dirigent vers la plage tropicale. Ils ont vu la pirogue ou le boutre dématé aux voiles déchirées, drossé sur les rochers épars. Des immigrants venus de la Grande Comore surpeuplée viennent à Mayotte pour servir d'esclaves volontaires aux mahorais, enrichis par les prémices de la départementalisation et les allocations.

L'appel à la prière du muezzin interrompt un peu plus tard la collecte des corps tranquilles des morts ou des noyés, attachés au bateau et dont la peau noire a pris une lividité grisâtre. Des photos numériques sont prises, souvenirs de l'île aux parfums, mais le ramassage des fleurs vertes d'ylang-ylang est abandonné au profit du revenu minimum d'insertion.

Oklahoma.

Les jeux des enfants autour du tracteur sont interrompus par les cris de leur mère. D'autres enfants sont arrachés d'un sofa couvert d'un patchwork élimé. Ils regardaient une énième diffusion du "Wonderful Wizard of Oz", de nouveau interrompue par la publicité. Ils descendent dans la cave, prenant avec eux le pop-corn beurré et soufflé au micro-onde, laissant la télévision vanter la douceur et le craquant d'un doughnut industriel. Pas un souffle d'air, le grondement qui s'approche et puis l'aspiration qui tire et fait claquer les portes pourtant bloquées, la difficulté à respirer, enfin le vacarme des toits arrachés, des murs effondrés, de tôles qui s"écrasent sur les silos répandus. La colonne furieuse de vent noir en rotation est passée. Les histoires éparpillées et déconstruites se lisent dans les débris et les cheveux collés au visage par la pluie et les pleurs. Plus de parterre de fleurs, de bannière étoilée, de pickup étincelant, de barrière blanche et de linge à sécher, plus de toit, plus de murs et nulle part où aller.

Sénégal.

La pluie s'est interrompue il y a quelques heures. L'eau a cessé de monter mais elle emmène encore des souches limoneuses, des branches alourdies de sacs plastiques boueux et déchirés, et un cadavre de chèvre qui s'arrête parfois et puis reprend dans une volte mécanique et lente sa dérive incongrue. Des reflets irisés naissent et s'allongent à l'endroit où d'un fût ou d'une cuve s'échappent des huiles ou bien un carburant. Sous la pression des eaux, les égoûts dégorgent d'eaux noires, rincés des boues et des ordures.

Dans peu de temps, l'eau reculera. Des mares stagnantes se formeront sous le soleil, propices à la typhoïde et au choléra, gorgées de vibrions et d'anophèles . On ne peut plus boire l'eau des puits. On ne peut plus cuire le mil ou le maïs. Le charbon est mouillé quand il n'a pas été emporté. Les murs de terre et de pisé s'effondrent. Ceux trop endommagés devront être abattus. Les charpentes de branches emportées et les tôles s'agglutinent dans des amas indistincts avec des épaves dépassant de la boue, des détritus qui sèchent rapidement et durcissent là où l'eau se retire.

Iran.

La secousse dure vingt secondes, brise et liquéfie Bam. Elle s’était endormie heureuse après la veillée dans la maison de ses parents. Ils dorment dans la pièce voisine. Où sont-ils ? Ses enfants, un garçon et une fille dormaient avec elle.

Elle ne peut pas bouger. Elle a la bouche pleine de poussière et de sang, écrasée de gravats, sa fille hurle à ses côtés, les jambes broyées par un pan de mur. Son fils dont elle sent le corps tiède à côté d’elle ne bouge pas et ne crie pas. Son immobilité à lui est trop parfaite et tranquille, trop différente de la sienne, tendue pour repousser les briques de terre broyées, pour refuser de comprendre très longtemps.

On les trouve et on les dégage deux jours plus tard, alors qu’elle commence à haïr le corps de son enfant mort, et à haïr et prier Dieu tout à la fois pour sa fille dont les gémissements n’ont pas cessé. Elle embrasse sans pouvoir pleurer le corps du petit garçon dans son drap blanc rapidement enseveli avec beaucoup d’autres. Ses parents sont morts.

Sa fille est dirigée vers un hôpital de campagne où des médecins urgentistes hésitent entre amputer et soigner. Elle choisit de tenter les soins. Que vaut ici la vie d’une fille estropiée ?

   

 

L'île au volcan.

Le nuage ardent de poussière et de ponce sifflante retombe. Il dévale les pentes, incendiant les vanilles, les champs de canne et puis les rhumeries, désastre parfumé de soufre et de tafia. Les coulées pyroplastiques décolorent, ferment et simplifient le paysage.

Ailleurs, des laves indolentes écrasent un sanctuaire. Les bois polychromes noicissent, rougoient, s'arrachent et puis dérivent en brûlant. Un marabout blanc s'effrite lentement pressé de laves grises et rouges et ses failles préfacent l'effondrement final.

En encerclant les troupeaux affolés à la rive,

Poussés jusqu'à la mer chargée

de cadavres multiples, rêveurs et ballotés,

Où flambent les felouques, les cargos et les yachts,

Les laves ralentissent et semblent hésiter.

Et s'avancent à la mer qui regagne un instant l'espace qu'elle perd,

Extincteur rageant, immobile et salé.

Sarajevo, puis Butmir à la télévision.

Le garde du corps du général, adjudant d’un régiment d’élite, s’est débarrassé de son gilet pare-balles camouflé, a déposé son court fusil d’assaut allemand sur une table voisine et ne conservant que ses armes de poing, s’assied dans un des fauteuils défoncés de la bibliothèque de l’aéroport de Sarajevo. Il étend ses jambes sur une table basse d’inox tâché et de bakélite et tente de profiter d’un instant de détente. Les commandos de l’Air assurent la sécurité de négociations placées sous l’égide du CICR. Le général commandant le secteur est dans une pièce voisine, enfumée, soviétique, donnant sur le tarmac, et assombrie par les merlons de protection anti-snipers. Il tente de régler les aspects militaires de la coordination des transports et des passages aux points de contrôle, un échange de prisonniers et de dépouilles entre serbes et bosniaques. Le garde du corps, blond, long et souple, se relève et se décidant rapidement, renonce à visionner un porno de plus, branche la télé et le magnétoscope, ouvre une cannette de Heineken et se passe sa cassette favorite, celle où dans une rue proche de Butmir, des serbes ivres disputent une partie de football animée avec une balle grossière dont les yeux ont été cousus et les cheveux rasés.

Exit wounds

Le titre du magazine renvoie aux déficits, déficit du budget, du commerce extérieur, à la crise des subprimes, aux écoles et à la protection sociale sinistrées, aux maisons et lourds pick-ups « repossessed », à la menace de récession, à la guerre permanente, aux conflits du Proche et du Moyen-Orient, à la perte de la supériorité morale dans des prisons secrètes ou à Abou Ghraïb, aux Improvised Explosive Devices, aux délocalisations, à l’industrialisation de la Chine, au retour sur la scène d’une Russie oligarco-maffieuse revigorée par le gaz et le pétrole, au niveau des mers qui menace, aux sécheresses là bas, aux ouragans ici, dans le golfe du Mexique, et aux inondations aggravées par l’accumulation débordante des gaz à effet de serre. Et aux terribles actions à contre-sens du Président d’une république impériale, enfantin, aveugle et corrompu, lame duck bientôt remplacé.

Signaler ce texte