Destins Croisés ( 1/3 )

mamzelle-plume

Voici une nouvelle plus longue que les précédentes, je la publierais en trois partie distincte. Elle est dédiée à mon paternel.


Il est là.

Présence invisible parmi la cohue environnante. Comme toujours. Assit sur un vieux banc de bois. Les planches vétustes du dossier le rappellent à ses douleurs de dos. Pourtant, l'homme s'en moque.

Il demeure là.

Confortablement assit sur ce qui lui sert de siège, les jambes légèrement écartés, le dos bien droit. Dressé et fier comme un I. Malgré son âge vieillissant.

Il fixe l'horizon.

Détaille, observe, immortalise chaque mouvement, chaque instant. Ses grands yeux bleus, glaciers impérissables laissant évoluer les atours du parc.

Il attend. Nullement besoins de consulter l'heure.

Il regarde devant lui, les platanes en pierre dessinant comme un grand arc. Plusieurs bancs sont parsemés le long de l'artère principale, armant l'arc d'un bois robuste. Le parc loin d'être immense, offre toutefois une vue plongeante sur les grandes fontaines urbaines.

Il tapote du doigt son genou.

Marquant le temps. Cadençant une musique lointaine au rythme de son arthrite. Le vent lui caresse avec allégresse le haut du crâne.

A cette heure-ci, le parc dégage une douce odeur sucrée. Une senteur loin de la pollution ambiante. Un parfum agréablement savoureux. En effet, derrière lui, le spectacle est tout autre. Les enfants se pressent, se bousculent, se réunissent. Vaquant dans l'aire de jeu. Les mères guettent gentiment leurs progénitures, tout en bavardant les unes avec les autres.

Ca sent la vie.

Les rires s'agglutinent. Les cris de joies et les crises de larmes font partie intégrante de ce spectacle. Les odeurs s'échappant d'une crêperie se mélange au parfum des glaces près duquel les gamins se réunissent. Quémandant leurs petites douceurs. Les effluves lui chatouillent les narines, tandis que les exclamations de joies lui emplissent les oreilles.

Dans son dos, plus loin encore, les gens déambulent selon leur gré dans les grandes allées. Bavardant de tout et de rien. Loin des problèmes de circulation et des klaxons urbains. Tous profitent de cette éclipse temporelle.

Ils se reposent. Jouissent d'une nouvelle vague d'air.

Personne ne fait attention à ce vieil homme. A cette vieille pomme, qui guette et mesure le temps de son air absent. Il détaille un autre spectacle.

Les flots de la fontaine jouant également leur propre musique. Devant ses yeux ébahis. Les grands jets d'eau s'évitent, se répondent, se croisent dans une langoureuse valse nuptiale. Un vague de senteur humide s'infiltrant avec délice dans ses narines.

Il renifle.

Inspire. Expire avec délectation.

Ses lèvres sèches frémissent. Les plis de son visage mimant à leur tour quelques vagues. Les relents légèrement musqués d'une nouvelle bouffée d'air, lui font plisser le nez.

Il renâcle. Tapote son veston. Tapote ses poches. A la recherche de son fidèle mouchoir. Son visage tordu dans une grimace. Tirant de sa poche intérieure le petit bout de tissu, le porte à son nez, afin de s'y moucher.

Toussant après coup. Son corps tremblant sous l'assaut.

Il reconnut sans mal l'odeur de cendre froide, l'odeur âpre si caractéristique de la cigarette. Des rires gras évoluaient près des grands jets d'eau. Attirant son regard inquisiteur. Ses yeux en suivirent la trace, afin d'y dénicher les perturbateurs. En diagonale à son champ de vision, dans un angle où il lui fallait légèrement se mouvoir pour les observer, il les aperçut.

Une bande de jeunots.

Fumant cigarette sur cigarette. Et s'adonnant à des bourrades et autres accolades, tandis qu'ils s'esclaffaient. Pour mieux les mirer, il lui fallut se décaler de quelques centimètres. Une fois la chose faîte, il put les distinguer. Les trois jeunes semblaient en fervente discussion tandis que la demoiselle se tenant à leur coté ne semblait pas des plus épanouie.

