Destins Croisés (3/3)

mamzelle-plume

Dernière partie de cette nouvelle. Abby et le vieux trognon. Deux personnages que tout oppose. Pourtant la transmission du savoir se fera dans les deux sens...

Ereinté par sa balade.

Il décide de regagner son banc. Sa promenade fut agréable, bien qu'il eu choisit de l'écourter. La faute à ses vieilles jambières. Bien qu'il ne se sentait point vieillir, parfois son corps se rappelait à lui. Histoire de lui signifier son mécontentement, lorsqu'il trainait sa carcasse durant un temps trop faramineux.

Sans résultat.

La vieille pomme était d'humeur bougonne. En marchant, il marmonne. Il grommelle quelques paroles inaudibles pour toute oreille humaine saine. Il se contente de marmonner dans sa barbe.

Pour lui. Pour personne d'autre.

Il avance toujours direction le banc. Ces pieds cheminent tous seuls désormais. Sa tête est ailleurs. Soudain, l'homme redresse la tête.

Puis, il la voit. Il prend le temps de l'observer, de la détailler. Il veut être sure. Certain, de ne pas se tromper.

Ce serait un comble, tout de même ! Hein, vieux trognon, ta vue ne baisse pas autant, si ? Se sermonne t'il.

Il plisse les yeux, fronce les sourcils. Non, non. Je ne me trompe pas. C'est bien elle. Elle. 

La jeune femme de l'autrefois. Il la mire, la détaille de ses yeux bleus et durs. La brunette se prélasse, avec une indolence évidente sur le banc. Tandis qu'il l'observe.

Il mémorise.

Les cernes noirs, les jambes diaphanes repliés sur le bois, les lèvres gercées, les joues légèrement rosies. Et ses yeux, de grands yeux en amande d'un vert étincelant. Deux yeux de chats. Tout chez cette jeune femme devrait refléter de la fragilité, de la faiblesse. Pourtant, le vieil homme, au contraire retrouvait dans cette détresse indolente une force, une puissance certaine.

Ses yeux cerclés de noirs et injectés de sang trahissaient son épuisement. Cela renforçait un aspect douteux du tableau. Pourtant, il veut mémoriser son image dans sa mémoire.

Elle. Ici.

Elle incarne un tableau d'une grande mélancolie mais également d'une grande robustesse. Oui, elle demeurait forte dans sa faiblesse, belle dans sa laideur.

Il en était désormais persuadé.

L'homme se met à réfléchir. Il pense. Vite. Vite. Il pense à ce qu'il pourrait faire. Sa curiosité étant trop rapidement titillée. Et pis, il n'avait rien de très exaltant à faire de toute manière. Voilà.

Sa décision est prise.

Il se rapproche, léger comme une plume. Il ne veut pas la troubler. Pas de cette manière. Il rumine, se questionne. Mais qu'est ce que j'entreprends, se dit-il ?

Pourtant. Il ne croit pas au hasard.

C'est la deuxième fois, qu'il la croise sur sa route. Et aujourd'hui, voilà qu'elle vient se poser sur son banc. Pas qu'il soit possessif de ce banc. Mais rien n'est le fruit du hasard ici bas, non ? Que fait-elle sitôt ici ? Elle est jeune et pimpante. Ce n'est pas une vieille pomme comme toi. Alors, pourquoi ?

Son cerveau palpite, les turbines fonctionnent à plein régime.

D'une main agile, il chasse ses questionnements. L'homme s'assoit. Il prend place au coté de l'énigmatique jeune femme. Lorsqu'il prend place sur le banc. La jeune femme tressaute légèrement.

L'homme se racle la gorge. Il regarde sa montre, la tapote.

Secouant négligemment sa chevelure brune. Elle laisse tomber ses jambes sur la terre ferme. Elle lui cède un peu de place. Plus par politesse, que par intérêt.

Elle ne craint pas d'examiner son perturbateur. Abby se pose quelques questions. Elle claque sa langue sur son palet avec ferveur.