Affichant une mine contrite, elle fixait avec regret un objet dépassant de son sac. Le vieille homme du plisser les yeux, pour discerner l'encolure d'un livre. Enfin, il le croyait.

Seulement, il n'eut guère le temps de prolonger son observation. La bande de jeunes s'en allait. Laissant derrière eux, un sol jonché de cadavre de cigarettes et de cannettes de bières. D'où émanait une odeur persistante de cendres froides et d'alcool à bruler.

Clignant à deux reprises ses paupières. Les sourcils froncés. Il interrogeait du regard la place vide à ses cotés. Avant de fourrer ses grandes mains dans les poches de son pantalon. Et de se lever à son tour. Sa curiosité ayant été titillé. Il se promit de tirer le voile sur cette histoire.

****


Abby fixe un point lointain.

Il fait encore nuit. Pourtant, la brunette s'est réveillée. Comme toujours. Elle sent la main puissante et lourde sur sa hanche. Le souffle chaud d'Austin lui caresse la nuque. Elle sourit. Là voilà rassurée.

Il est là. Il est bien là. Oui. Car Abby est amoureuse.

Abby aime Austin. Abby aime ses grandes mains puissantes, ses larges épaules, ses muscles saillants, ses lèvres fines qui parsèment chaque nuit son corps de baisers. Y semant des marques chaudes et humides.

Elle aime ses grands yeux charbons. Ses deux pierres d'aciers qui, lorsqu'il lui fait l'amour deviennent de feux et de cendres. Deux pierres incandescentes. Deux roches brulantes. Son regard la brûle alors tout entière, la couvre d'une chaleur enivrante.

Elle lui dit alors. Je t'aime tu sais ? Je t'aime Austin. Et comme à chaque fois. Il ne répond pas. Il la mire, de son regard d'encre en fusion. Et il la prend.

Austin lui fait l'amour. C'est sa manière à lui de lui prouver son amour. Du moins, elle l'espère. Il ne parle pas beaucoup. Enfin pas de cela. Pas avec elle.

Austin ne dit pas « je t'aime ». Jamais. Il lui susurre des « bébé, tu es à moi », des « il n'y a que toi qui me fait ça, tu sais ? ». Et des « Il n'y a que moi qui est le droit de te toucher de la sorte, hein, tu m'entends ?».

Puis à son tour, elle reste muette.

Elle gémit de plaisir. Elle gémit de bonheur, alors qu'il s'enfonce plus fortement en elle. Lui murmurant avec litanie les mêmes paroles. Mais parfois Abby doute. Elle pense.

Elle rumine.

M'aime t'il ? M'aime t'il vraiment ? Et là. Abby pleure. Abby fulmine contre elle-même. Elle frappe sa petite caboche brune, et s'insulte. Egoïste ! Pourrie gâtée ! Bonne à rien ! Tu en veux toujours plus, hein ?

Et cela continue, jusqu'au moment où éreintée par sa tourmente la jeune femme se résout au silence. En effet, jamais. Au grand jamais, elle ne fait part de ses doutes à Austin. Abby ne pourrait pas.

Non, Abby ne peut prendre ce risque.

Quand cette idée soudaine lui traverse l'esprit, elle la chasse d'une main. Comme l'on chasserait une mouche trop envahissante. Elle se traite alors de pauvre fille.

Pauvre folle, qu'elle se dit. Mais quelle folie, tu allais faire. Tu n'as pas besoins de l'entendre.

Pas besoins de le savoir. Il est là. Il est à toi. Il reste avec toi. C'est ce qui compte, ma pauvre fille ! Ingrate, va ! Tu l'as lui ! Et tu prendrais ce risque, ce risque stupide de lui imposer tes doutes ? Tu veux qu'il s'énerve ? Qu'il nous quitte, qu'il nous abandonne ? Qu'il nous jette aux ordures, comme les pauvres cigarettes que tu t'enfiles chaque jour ? Bon dieu. Tu devrais remercier le ciel de l'avoir. De l'avoir lui ! A tes cotés. Tu peux être fière à son bras, marcher la tête haute. Alors cesse tes enfantillages, pauvre fille !

Toujours la même rengaine.

Le semblable discours, qu'Abby se psalmodie. Elle se le sermonne, se le chante à tue tête. Elle se bourre le crâne à l'aide de ses phrases toute faite. Ne pas lui poser de question.

Ne pas trop lui en demander.

Et il restera. Oui, Abby aime Austin. Et qu'importe qu'il lui rende ou non verbalement. Puisque, des lors qu'il l'embrasse, qu'il la touche. Elle se sent pousser des ailes. Abby peut alors relever la tête, bomber la poitrine et affronter le monde. Elle se sent alors enfin femme.

Abby se sent aimée.

Il la porte de son regard charbon. Et enfin, elle devint belle.

Et il y a ces nuits. 

Où lorsqu'il lui prend les lèvres, les titille de sa langue. Puis, il la maintient fermement dans ses bras, la cajolant, l'enlaçant de tout son être.

Ces nuits-ci, Abby s'embrase. Elle sent une boule ronde et chaude montée dans son ventre. Une chaleur croissante prête à lui emplir la poitrine. Une sorte de gros ballon rouge comme les enfants peuvent avoir, et avec lesquels ils s'amusent gaiment.

Et elle se dit alors. C'est dont cela le bonheur ! Le véritable bonheur, celui que l'on veut partager, que l'on veut offrir à tout le monde !

Elle a alors envie d'exploser, d'exposer sa joie au monde entier. De brandir ce ballon rouge et de l'exhiber en proclamant haut et fort son épanouissement.

C'est certain, Abby aime Austin.

Abby aime les marques brulantes qu'il laisse sur sa peau. Elle aime ses mains chaudes qui parcourent son corps, ses lèvres qui embrasent chaque parcelle de son être.

Elle se sent fondre, lorsqu'il empoigne sa chevelure en lui disant « Allez, bébé, pour moi ».

Et elle rit, alors qu'elle se cambre sous ses caresses expertes. Parfois, ses sournoises pensées reviennent, sa conscience lui réclame des droits.

Elle veut l'entendre. Elle réclame son du. Mais Abby grimace, et la chasse aussitôt. Elle ne veut pas l'entendre. Elle ne veut pas l'ouïr lui débiter ses horreurs.

Non, elle n'est pas un simple objet. Non, il ne profite pas d'elle. Non, pas Austin. Pas lui. Lui, il l'aime. Elle dit à sa conscience. Regarde, regarde comme il m'aime ! Tu vois ses yeux, tu vois ce corps ? C'est moi, qu'il désire. Il m'aime. Je le sais. Et là, sa conscience lui assène sournoise, Oui il te « désir » mais il ne t'aime pas ! Là, est la nuance.

Pour toute réponse, Abby balance alors sa chevelure en arrière en fermant les yeux, offrant plus amplement encore son être à Austin.

Avant de répliquer à sa conscience, où est la différence ? Aimer et désirer, c'est pareil. Cela l'a toujours été !

Abby déteste quand ses sombres pensées surgissent. Elle aimerait les enfouir, les annihiler complètement pour ne plus jamais avoir à entendre ses ignominies.

Alors, elle se concentre.

Abby ne pense plus. Elle devient liquide. Tout effleurement, la remue, l'agite. Elle se réchauffe dans les bras d'Austin. La brunette plante alors son regard de jade dans les prunelles sombres. Et elle lui offre pleinement ses cuisses. Les prunelles sombres prennent une lueur fauve, tandis qu'il la pénètre, s'enfonçant dans ses chairs encore plus profondément.

Elle lui dit alors à nouveau. Je t'aime, Austin. Tu sais ?

Haletante. Elle se perd alors dans ses yeux d'encre qui l'englobent, l'engloutissent dans un autre monde. Ce sont ses raisons qui la poussent chaque nuit à se réveiller en sursaut. Abby tâtonne. Ses yeux encore embués cherchent dans la pénombre la réponse à ses divagations.

Alors, lorsqu'elle sent le souffle rauque, la main grande et forte sur sa hanche. Elle se rassure. Abby peut souffler. Il est là. Il est toujours là. Il ne nous a pas quitté. Abby se retourne alors dans les draps.