Il pouvait pas aller autre part, ce bonhomme ? Le parc est encore vide, il y a plein de banc disséminé un peu partout ! Et je me tape le seul lourdingue de la région. C'est tout moi cela. Tu es une veinarde Abby ! Vraiment.

Le vieil homme l'entend souffler. Il perçoit les clapotis des doigts de la jeune fille sur sa fine robe. Il ne la regarde toujours pas. Pourtant, il sent la brulure de son regard à elle, sur sa personne.

Elle l'examine, le jauge.

Comme une lionne en patrouille.

Etonnement, sa réaction l'amuse. Plus qu'il ne le croyait. Mais plus les secondes passent, plus la jeune femme perd de sa soudaine gêne. Elle semble de nouveau apaisée.

Sereine.

Un silence continue de les entourer. Pourtant, ce silence est loin d'être pesant. Il émane de cette étrange couple de fortune, une sorte de lien irréfutable. Comme-ci… Ces deux êtres se connaissaient depuis des lustres. Comme-ci, ils n'avaient nuls besoins de mots, de paroles pour se comprendre.

Puis l'homme fait exploser ce silence. Il perce la bulle.

 

-Dites moi, excusez-moi… Mais auriez vous l'heure ?

 

Abby le zieute.

Mais dans les yeux cette fois-ci. Elle ne peut s'empêcher de plus amplement le détailler, il lui rappelle quelqu'un.

Elle l'observe. Ses grands yeux bleus, ses grands yeux durs et doux à la fois. Puis la bouche finement dessiner, la barbe grisonnante, les mains grandes et puissantes, le cou de taureau, la mâchoire carré. Tout chez lui, inspire la puissance.

Pourtant, malgré son âge, il ne ressemblait pas à un vieillard. Il semblait robuste et fort. Il émanait de lui cette force si spéciale qui traverse les années et qui se trouve renforcée par l'acquisition d'une sagesse florissante. Elle se fit alors la réflexion que cet homme aurait pu être un gourou tibétain. Enfin sans les airs asiatiques. 

L'homme continuer de la dévisager. Soudain, elle prit conscience qu'elle n'avait pas répondue. Rougissant légèrement. Elle entreprit de sortir de son sac son cellulaire.

 

-Oui, oui. Excusez moi également, je vous dis cela tout de suite.

 

L'homme opine.

 

-Pas de problème mademoiselle, vous savez je ne suis pas pressé. On l'est moins à mon âge.

 

Abby lui sourit, sagement. Avant de brandir son cellulaire et de répondre avec empressement.

 

-Il est huit heures. Huit heures cinq, monsieur.

 

-Merci, bien.

 

Comme un rideau lourd de sens, le silence refit son apparition. Seulement, le vieil homme ne semblait pas particulièrement prêt à la laisser tranquille.

Tapotant son poignet, sans qu'elle ne puisse discerner l'objet en question, le vieil homme poursuivit.

 

-Dites moi, qu'est ce que le temps d'après vous ?

 

La jeune femme leva vers lui un regard quelque peu abasourdi. Elle ne s'attendait pas en venant ici à avoir le droit à une quelconque conversation philosophique. Surtout dans ce parc.

Et à cette heure de la matinée, qui plus est avec un homme qu'elle ne connaissait ni d'Eve ni d'Adam. Toutefois, étonnement Abby se prit au jeu. Elle prit le temps de réfléchir. Elle soupesait ses mots, histoire de ne pas faire de faux pas. Et d'apparaître ainsi, comme une niaise.

 

-Prenez votre temps, la rassura t-il avec un clin d'œil.

 

Elle le regardait toujours, riant légèrement à son jeu de mot. Puis, elle entonna d'une voix quelque peu hésitante.