Doucement. Très délicatement.

Elle ne veut surtout pas le réveiller et perturber son sommeil. Il pourrait partir, s'en aller. Et bien que cela la terrifie, elle ne peut pas résister à la tentation de l'observer dormir et de se blottir contre le torse. Donc très consciencieusement, tel une plume elle se retourne pour le dévisager.

Abby redessine alors les traits du visage. Détaille le nez droit, les lèvres fines, les pommettes saillantes, la peau délicieusement caramélisé. Passe une main hasardeuse le long des mâchoires, caressant fiévreusement les poils rugueux de la barbe.

Puis elle pense.

Il est à moi. Le mien. Et il m'aime. Il me fait l'amour, à moi. Pas aux autres greluches de sa bande. Et Abby sourit.

Avant de doucement se blottir contre le torse musclé, et de se sentir entourer par les puissantes mains.


*****


16 heure 30.


Pile à l'heure.

Nullement besoins de consulter sa montre. Pourtant, le vieil homme remonte la manche droite de son veston.

Elle est là.

Fidèle gardienne d'un temps éphémère. Il souffle un peu. Son cœur est fragile. Il se rassure avec des gestes simples. Il tapote le cadran de sa montre. Le son métallique des aiguilles s'est suspendu. Le contact de son doigt contre le froid de la petite glace lui est agréable. Il fait rouler le bracelet en argent. Provoquant un tic-tac inopiné des rouages.

C'est un de ces bracelets tout en breloques lourdes et métalliques dans lesquels les poils de bras s'engouffrent, parfois. Arrachant des grimaces de douleurs aux détenteurs de l'objet. Il observe son poignet. Et cet ornement désuet auquel il se raccroche.

Il s'y cramponne. Oui, il la dorlote sa petite horloge.

C'est son petit vestige de ferraille. Il la détaille, encore et toujours. Elle est belle sa montre.

C'est une belle petite horloge. Une comme on en fabrique plus aujourd'hui. Une avec les vrais rouages non-dissimulés, qui ne sert pas seulement de décoration. Une avec des aiguilles d'argent lourde mais fine, qui ne désigne nul chiffre, mais des crans. Sa langue râpeuse claque son palet, dans un bruit sonore, signifiant son approbation.

Oh oui, il l'aime cette petite horloge.

Il l'a toujours eu au poignet. Depuis qu'on lui a offert, il ne s'en est jamais séparé. Oh, il y en a qui ont essayé. Oui, il y'a eu des petits courageux qui ont tentés de lui faire changer d'avis sur cette marchandise.

Pauvres gamins ! Mais il les avait toujours éconduit avec le même pragmatisme et la même douceur qui lui était propre. Ah quoi bon ? Qu'il disait. Elle tient la route ma petite boussole. Tu le vois pas, toi ? Non, tu ne vois pas. Ouvre les yeux gamins, en grand, en grand ! Et tu verras. Tu verras ce qui est nécessaire et ce qui ne l'est pas. Et il fermait les yeux, hochant la tête, et secouant son cou de taureau. La conversation était finit. Va, va qu'il disait. Et ouvre les yeux gamins, à force de garder ta tête dans le guidon, tu vas finir par trébucher ! Et les gamins en question, petits et grands s'en allaient. Tout penaud. Ils n'avaient pas compris un traite mot de son charabia.

Mais c'était toujours comme cela avec cette vieille pomme…

Il baragouinait des choses pleines de sagesse. Mais seul les plus attentifs –ou les plus fous- parvenaient à comprendre son étrange dialecte.

Souvent, ils insistaient les sacripants. Annonçant avec la même fièvre, qu'une était plus solide, qu'une était plus clinquante, qu'elle lui correspondrait plus. Vantant inlassablement les mérite de chacune. De véritable vendeur de tapis, bon dieu ! Mais à chaque fois, il chassait ses informations et ses beaux discours d'un revers de main.

Mais non, mais non, qu'il disait. Elle me convient très bien à moi, tu sais ? Et puis, le temps c'est le temps. Qu'il soit dicté par tes babioles en or ou par ma petite boussole ! En effet, ce n'est pas un bijou à la pointe de la technologie d'aujourd'hui. Elle ne mesure pas les nombres de kilomètre parcouru chaque jour. Elle n'indique pas le taux des précipitations à venir, ne sert pas de récepteur musical. Et elle ne surveille pas le rythme cardiaque, non plus.

Pourtant, elle lui plait.

C'est son gri-gri, son porte-bonheur a lui. Alors, il la cajole, l'astique, la fait briller. Et il la porte fièrement. Cachée sous sa manche, il la tapote parfois pour vérifier sa présence. Et il souffle un grand coup.

Elle est bien là. Elle ne m'a pas quitté, qu'il se répète.

Tant mieux. Tant mieux.

Il y a peu de chose matérielle auquel l'on tient dans la vie. Mais quand ça arrive. Faut en prendre soin. Rudement soin, qu'il se dit. Toujours avachit sur son banc. Il a cessé de fixer le cadran de son horloge.

Stop. Stop.

Pas de déferlement de souvenir. Pas de réminiscences impromptues, comme dirait sa fille cadette.

C'est pas bon de ruminer.

Pas bon du tout de trop penser. Surtout pour un vieux trognon comme moi.

Remuant sa carcasse. Le vieil homme s'accoude plus amplement contre le dossier de bois. Il passe une main fiévreuse sur son crâne dégarni. C'est une belle journée aujourd'hui, très clair.

Le printemps se termine et l'odeur de la pluie nocturne embaume encore les jeunes pousses. Il laisse vagabonder ses sens. Ses narines reniflant les différents mélanges de parfums, en cette fin de journée.

Doucement, il ferme ses volets ridés sur ce monde. Son imagination s'occupant largement du reste. Plongé dans une autre réalité. Il se laisse guider par les bruits sonores. Un petit piaillement soudain, l'intrigue.

Il inspire.

Il se concentre au maximum pour discerner le son reconnaissable d'un plissage de plume.

Un oiseau.

Mais quel genre d'oiseau ? Pigeon ? Moineau ? Il sent sa présence près de lui. Retenant de peu un grognement bourru. Il choisit de céder à la curiosité. Très délicatement, l'homme rouvre ses paupières. Finalement, il avait tord. L'oiseau en question n'avait rien à envier à un pigeon, ou à un moineau. L'homme ne bouge pas.

Il fixe, détaille ce petit être de plume. L'oiseau d'abord perché sur une des branches d'un buisson voisin, semblait le dévisager à son tour. Puis soudainement, en un claquement d'aile subtil, il vint se poser sur un rebord du banc. L'homme ne semblait pas l'effrayer. Leur rapide proximité aurait pu être alarmante. Seulement ni l'oiseau, ni le vieil homme ne s'en souciait. Au contraire, il put de tout son gré observer le nouvel arrivant. L'oiseau était minuscule, à peine plus gros que la paume de sa main; mouchetures de plumes brunes avec un bec orangé, des pattes noires, et des franges bleutés le long des ailes.

De quelle espèce est-il ? Mésange ? Colibri ?

Il l'ignorait. Seulement, il était absorbé. Perdu dans sa contemplation. Il émanait de cette boule de plume une vigueur et une puissance impériale contrastant avec sa petitesse qui le décontenançait. Soudain, l'oiseau tendit son frêle petit cou.

Opinant du crâne vers l'homme dans un mouvement quasi-imperceptible. Il lui adressa alors un regard d'un noir étincelant. Un noir d'une profondeur éblouissante où le vieil homme semblait se mirer. L'expérience fut tout aussi troublante, qu'elle fut instantanée.

Puisque d'un bond d'une grâce infinie, l'oiseau s'est envolé. Il a d'abord chuté, disparaissant derrière les bosquets, avant de réapparaitre en effectuant une série de bonds saccadés dans l'air. Il a battu des ailes avec force pour se maintenir, puis les a resserrées contre son corps – on aurait dit une pelote de plume- avant de plonger comme un obus et de déployer à nouveau ses ailes pour gagner de la hauteur. L'homme le suivait attentivement du regard.