 

-Hum… Je pense que le temps n'est pas qu'un simple phénomène physique. Ou mécanique. On ne peut pas seulement le quantifier et s'en servir pour résoudre des questions d'ordre scientifique… Pour ma part… Je vois le temps d'une manière plus large… Je veux dire plus au sens métaphorique ou philosophique du terme. Je ne sais pas si je m'exprime correctement… Mais…

 

Elle fit une courte pause, se mordant la lèvre et fixant obstinément un point vague. Cette histoire lui ramenait de vagues bribes de ses anciens cours de philosophie.

 

- Le temps qui s'écoule, les secondes qui défilent, les années qui passent… Le temps ne se réduit pas seulement à des phénomènes mécaniques. Le temps nous englobe, nous domine ! Il régit des lois encore plus anciennes, encore plus fondamentales que la théorie de l'évolution. Le temps n'existe pas au sens organique du terme. On ne peut le toucher ou le vaincre. Il est là. Autour de nous, en nous. La preuve, nous possédons tous une horloge interne. Même sans nos calendriers, nos horloges… Tous ces outils que l'homme créer pour quantifier et mesurer le temps. Dans l'idée purement psychique de se rassurer, de contrôler. Tout compte fait notre corps y parviendrait, et il y parvient de lui même. Je veux dire, l'homme à l'état sauvage n'avait nullement besoins de montre ou d'autre gadget pour lui suggérer quoi faire de ses journées ! Il écoutait son corps, tout bonnement. Vous ne pensez pas ?

 

Elle avait prononcé sa tirade d'une traite. Abby en était essoufflée. L'homme l'a fixé toujours. Et à son grand soulagement, il semblait des plus intéressé voir intrigué par le contenu de ses propos.

Il lui offrit un sourire, qui atteignit jusqu'à ses prunelles bleutées. Avant de répliquer, d'un ton enjoué.

 

-Vous n'avez pas tord. Et même je vous donne raison sur de nombreux points. Il est clair que l'homme dans ce qu'il est de plus profond regorge de caractéristiques annihilées par notre vie en société. Et c'est bien dommage ! L'homme a longtemps étudié le temps à l'échelle macroscopique dans son irréversibilité. On n'appréhendait le temps en toute neutralité, seulement dans le but de résoudre, de quantifier comme vous venez de dire. Puis, l'homme a cessé, si je puis dire, de voir le monde de trop prêt. Il a prit plus de recule. Trouver de nouvelles bases, de nouvelles théories. Il a comprit que « tout ce qui était fait pouvait être défait ». C'est à dire une nouvelle échelle, une échelle à vue microscopique qui initialise l'échelle du temps. Elle devient alors réversible. Nous avons ensuite compris la pluralité des flèches du temps. Il n'y en aurait pas qu'une seule. Mais une multitude, se rattachant à chaque domaine fondamentale du monde. Comme vous l'avez dit… Le temps est partout. Il est omniprésent. Il est le tout et le rien de ce monde. Sans lui, le monde ne tournerait pas enfin de compte. Je vous épargne le discours sur l'expansion de l'univers… Un peu rébarbatif. Haha. Mais comprenez vous, ce qui est le plus important dans cette histoire de temps ? Qu'est ce qu'y effraie si fortement l'homme pour qu'il en arrive à décortiquer, à tenter de contrôler le temps dans son infinité ?

 

L'homme avait parlé d'une voix forte et assurée. Débitant son discours aussi simplement qu'une lettre à la poste. Bien qu'au début, Abby avait peiné à le suivre. Elle parvenait à comprendre à présent, où le vieil homme voulait en venir.

Elle le jaugeait toujours dans le blanc des yeux. Réfléchissant à pleine vitesse. Tandis que l'homme l'a fixé, jubilant d'excitation. Elle lui répondit alors, en souriant.

 

- L'homme redoute la mort. Il en a une peur bleu, et ce depuis des lustres. Donc l'homme occulte le temps dans son infinité et sa complexité métaphorique car il rejette la mort. Bien qu'elle soit inévitable, elle n'en demeure pas moins ingérable psychologiquement. Ou du moins, elle n'est pas envisageable… Ce qui nous pousse à nous rattacher à d'infime chose, comme tout ce qui est matériel. Cela nous rassure, nous pondère durant ce long tumulte qu'est la vie. Mais ce que je ne comprends, c'est pourquoi s'obstiner à en avoir peur ?

 

L'homme sourit. Il l'aime bien cette petite.

Elle en a dans le ciboulot. Il en était déjà persuadé. Mais cela fait si  longtemps qu'il n'avait pas eu une conversation aussi intéressante.

 

-Ah, cela mademoiselle, c'est une question sans réponse ! Et je doute fortement pouvoir vous l'apporter. Les peurs sont illogiques, par définition. Donc elles sont incontrôlables et on ne peut les justifier. La peur est aussi un sujet des plus vastes, et des plus vagues. Mais vous avez raison, la mort est le talon d'Achille des hommes. Vous savez la physique… La physique a toujours eu un problème avec le vieillissement étant donné sa peur de l'irréversibilité. Pourtant le déclin demeure inévitable. Pour tous à chacun. Et c'est en cela que le problème réside. L'homme doit toujours accepter sa vulnérabilité face au temps qui s'écoule. Et cette acceptation de soi peut prendre toute une vie et parfois même ne jamais se réaliser. Cela dépend de la mentalité de la personne. Par exemple, avez vous peur de la mort ?

 

Abby prit le temps de réfléchir. Sa fatigue l'avait maintenant quitté. Tous ses neurones s'activaient dans sa petite caboche. Elle reconsidéra la question. En enregistra chaque syllabe. 

Puis redressant la tête, son regard de chat planté dans les yeux glaciers du vieillard, elle entonna.

 

-Non, je ne pense pas… Je n'ai pas peur de la mort. Dans le sens que je ne cherche pas à fuir son aspect indéniable, ni le faite qu'il me faut vieillir chaque jour. Mais, j'admet avoir peur de la mort dans l'idée de l'abandon d'autrui. Je ne souhaite pas voir mourir mes proches… C'est en cela qu'elle m'effraie.

 

Le vieillard jubile de plus belle. Vraiment.

Elle est futée cette petiote, se dit-il.

Tapant dans ses mains. Il lui sourit de nouveau. Hochant vigoureusement la tête. Son crâne dégarni accompagné de ce geste le faisant de plus en plus ressembler à un moine. Il en avait l'allure. Mais il en avait également le langage.

Abby continuait de le mirer en lui souriant en retour, dévoilant une belle rangée de dent blanche. L'homme posa alors une main sur la paume de la jeune femme avant de reprendre.

 

-Paradoxalement… Donc. Vous voyez le temps est un sujet d'une grande complexité, puisqu'il touche à tout. Mais si vous devez retenir quelque chose de cette discussion, voilà ce qui importe. Nous venons de détailler le temps de long en large. N'est ce pas ?

 

Abby opina du chef.

 

- Bien. Mais ce qui importe est le fruit de cet échange. La vie est courte, n'est ce pas ? A partir de là, comme le déclin demeure irréfutable. Il ne vous reste qu'à vivre chaque jour. Comme-ci nul lendemain n'était plausible. Cela semble stupide et simple à dire, pourtant c'est une des vérités fondamentales de ce monde. A mon âge, je sais maintenant à quel point la vie est précieuse. Mais l'âge, le temps, ne signifie pas forcément prendre en sagesse. Vous. Vous en êtes la preuve vivante. J'ignore ce qui se passe et ce qui s'est déjà déroulé dans votre vie. Mais je peux vous dire une chose, ma petite. Votre vie si vous le décidez, peut être chaque jour meilleur. Chaque jour, elle peut s'embellir. Vous possédez toutes les cartes, tout les atouts nécessaires pour cela. Une force est en vous. Suivez la loi du Talion. Respirez, vivez, aimer, souffrez, riez, pleurez… C'est cela vivre. C'est prendre des risques ! Prendre des risques, c'est réellement vivre sa vie ! Le temps qui passe n'a pas d'importance, vous aurez toujours du temps. L'homme trouve toujours le temps de faire ce qu'il doit ou veut faire. Alors, détournez vous des aiguilles et des horloges. Le temps est un voile qui enduit le monde. Mais vous seule maitrisez, votre destiné !