Enregistrant chacun de ses mouvements, chaque battement d'ailes dans sa mémoire. Ses ailes largement déployés -malgré sa taille-, semblait durant un instant avoir occulté la vue du vieillard. Le forçant ainsi à cligner à deux reprises des paupières afin de pouvoir à nouveau l'immortaliser dans son envol. Ses prunelles le suivirent durant un moment, jusqu'à ce qu'il le perde de vue derrière les frondaisons étincelantes des arbres du parc.

Fixant toujours l'horizon, où jadis voletait une boule de plume. Hermétique au vacarme sonore l'entourant, l'homme réfléchit. Il se repasse en boucle les images de cette rencontre. Il revoit les petites pattes noires et griffues. Il détaille le cou finement attaché au reste du corps, les vaguelettes du plumage brun laissant parfois apparaître des petites tâches blanches.

Il revoit les deux billes noires, les deux miroirs d'une clarté envahissante.

Il immortalise. Enregistre. Enregistre.

Il veut se souvenir de chaque détail. Il se replonge dans sa contemplation. Il n'y a pas que cela.

Cherche. Cherche.

Vieille pomme. Souviens toi. Qu'est-ce qui t'as le plus troublé ? Et la machine se remet en route.

Les turbines carburent de nouveau.

Ses ailes ! Ses ailes ! Des ailes d'une puissance phénoménale en vue de la taille de cette petite boule de plume. Quelle merveille ! Des ailes d'un brun illuminé par des franges d'un bleu royal. Un bleu d'une pureté sans égal.

Oui, voilà.

Il se souvient maintenant. L'homme sait ce qu'il l'a interpelé dans cette rencontre. Ce petit être de plume, bien qu'il fut minuscule se défendait avec vigueur. Tous ses muscles s'étaient mobilisés pour le porter vers les cieux. Et malgré sa petitesse, l'oiseau demeurait aussi gracieux et délicat qu'une de ses plumes.

C'est un voyageur. Un voyageur né. Comme moi ! Comme moi ! Pense t'il.

Et tout comme lui l'homme l'avait été.

Un voyageur d'un autre type.

Certes. Mais, un voyageur. Les oiseaux virevoltent, flirtent avec les cieux. Traçant des grandes spirales d'ailes tournoyantes dans le ciel. Narguant ainsi les pauvres pédestres. Et l'homme lui rumine ses pensées néfastes, d'un monde trop terrestre. Seulement lui, il n'était pas comme cela.

C'était un voyageur.

Oui. A défaut de chevaucher les cieux, il empruntait les chemins de traverse. Direction l'inconnue. Il aurait aimé pouvoir navigué dans le ciel et les accompagner dans leurs périlleux voyages. Mais il avait un autre chemin à parcourir. Une vie à mener. Et des ordres à donner. L'homme mettait alors ses aspirations de côté. Il délaissait ses rêves la journée.

Cela ne sert à rien de rêver éveillé, se sermonnait-il. Et patiemment, il attendait que le voile opaque et sombre de la nuit endorme la ville. La nuit lui appartenait. Dans son sommeil, il régnait en maître. Aussi libre et impétueux que l'air, aussi glissant et puissant que l'eau. Il devenait le voyageur. Déployant de larges ailes invisibles, il s'en allait pour un extraordinaire voyage.

En quête, il partait vers l'imaginaire.

Oui, il était un voyageur hors-pair. Son imagination sans limite lui permettait cette doucereuse folie. Même les adultes peuvent garder une part de leur enfance. Lui, avait conservé la meilleur. Le vieux trognon, claque sa langue épaisse sur son palet. Il rumine. Il s'agite sur son siège de fortune.

Bon sang. C'est pas bon, c'est pas bon tout ça.

Mais c'est plus fort que lui, ses souvenirs ressurgissent et le prennent à la gorge. Oui, il avait été un voyageur. Mais ce n'est plus le cas.

D'où sa réticence à évoquer son passé. Cependant, il arrivera un jour où il devra s'y résoudre.

Pas maintenant. Pas tout de suite. Attend, attend, dit-il.

Il s'insurge.


Il aimerait tant revoir ce petit oiseau.

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