 

L'homme pressait sa paume dans la sienne. Il la regardait les yeux luisant d'une fierté nouvelle. Une fierté qui la pointait elle. Il demeurait calme et droit pourtant l'on sentait sa force et sa ténacité à travers cette simple poigne.

La gorge sèche.

Il lui fallut déglutir par deux fois, pour qu'elle puisse tenter de répondre. Les larmes lui piquaient les yeux. Elle ignorait pourquoi. Cette histoire était dingue.

Comment un vieillard de sa trempe pouvait lui parler de la sorte ? A elle ? La pauvre fille, la pauvre folle. Elle n'en revenait pas. C'était absurde, voir parfaitement loufoque. Pourquoi aujourd'hui ? Pourquoi ce discours si réconfortant ? Elle en avait tant besoins, et on le lui servait sur un plateau d'argent. Cela n'arrive jamais normalement… Pourtant.

Cela lui arrivait à elle. Veinarde ? Oui, cette fois c'est certain.

Alors qu'elle allait entreprendre une quelconque réponse, le vieil homme répliqua.

 

-Dites-moi croyez vous au hasard ? Ou au destin ?

 

La question la désarçonna totalement. Si bien, qu'elle manqua d'en perdre son latin. Abby lui répondit d'une voix quelque peu chevrotante.

 

- Hum… je l'ignore. Je ne crois pas au hasard. Je pense qu'on se fabrique notre propre hasard, et ce chaque jour durant. Par contre, le destin… C'est une question tout aussi vaste. Je ne pense pas être prédestiné à quoi que ce soit. Je maitrise mon avenir chaque jour, tout comme vous, n'est ce pas ?

 

Le vieil homme eut un sourire énigmatique. Il détournait son regard. Observant, détaillant les allées des parcs, les bosquets fleuris, les platanes de pierres.

Puis, il fixa de nouveau ses yeux dans ceux de la brunette avant de répliquer d'une voix lointaine.

 

-Oui… C'est ce que je pensais aussi.

 

Il allait rajouter quelque chose. Mais finalement l'homme se leva. D'un bond quelque peu las. Il souffla, marmonnant des injures contre sa vieille carcasse.

Tout ceci, sous les yeux inquisiteurs d'Abby. Elle n'esquissait toutefois pas le moindre mouvement, se contentant de le regarder se mouvoir.

Il se retourna.

Lui fit de nouveau face, avant de s'incliner légèrement. Lui adressant une courbette, suivit d'un magnifique sourire. Puis le vieil homme tapota son veston. Remontant sa manche pour dévoiler à la jeune femme, une montre lourde d'argent.

Abasourdie, décontenancée. Elle lui assena.

 

-Je croyais que vous n'aviez pas l'heure…?


Pensant s'être faite mener en bateau par un fou furieux. Abby sentit tous les poils de son corps se hérisser. Ses yeux de jade fusillaient le vieillard d'un regard noir.

Mais étonnamment, l'homme laissa échapper un petit rire rauque. Avant de lui sourire, et de rapprocher son poignet de son visage. Puis il répliqua.

 

-Regardez de plus près, mademoiselle. Vous verrez la vérité. Une montre n'est pas obligée de fournir l'heure. C'est en cela que je me suis toujours détaché du temps, tout en y étant fermement accroché ! Haha.

 

Le vieux trognon jubilait. Toujours travailler ses effets de surprise. Et pour le coup, c'était gagné.

Abby laissa son regard naviguer vers la montre. Elle détaillait l'objet. Baladant son regard sur le bracelet en breloque lourd d'argent, s'attardant sur le cadran finement ciselé. Puis, elle vit cet assortiment de rouages. C'était une montre ancienne, une comme on n'en faisait certainement plus.

Abby était comme absorbée par cette merveille d'antiquité. Pourtant une chose clochait. En effet, les fines aiguilles métallisés semblaient avoir arrêtés leur infernale course. Aucune de ces flèches ne tournaient. Comme-ci le temps s'était suspendu.

Une question lui brulait les lèvres. Se mordant la lèvre, la brunette dans un mouvement vif, elle redressa son visage. Fixant le vieil homme d'un air dubitatif. Elle céda face à son air énigmatique.

 

-Mais elle n'indique pas l'heure…? Pourquoi conservez-vous une montre qui ne fonctionne pas ?

 

Expirant une grande goulée d'air. Il tapota le cadran.

Avant d'effleurer délicatement du bout des doigts l'encolure du bracelet. Puis il fit rouler entre son index et son majeur la petite bille présente sur le coté.

La tournant dans un sens, puis dans l'autre.

Il faisait ainsi tourner les aiguilles, la plus petite coursant la plus grande, s'entrecroisant, s'entremêlant à l'infinie. Il se jouait du temps. Ce geste si anodin, ne semblait pourtant pas dénuer de sens. Le vieux trognon avait ses raisons.

Lorsqu'il eut finit de la trifouiller. Il répliqua d'une voix sourde.

 

-Et pourquoi pas ? Si je veux, je peux changer l'heure, et les minutes. Je peux faire défiler les secondes. Accélérer, ralentir ou stopper le temps. Avec une montre sans mécanisme viable, je possède le pouvoir de le manipuler. Psychiquement, l'on vit mieux en pensant contrôler, vous ne pensez pas ? Et pis, j'aime bien l'idée de ne pas consulter le cadran pour y discerner l'heure exacte. A quoi bon vivre, s'il faut se soumettre à une loi purement vindicative ? Le temps est partout. Je vous les déjà dis. 

 

Le vieillard renifla un grand coup.

Avant de ponctuer sa tirade, par un geste de la main. Abby le regardait attentivement. Il était étrange ce vieil homme, pourtant, ses propos n'étaient pas dénués de sens.

Du moins, étonnamment elle s'y retrouvait.

Oui. Quelque part, elle aussi veut contrôler des choses. Sa vie principalement. Mais pourquoi s'obstiner ainsi ? Il n'avait pas tord. Le temps nous englobe. Nous n'avons nul besoin de se torturer chaque jour les méninges sur une possible finalité.

Le déclin étant inévitable. Autant vivre pleinement, n'est ce pas ?

Elle planta ses grands yeux de chat dans ceux de l'homme. Il se contentait de la fixer, elle aussi. Un étrange sourire aux lèvres. Il lui fit soudainement penser au chat du Cheshire ou au chapelier fou, d'Alice au pays des merveilles.

Et ses prunelles virent alors, où le vieil homme voulait en venir. La montre semblait en parfait état de marche, jusqu'à ce que l'on observe attentivement le cadran.

Aucune des aiguilles ne se mouvaient. Donc aucune course contre le temps n'était possible. L'objet était aussi désuet qu'il étincelait de brillance. Elle comprit aussitôt.

Il vivait hors du temps.

Cet homme était un voyageur né. Tout bonnement.

Abby secoua sa chevelure brune avec indolence, une brise fraiche lui caressant allègrement le visage. Puis, elle entreprit de sonder de son regard de jade, l'abrupt bleu du vieillard. Scrutant les prunelles bleutés. Elle y décela cette intensité que possédaient les grands hommes de ce monde. Un regard tout en émotion.

Absolument vivant.

Sans un mot, elle lui décocha un énième sourire tout en gratitude et en sincérité. L'homme lui rendit. Tandis qu'il remballait son attirail. Réajustant son veston. Il lui rendit son sourire d'une blancheur éclatante avant de lui annoncer d'une voix lointaine.

 

-Prenez soin de vous, et méfiez vous du temps ! Passé, futur… Ce n'est pas le plus primordial. Le temps le plus important, la seule flèche que vous vous devez de suivre est celle du présent. Seul ce temps compte réellement.

 

Puis l'homme s'en était allé. Sans plus de cérémonie. Souriant de plus belle, et trottinant l'esprit léger.

Il sentit alors l'odeur sucrée de la crêperie. Reniflant, et s'enivrant de ce délicat parfum. Les narines revigorées. Tapotant d'une main agile ses poches de jean, les cliquetis de quelques piécettes le rassurèrent. 

Au loin, personne n'entendit le vieillard marmonner d'un air joyeux. Prononçant, à demi-mot, seulement pour lui même.

 

-Qu'est-ce que tu en dis vieux trognon ? Une bonne petite crêpe saveur de ton enfance, ça te dit ?

 

****

  

Abby avait comprit. Le ballon rouge demeurait fermement dans sa poitrine. Et plus les jours s'écoulaient, plus le temps passé, plus le bonheur l'imprégnait totalement.

Elle le sentait croitre en elle.

Présence réconfortante. Elle semblait s'être réveillée d'un cauchemar. Un long et faramineux voyage. Mais désormais, tout changé. Abby était fin prête à affronter la vie.

Alors en préparant ses dernières valises. Son déménagement imminent. Elle fit ce qu'elle s'était promit.

Une petite vengeance personnelle. Un dernier coup mené dans cette capitale. Histoire de tirer un trait sur ces souvenirs, de tourner définitivement la page sur cette vie-ci.

Sortant une enveloppe en papier kraft de sa besace, Abby l'inspecta légèrement.

Elle avait accroché un petit mot d'adieu sur un de ses strings que l'homme aux yeux d'encre affectionnait tant. Un petit mot qui disait clairement le fond de sa pensée. Sans fioriture.

En lettre dorée, elle y avait inscrit les mots suivants :

 

« Adieu, tes strings  et toi… Vous pouvez allez vous faire foutre.

Signée :

Ton bébé. »

 

Elle rit intérieurement à cette petite fourberie. Bien fait pour lui. Plus jamais elle se forcerait à quoi que ce soit par amour. Pour appuyer ses pensées, la jeune femme entreprit le soin de bien la parfumer, de ce parfum que l'homme appréciait tant, avant de la refermer délicatement.

Puis elle déposa ses lèvres collantes d'un rouge cerise sur la fermeture de l'enveloppe. Teintant ainsi l'enveloppe d'un baiser gorgé du fruit de la revanche.

D'un pas pressé, Abby se posta devant l'étrange boite. Elle souffla, laissant dans ce soupir ces dernières angoisses se tarirent. Puis, armée de son courage, Abby inséra ladite enveloppe dans la boite au lettre de la gare. La sonnerie annonçant son train se faisant entendre.

 

Elle prit la direction du quai B.

En marchant, elle se retourna une dernière fois. Laissant son regard naviguer vers la boite au lettre, y portant une solennelle dernière œillade. Avant de reprendre sa route, un étrange sourire complice aux lèvres. La légère brise matinale lui balayait doucereusement les cheveux.

Elle inspira.

Ingérant le plus possible d'oxygène dans ses poumons. Expira de grande goulée d'air. Avant d'entamer son grand plongeon. Son grand saut.

Son nouveau départ dans la vie. Une quête au combien, prometteuse. Puisqu'elle savait.

Elle savait désormais.

 

La vie est un fruit. Un putain de piment rouge.

Une pomme délicieuse à croquer et ce malgré les pépins s'y logeant. Alors qu'importe que le temps passe, que les années s'écoulent. L'angoisse de l'échec permanent ne la perturberait plus jamais.

Car Abby connaissait le plus important.

 

Seul compte le temps présent.

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